Le site d’Ani, la toponymie d’un poste-frontière, discours performatifs du président Aliyev : enjeux de la construction d’une identité régionale
- Alain Navarra-Navassartian
- 16 juil.
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Alain Navarra Navassartian

Le site du "Daily Sabah", un quotidien turc pro-gouvernemental accessible en plusieurs langues, a publié un article intitulé « La Turquie restaure la première mosquée de la conquête en Anatolie », faisant référence à la Cathédrale arménienne d’Ani, où s'est déroulée la première prière du vendredi après la conquête seldjoukide (1064). Cette publication a suscité une réaction vive parmi les Arméniens, notamment dans la diaspora américaine, ainsi qu'un démenti cinglant de la part du site civilnet, basé en Arménie. Les accusations de traduction erronée et de falsification émergent,révélant un désir urgent d’apaiser une tension latente.
Ce contexte est particulièrement délicat, car il coïncide avec des moments politiques cruciaux, notamment la rencontre prévue entre Nikol Pachinian et Ilham Aliyev le 9 juillet. Par ailleurs, après l'arrestation de Samuel Karapetyan, on exprime clairement des soupçons d'ingérence russe dans les affaires intérieures arméniennes. Au sein du pays comme de la diaspora, les Arméniens sont confrontés à des lignes de fracture entre les partisans du gouvernement et les opposants, entraînant des discussions interminables souvent réduites à des choix binaires. Ces discours, loin d'apporter une véritable unité sociale, tendent à ne renforcer que l'idée d'un ciment culturel, voire spirituel, sans remettre en question les structures de pouvoir en place, laïc ou pas.
Dans ce cadre, il est crucial de reconnaître comment la plupart des narrations, tant au sein de la diaspora qu'en Arménie, alimentent une perception d'intrication entre domination et culture politique, instaurant une dépendance acceptée, voire intériorisée. La question de savoir si la Cathédrale d'Ani sera transformée en mosquée après sa restauration suscite un émoi compréhensible chez les Arméniens, bien qu'il n'y ait actuellement pas d'information officielle à ce sujet. Toutefois, la tendance en Turquie à opérer un glissement sémantique entre les discours et la réalité est bien connue. Ainsi, le site d’Ani reste un enjeu de pouvoir au cœur des nationalismes régionaux.
Archéologie et nationalisme
A l’est de la province de Kars se dresse le site d’Ani, capitale cosmopolite de l’Arménie médiévale sous les Bagratides, plus tard sous souveraineté byzantine,seldjoukide et géorgienne puis abandonnée. Au 19e siècle, elle doit sa redécouverte à l’intérêt de quelques voyageurs et à des marchands curieux et stupéfaits par la richesse du site. Elle entre alors dans les répertoires du patrimoine culturel arménien, sortes d’encyclopédies géographiques en langue arménienne et parfaitement illustré. Lorsque l’étude des ruines s’institutionnalise l’archéologie devient rapidement un facteur de revendication identitaires. La ruine devient un objet politique souvent inscrite dans la trame des conflits. Ani devient un des symboles les plus visibles de la grandeur arménienne et occupe
alors une place importante dans la conscience collective arménienne. Preuve matérielle d’un passé glorieux, incarnation ultime de l’idée de « grande Arménie » les donateurs arméniens seront nombreux, notamment lors des fouilles du Russe, Nikolai Marr. Les fouilles de Marr vont amener des milliers de visiteurs sur le site, le « joyau du Caucase » sera visité entre 1904 et 1914 par plus de 2300 visiteurs chaque année.
Mais Marr, s’il accepte l’argent des Arméniens, met en avant que le site est bien autre chose qu’un site arménien, il doit appartenir à la sphère culturelle, plus large, du Caucase. On commence donc dès cette époque à minimiser le rôle des éléments nationaux dans l’histoire d’Ani. Rien d’étonnant puisque dès l’aube du19e siècle l’archéologie est instrumentalisé par les États pour s’ancrer dans un territoire et apporter une profondeur historique, elle est au cœur de la fabrique des identités impériales et nationales.
Ani est un bon exemple de ce qu’un site archéologique peut générer autour de débats identitaires, volonté de rejet, d’annihilation ou minorisation d’une identité et fabrication d’une autre. L’expérience de la guerre du Haut-Karabagh et la volonté d’éradication de toutes traces de l’héritage culturel arménien dans la région ont laissé un goût amer à la communauté arménienne, sans compter le patrimoine arménien en Turquie passé sous silence, devenu sujet tabou, ayant subi l’inversion patrimoniale pendant des décennies, ou l’abandon. La restauration d’Aghtamar est récente (2007).
Le sujet est donc épineux et les réseaux sociaux arméniens réagissent vite sur le sujet. D’autant plus que l’on passe des documentaires sur des chaines turques ayant pour sujet Ani, on n’y parle pas de la cathédrale, mais de la mosquée Menüçehr, le site d’Ani devient un mythe historique, basé sur des faits mais idéalisés et le mythe des origines est réactivé et en tant que représentation collective il est saturé d’idéologies. Ce qui interpelle dans les commentaires des journalistes, c’est que le récit est fortement turquiste et qu’il ne s’agit pas de prendre en compte tout le passé anatolien mais de faire percevoir ce territoirecomme exclusivement turc. Il ne s’agit pas dans cet article de retracer l’histoire de l’anatolisme en Turquie mais rappelons simplement que le territoire originel deHaute Asie n’est que la métaphore de la Turquie anatolienne, berceau «réel » du peuple turc. Une importante littérature souligne l’enracinement de l’histoire turque en Anatolie, et les phrases de Turgut Özal dans son livre « la Turquie en Europe » de 1988 sont particulièrement intéressantes : « Les Turcs, vivant sur ce territoire depuis mille ans, ont hérité de la culture de toutes les civilisations qui s’y sont succédé depuis la préhistoire. Ils ont fait la synthèse entre l’héritage culturel anatolien, la culture qu’ils ont apportée d’Asie centrale et la religion musulmane. Leur don de la synthèse et leur caractère œcuménique les y a poussés. On trouveaisément l’empreinte de ces héritages dans le tissu culturel turc actuel. Vous-mêmes [les Européens] acceptez comme lieu d’origine de votre propre civilisation la Mésopotamie, où elle fleurit pour la première fois, ainsi que l’Anatolie, le bassin égéen et Rome. Nous avons au moins autant que vous le droit d’adopter ces civilisations comme les nôtres, car elles sont celles de notre terre. En regardant notre histoire de l’intérieur, et non de l’extérieur, on peut dire que nous vivons sur ce territoire depuis les origines des civilisations anatoliennes. Nous avons fait la révolution néolithique. Les Sumériens étaient d’ailleurs un peuple du Touran. Ceux qui ont créé les civilisations anatoliennes étaient des peuples autochtones […]. Les Indo-Européens tels que les Hittites, les Louvites, puis les Ioniens et les Phrygiens ont été assimilés par les peuples autochtones, déjà civilisés. Les Hittites ont réussi à fonder un empire, première union politique anatolienne. Cet empire, ayant la même situation géopolitique que l’Empire byzantin et l’Empire ottoman, connut le même destin. » .Pas de place ici pour l’héritage arménien ou grec. D’autre part l’annexion du royaume bagratide (1045) par Byzance présente un certain avantage: il sera assez facile pour l’historiographie de souligner que les Arméniens furent déjà déportés de la zone par les Grecs, d’ailleurs certains textes précisent que les Arméniens accueillent les Seldjoukides comme des libérateurs. C’est autour d’Ani plus un affrontement turco-byzantin, mais au fil des remaniements des manuels scolaires , des colloques d’archéologie, ou autres textes savants c’est plutôt l’incapacité organisationnelle des Arméniens qui est mise en avant et lorsque l’on cherche plus de précisions le royaume arménien est bien loin d’Ani il se situe dans l’Erran (Arménie actuelle et Azerbaïdjan) donc loin de la Turquie actuelle. Mais on élude les questions sur l’identité de la population autochtone d’Ani, les Arméniens se trouvent englobés dans le vocable « Chrétien ». Lorsque les revendications des diasporas arméniennes deviendront plus pressantes et ne pourront plus être ignorées par les gouvernements turcs, l’archéologie et l’historiographie seront teintées d’idéologie: les Arméniens n’ont jamais eu d’État, presque pas d’existence et leur langue est un emprunt à presque toutes les langues du monde antique.
Nous sommes loin du travail d’archéologie que Michel Foucault appelait de ses vœux, une forme d’ épistémologie dans la mesure où elle reconfigurerait le régime du pensable et de l’énonçable au travers duquel s’énoncerait la réalité historique de l’Anatolie devenue enjeu politique. Nous renvoyons bien sûr les nationalismes culturels dos à dos, mais nous cherchons ici à mettre en avant certains processus ou évènements qui dans un contexte géopolitique et politique donné prennent un sens particulier.
Le site d’Ani prend toute son importance dans un autre contexte, celui du tourisme. Dès 2024 le gouvernement turc voulait accélérer les fouilles de certains sites pour attirer plus de touristes. Pour cela les autorités turques ont décidé d'imposer des chefs de file turcs sur les sites de fouilles archéologiques menées par des étrangers. La lenteur des chercheurs étrangers est mise en cause et le ministre turc d’affirmer que dans 4 ans 45% du site d’Éphèse sera fouillé. Ce qui est à craindre pour le site d’Ani, c’est la même précipitation qui a ruiné le site d’Iznik par exemple, cela a déjà commencé dès 2019, mais les faits n’intéressaient pas grand monde en dehors de la communauté scientifique, le nationalisme passe aussi par les trouvailles des archéologues, notamment les graines et plantes récoltées sur les sites que le gouvernement a décrété propriété de la Turquie et le plus sérieusement du monde un chercheur turc avance que ces graines sont essentielles à l’histoire de la Nation. De nombreux Turcs applaudissent effectivement la saisie, la saluant comme une victoire dans la bataille pour les droits de propriété sur le patrimoine d’un pays. « Les semences et les plantes sont la propriété de l’État et sont aussi importantes qu’un sarcophage ou une inscription », écrit le quotidien Onedio. En dehors du fait qu’il peut effectivement avoir un intérêt scientifique à extraire de l’ADN de ces matières carbonisées pour générer ou inventer de nouveaux types d’aliments, la réponse des autorités s’entenait à un discours nationaliste. Avec des sites emblématiques tels qu’Éphèse, Pamukkale, Göbeklitepe et Hiérapolis, qui attirent chaque année des millions de visiteurs, la Turquie s’affirme comme l’un des hauts lieux de l’archéologie mondiale. Le ministre du tourisme n’hésite pas à donner de sa personne en plongeant au large d’Adrasan sur un nouveau site découvert : « Au point où nous en sommes aujourd’hui, nous sommes un pays qui ne se contente pas de suivre, mais qui donne également des orientations grâce à la méthode scientifique et à la technologie » a déclaré le ministre. « Nous sommes devenus le leader mondial de l’archéologie sous-marine. ». Nos institutions, telles que le musée d’archéologie sous-marine de Bodrum, offrent au public les produits de ces fouilles méticuleuses. Ceramic Wreck attirera également l’attention du monde archéologique et des visiteurs dans un avenir proche. Le processus d’élaboration du projet est terminé. Les travaux de construction débuteront ce mois-ci. Ce musée présentera les objets de Ceramic Wreck et d’autres découvertes sous-marines similaires. Nous prévoyons un aménagement du musée archéologique d’Antalya qui guidera les visiteurs en consacrant une partie à l’archéologie sous-marine. Le tourisme de plongée ne dépend pas seulement de la saison estivale ».
Voilà peut être le premier danger qui guette Ani, une restauration trop rapide dans laquelle la bétonisation aura la part belle comme sur d’autres sites. Mais le site d’Ani a toujours été stratégique dans la consolidation des entreprises impérialistes de la Turquie comme de la Russie. La domination implique la connaissance. La topographie culturelle du site est particulière la proximité physique des monuments chrétiens et musulmans est peu habituelle, entre récit, mythe et contre récit, Ani est devenue un symbole, ville morte ou ville perdue, le site a soutenu différents mythes nationaux dans l’imaginaire des uns et des autres. En 2016, la présentation du comité turc pour l’inscription au patrimoine mondial affirme que « ces ruines étaient la synthèse de la multi-culturalité et était un carrefour entre les cultures Chrétiennes et islamiques ».
La question patrimoniale est un sujet particulièrement intéressant en Turquie, qu’est ce qui est considéré comme patrimoine ? Le patrimoine arménien est encombrant pour lui trouver un enracinement dans un fond ancien commun, et on se doute bien des raisons de cette difficulté. Rappelons-nous de la période allant de 1935 à 1939 durant laquelle plusieurs sites hittites sont mis à jour. Ces découvertes permettront aux Turcs de revendiquer sur le Sandjak une antérioritéface aux Arabes et aux Arméniens. Rien d’officiel pour cette destination de la cathédrale d’Ani en mosquée, mais un faisceaux de faits qui inquiètent sur le tour nationaliste que prennent les arguments autour de cette restauration et de l’ouverture de la frontière avec l’Arménie.
Nostalgies d’empire
Le turquisme, le touranisme ou l’anatolisme ne sont plus des clés aussi essentielles dans la lecture du paysage politique turc mais le nationalisme fait feu de tout bois et des partis comme le YRP (Yeniden Refah Partisi) islamo-conservateur ou le MHP, la plus grande formation d’extrême droite en Turquie avec à sa tête Devlet Bahçeli sont devenus des alliés politiques importants de Erdogan, qui est entré en symbiose avec un électorat conservateur et nationaliste. La devise de l’YRP est assez claire : “YENİDEN BÜYÜK TÜRKİYE” VE “YENİ BİR DÜNYA” İÇİN » Précisant plus loin dans le programme du parti : « d'abord la moralité et la spiritualité, puis la conception d'un nouvel ordre mondial sous la direction de la Turquie et la mise en place d'un ordre juste ». Dans ce paysage politique nationaliste, le président du parti Iyi (bien) Müsavat Dervişoğlu a présenté un projet de loi afin de nommer le poste-frontière arméno-turc du nom de Talaat Pacha, 28députés ont voté pour ce projet de loi, cela semble anecdotique, mais le plus important est le texte de présentation de cette démarche : « Ce changement de nom n’est pas seulement une modification de panneau, c’est l’expression de la volonté du peuple turc de se dresser en maître de son histoire, de ses héros et de sa mémoire, car les peuples qui oublient leurs héros nationaux sombrent dans l’oubli avec le temps. Le changement de nom du poste-frontière d’Alican au nom de Talaat Pacha signifie également qu’un peuple qui se dresse fermement face à l’ennemi grave son identité historique sur ses frontières. » Le texte souligne aussi que cela revêt une grande importance tant pour inculquer une conscience historique aux jeunes générations du peuple turc que pour rappeler la continuité historique de l’État et son « passé honorable ».
Dans une période post conflit compliquée pour l’Arménie et pour les Arméniens, la défaite n’est pas seulement un phénomène militaire, elle est aussi plus largement, un moment qui révèle les ruptures et les continuités et provoque une multitude de comportements. La guerre des 44 jours, et ce qui a suivi, le montre bien, le fait qu’une partie de la population arménienne ait douté des fonctions régaliennes au sein d’un conflit citoyen/État qui dépasse la simple revendication démontrent combien la manière de « consentir à la défaite » est essentielle. A-t-on entrevu une organisation de la collectivité ou une idée de la collectivité acceptable après ce cataclysme ? On a voulu ignorer qu’un État perdant et signant une capitulation ne conserve pas les mêmes moyens matériels et symboliques tout en éloignant la notion de responsabilités pour laisser place aux « féodalités concurrentes » ce qui entraine dans le camp arménien aussi bien qu’en diaspora de constantes revendications de reconnaissance et en l’absence de communication valide de l’État arménien, une partie des communautés arméniennes comme des Arméniens voient dans le processus de paix une soumission, plus qu’un désir d’apaisement, à l’Azerbaïdjan et à son allié turc. Des limites doivent être acceptées de part et d’autre, et respectées de manière plus ou moins constante, si l’on veut une paix qui n’implique pas la soumission pure et simple. Il est évident que l’espace d’activités politiques varie considérablement d’une société à une autre et que chaque société engendre sa propre conception de gouvernement, mais il semble manquer aux dirigeants arméniens la connaissance du spectre d’attitudes qui entre dans le champ des stratégies d’arrangement après une défaite. Les servitudes qui semblent volontaires apparaissent comme les pires à la société touchée par la défaite.
Les diverses atteintes au patrimoine arménien (destruction d’églises, effacement des épigraphies, colloques à visée révisionniste, etc.) ont entrainé des fractures et des ressentiments dans la société arménienne et dans les diasporas et des questionnements sur le processus de paix.Sur quoi se fonde une coexistence pacifique ? Une paix réelle dépend du régime politique en vigueur dans les États, qu’en est-il donc des régimes autoritaires ou félons comme l’Azerbaïdjan qui bafouent le droit international qui est censé garantir la paix ?
L’espoir, l’humiliation, la peur et d’autres émotions ont traversé les sociétés arméniennes d’autant que pour Aliyev cette guerre est devenue un instrument au service de l’État azerbaïdjanais et la signification politique du conflit transcende la seule dimension militaire. Le sentiment d’hostilité ne semble pas s’arrêter malgré les allégeances et les efforts fait par le gouvernement arménien.
D’autant plus qu’au cours de rencontres les discours des présidents Aliyev et Erdogan ne pouvaient qu’inquiéter, ironie du sort le 28 mai 2025 était inaugurél’aéroport de Latchin dans l’ancien corridor du même nom, à la veille du sommettrilatéral avec le Pakistan. Nous ne nous attarderons pas ici sur les liens historiques qui lient la Turquie et le Pakistan avant même que celui ne deviennent indépendant mais au-delà du fait historique ce sont les discours prononcés et les interviews des trois personnages politiques qui nous intéressent.
C’est tout d’abord le discours de Muhammad Sharif, premier ministre pakistanaisqui attire l’attention sur le leadership de la Turquie reconnu par lui comme une grande réussite dans le concert des Nations musulmanes, et de souligner un « même climat de civilisation », ce à quoi Erdogan répondra par un passage sur le nombre d’habitants que représentent les 3 pays : 350 millions d’habitants mais aussi sur la capacité économique de 1,3 trillions de dollars. Quant à Aliyev, il proclame que les trois pays ont toujours défendu la souveraineté, l’intégrité territoriale et la justice. Tous soulignent un ensemble de liens complexes qui fonde le sentiment d’appartenance commune, il s’agit en fin de compte d’une construction politique. Le corridor médian et le corridor nord-sud, tout comme l’Inde seront au centre des discussions mais ce que nous retenons pour cet article ce sont les actes discursifs autour du lien ancré dans l’histoire et les idéauxpartagés qui lient les trois pays. Toute ces démonstrations très bien orchestrées voulaient aussi démontrer que cette rencontre améliorait la coopération dans lemonde islamique, le Pakistan devenant l’exemple parfait de réussite pour une Turquie qui se voudrait leader des relations commerciales et financières du monde islamique, les discours de Latchin étaient une mise en bouche de celui du 30 mai 2025 à Istanbul. Le 4 juillet 2025 se tenait à Stepanakert (Khankendi) au Haut-Karabagh le sommet de l’OCE, là encore l’habillage culturelle de la violence retenue était parfaitement mis au point : discours sur la libération des terres occupées, divers projets que se tiendront à Choucha (Chouchi), photos de voyageurs à Fizouli, Chouchi et clou du spectacle l’Américain Charles Veley qui prétend au titre de « plus grand voyageur du monde » a guidé dès le 10 juillet un trek dans le Haut-Karabakh.
Conclusion
Le site d’Ani, le projet de loi sur la toponymie du poste frontière, les actes discursifs du président Aliyev ces dernières semaines, tout un faisceau d’informations qui parcourent le monde arménien et qui peut sembler anecdotiquepour certains, mais ce sont les réactions que ces nouvelles suscitent qui sont importantes. Elles révèlent, en tout premier lieu, le choc moral qu’a suscité la guerre des 44 jours et le processus mis en place pour arriver à un accord de paix. Si nous scrutons les réseaux sociaux, les prises de parole ou les articles des différents acteurs diasporiques et arméniens aux USA comme en Europe nous nous engageons dans l'exploration des sentiments moraux, que nous entendons comme une interaction entre une émotion et un jugement de valeur, souvent en lien implicitement ou explicitement avec des normes éthiques et des conceptions du bien commun. C’est la relation à l’action politique, ainsi que le contexte du conflit et de l’après-conflit, qui influencent l’expression de la mobilisation de ces sentiments moraux. Les actions entreprises par certains personnages publics en Arménie (qu'elles soient justifiées ou non) résonnent au sein de la population, car elles soulèvent des questions de justice, d’injustice et de responsabilité, particulièrement en cette période de « ni guerre ni paix ». Il s’agit moins de chercher des coupables (comme la guerre pourrait inciter à le faire) que de comprendre le rôle de l’organisation politique dans la gestion des cadres d’injustice. Le « coup d'État » manqué, largement relayé par certains avec une multitude de détails, frôle parfois le soupçon, sans jamais être examiné dans le contexte où émerge le sentiment antigouvernemental de certains. De plus, l'attaque maladroite et inappropriée contre l'Église divise davantage les communautés arméniennes. En ce qui concerne l'analyse de ce « coup d'État », une journaliste renommée fournit une description détaillée des écoutes concernant l'évêque incriminé, tout en louant l'action des services secrets arméniens. Lesimages circulant sur l'armement de l'évêque semblent tout aussi ridicules, et pour argument-massue, le terme « nationaliste » est appliqué à tous ceux qui contesteraient ou mettraient un doute sur les faits, l’Eglise elle-même est qualifiée de « nationaliste ». Le terme en devient injurieux et on pense à la phrase de Samuel Johnson : « Le patriotisme est le dernier refuge d’une canaille. » L'objectif n'est pas de défendre un point de vue particulier, mais plutôt d'observer comment l'expression d'un ressenti se mêle à une argumentation morale, tout en s'inscrivant dans des cadres idéologiques qui légitiment les modalités d’engagement des uns et des autres et aident à donner sens à la situation. On aboutit à une scission dans une société arménienne et diasporique fracturée, tout en appelant à ne pas oublier « la Nation » arménienne. Il serait intéressant de voir ce que l’on entend, aujourd’hui, par Nation arménienne.
Les mouvements de contestation au cours des deux dernières années présentent une dimension interactive qui doit être examinée en contexte, en tenant compte non seulement de l'environnement politique, mais aussi des aspects sociaux et économiques. La conflictualité intrinsèque à ces mouvements découle de leur aspiration au changement social, et pas uniquement politique. Dans le cas du conflit avec l'Église, le gouvernement se retrouve face à des groupes qui partagent un ensemble d'opinions et de croyances, exprimant des préférences pour la transformation de certains éléments de la structure sociale.
Cependant, on peut se demander si ce changement est réellement orienté vers le progrès, ce qui constitue une question cruciale. Il est évident que l'insatisfaction peut souvent se traduire par un désir de revenir à un état passé, idéalisé. Cela dit, il s'agit néanmoins d'un mouvement social, et il serait irrationnel de l'ignorer dans l'analyse de l'action publique en le marginalisant ou en considérant qu'il représente simplement des moments chaotiques.
On observe également un certain atavisme au sein des communautés arméniennes et du gouvernement, tendant à simplifier les configurations sociales et politiques. Cette tendance donne l'impression désagréable que l'ordre socialarménien et diasporique est réduit à une assemblée de traîtres, de collaborateurs ou de victimes, rendant difficile toute réflexion sur l'évolution du système politique dans un tel cadre
La défaite a un coût, et dans plusieurs de nos articles, nous avons tenté de mettre en lumière les processus qu'elle entraîne ainsi que les mesures nécessaires à mettre en place, telles que des stratégies d'arrangement et les divers niveaux de consentement à cette défaite. Le recours à la confidentialité a été fréquent durant le conflit, et la communication qui a suivi, souvent lacunaire ou maladroite, n'a jamais évoqué une véritable transparence de la part du gouvernement. Il est essentiel de faire une distinction entre la transparence qui vise à répondre aux exigences légales et celle qui a pour but de satisfaire les préoccupations des citoyens ordinaires. Quels types d'informations devrait-on fournir aux citoyenspour restaurer la confiance envers un gouvernement dont le capital symbolique est, de toute évidence, remis en question après la perte d'une guerre ? La crise avec l’Église est l’exemple parfait d’une communication toxique, qui conduit à une frustration croissante de la population et à la rupture de toute collaboration saine et c’est une mise en péril d’un fragile équilibre. L’inversion, la provocation, le reproche, la disqualification et la contrainte puis l’emprisonnement sont des outils dangereux à manipuler dans une période ou la cohésion sociale est un des critères de puissance d’un pays. La façon de gérer un gouvernement est logiquement influencée par la culture ambiante du pays et il en va peut-être de même des discours politiques ? Mais il serait bon que la mise en discours de l’action politique c’est à dire de sa visibilité tienne compte de ceux à qui il est destiné : les citoyens arméniens car cela relève aussi d’une approche matérielle des pratiques étatiques.
Vouloir un État-Nation est louable mais on a parfois le sentiment qu’il ne s’agit que d’une fiction contractuelle. Cette tentation consiste précisément à souhaiter que le droit remplace le réel pour réaliser la logique de l'État-nation, qui, dans sa définition globale, stipule que l'État doit servir non seulement l'intérêt général du peuple, mais également l'intérêt individuel. Inversement, cela implique que la nation et chacun de ses membres doivent également être au service de l’État. Laconception élective de la nation ne néglige pas l'histoire, au contraire, elle en a besoin et cela est d'autant plus vrai aujourd'hui, alors que le droit ne peut plus remplacer le réel dans la logique de l'État-nation. La question qui se pose alors est la suivante : quel est cet « héritage que nous avons reçu en partage » ? Et comment développer une nouvelle identité collective après le séisme que représente le conflit ? Quant à l’appel vibrant à la Nation arménienne que le conflit entre le gouvernement et l’Église a suscité, il serait intéressant de savoir à quel type de nation on se réfère : une communauté effective définie par une éthique collective, une fiction politique voire idéologique, le cadre pour une action démocratique dans les communautés, etc. ? La variété des conceptions de la nation se distingue clairement de la cohérence idéologique du nationalisme, qui se caractérise par sa simplicité.
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