Déplacés, réfugiés de l’Artsakh. Le récit des effacés. Ne pas penser ce qui advient.
- Alain Navarra-Navassartian
- 21 sept.
- 16 min de lecture
Alain Navarra-Navassartian, PhD sociology, PhD art history

Le pré-accord de paix signé le 8 août 2025 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qualifié par certains de « paix de droit », mais qui est avant tout une paix par transaction au sens de bargaining: compensations, concessions, décision paquet, etc., a sorti de l’espace narratif des conséquences de la guerre, les réfugiés et les prisonniers de guerre arméniens du Haut-Karabagh. Toutes figures qui fracturent les règles de pouvoir et de vérité pour pouvoir aboutir à cette signature. Figures dérangeantes dans les fictions axées autour de l’idée d’un sens politique, social et économique homogène. Bertrand Badie, dans son ouvrage sur l’art de la paix, se demande si tout principe de paix peut se réduire à une transaction qui finit par réduire au silence les minorités. Une trêve plus qu’une paix ? « Un accommodement de puissance » ? L’histoire détachée du vécu des acteurs soumis à l’injonction d’une fin présentée comme libératrice et signe d’un mouvement vers le progrès. Dans une perspective critique inspirée de Walter Benjamin, il convient de remettre en question la conception linéaire et téléologique de l’histoire fondée sur l’idée de progrès.
L’expérience historique du peuple arménien du Haut-Karabagh se trouve ainsi occultée par
l’imposition d’un récit où la « paix transactionnelle » est présentée comme l’expression d’un progrès nécessaire et inéluctable. Cette configuration révèle un impensé sociologique : le rétrécissement du champ de l’action possible par l’imposition d’une rationalité historique externe. L’histoire conçue comme progrès se construit essentiellement du point de vue des vainqueurs et des groupes dominants, ce qui conduit à une forme d’hégémonie symbolique. Elle produit une aliénation sociale en ce sens que les acteurs sociaux cessent d’être les sujets de leur propre expérience historique : ils deviennent des objets instrumentalisés par un métarécit qui leur échappe. Dans cette perspective, l’individu se trouve soumis à une structure temporelle qui le dépasse – celle du temps homogène et vide – où le devenir collectif est prescrit par une logique de domination inscrite dans les institutions et les représentations sociales.
Les réfugiés d’Artsakh n’ont pas vécu une trajectoire d’exil rectiligne et bien balisée, un
recommencement, un départ vers un ailleurs choisi délibérément, il s’agit du résultat d’un nettoyage ethnique, une population qu’une majorité des acteurs internationaux semble laisser dans un espace d’abandon. Un droit au retour hypothétique par bien des aspects pour des individus qui ne sont « qu’un résidu de pouvoir » pour paraphraser Foucault. Il reste donc dans le champ de l’humanitaire la figure de l’Arménien victime par définition, vaincu dans une continuité-éternité, image finalement rassurante pour la plupart. Les victimes de ce nettoyage ethnique que la conception progressiste de l’histoire tend à occulter, réapparaissent comme un « refoulé » au sein des dynamiques sociales en Arménie et en diaspora. Elles constituent en réalité la condition de possibilité de la répétabilité sociale du processus de victimisation. Autrement dit, l’oubli structurel des victimes inscrit dans l’historicisme progressiste nourrit la reproduction des logiques de domination et de souffrance, mais cela nous est présenté comme une finalité émancipatrice ; leur effacement engendre une répétition inconsciente des échecs et des souffrances collectives, produisant un blocage structurel de l’histoire. Cela fonctionne comme une instance abstraite qui applique son schéma linéaire à la matérialité des expériences sociales. Cette logique implique l’abandon des victimes dans la structure même du progrès historique : elles sont exclues du récit dominant, ce qui perpétue leur invisibilité et reproduit une aliénation mémorielle et politique. L’intention d’hostilité du gouvernement azerbaïdjanais s’arrêtera-t-elle pour autant ?
Réfugiés, déplacés, migrants de guerre, migrants contraints, migrants invisibles
L’accueil de ces réfugiés a posé de nombreux problèmes à l’Arménie en premier lieu, des
infrastructures non adaptées à cet afflux de population, d’ordre économique: comment
intégrer cette population dans un bassin d’emplois assez restreint, psychologique : une
partie de la population reprochant aux Artsakhiotes les aides reçues et pour finir politiques et géopolitiques. Les Arméniens du Haut-Karabagh ont certes des passeports mais avec le code 070 qui souligne qu’ils ne sont pas des citoyens arméniens. Ils doivent choisir entre la citoyenneté arménienne et un statut spécial. Depuis juin 2024, ils sont obligés d’avoir la
citoyenneté arménienne pour obtenir une aide au logement par exemple. Le dilemme est là : accepter le statut de réfugiés et garder un dernier lien avec l’Artsakh dans l’espoir d’un
retour ou devenir citoyen arménien, une position plus sécurisée avec d’autres difficultés :
trouver un emploi, s’insérer dans un tissu social parfois hostile, surmonter les difficultés des démarches administratives parfois absurdes qui poussent certains à prendre un avocat,
coûteux pour beaucoup, mais qui permet de surmonter des directives simplistes de
L’administration ignorante, souvent, des conditions de vie des réfugiés.
Cet afflux de population pourrait être une chance pour le pays au niveau démographique :
population vieillissante, baisse du taux de natalité, immigration et la perte de 5000 jeunes
hommes et hommes jeunes, malgré une politique familiale mise en place par le gouvernement comme les allocations familiales ou l’abaissement du seuil d’admissibilité
aux prestations sociales. Il faut aussi souligner la réduction des financements internationaux, comme l’aide américaine au travers de l’USAID en janvier 2025 qui n’a certainement pas aidé le gouvernement arménien à mettre en place des solutions pérennes pour les réfugiés d’autant plus que les tensions sociales grèvent leur implantation en Arménie : on leur reproche les aides mais aussi d’alimenter le réseau pro-russe, les femmes se heurtent à la discrimination de genre, sexisme ordinaire d’une société patriarcale. Il faut souligner que beaucoup de réfugiés étaient dans un premier temps des femmes seules avec enfant(s). Il y a des programmes de relogement avec certificat d’achat ou de construction, mais dans les zones du sud et de l’est du pays, proches des zones de conflictualité. Tabler sur le fait que les réfugiés sont majoritairement des ruraux et trouveront donc dans ces zones un environnement favorable à un recommencement est de prime abord judicieux mais on peut comprendre qu’après avoir tout perdu cette population est peu encline à s’installer dans ces zones frontalières à risque. Mais comment pourrait-elle croire qui que ce soit ? Alors que leur héritage culturel, leur territoire, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, leur existence sont sans protection ou défenseur, quant au droit de retour, il semble être passé aux oubliettes ou au bon vouloir d’un autocrate qui a fait du sentiment anti-arménien un outil de politique intérieure. Ils se meuvent donc dans un espace de dissolution de toutes traces de leur existence. Comment ce départ forcé pourrait-il être un symbole de possibilités ? Tout comme la défaite fut présentée comme un outil positif d’évolution nécessaire sans aucune analyse valide de ce que change une défaite au niveau même des structures étatiques et des pertes symboliques. Les politiques du silence obligent les réfugiés à l’abandon de la mémoire qui est pourtant l’enseigne de bien des communautés arméniennes et l’unique objet politique de ces dernières. « Une paix de droit » aux yeux de certains, malheureusement parmi les seules voix entendues et autorisées d’une communauté dont la boîte conceptuelle apparaît bien appauvrie. C’est donc l’énonciation des faits comme un procès totalitaire du sens de l’histoire. Que les réfugiés et autres « hurluberlus » idéalistes dont nous faisons partie ne dérangent pas ce concert moderniste et progressiste. Mais l’histoire ne doit-elle pas être comprise comme un processus de transformation sociale dans lequel les acteurs ne sont pas de simples produits des structures mais des sujets capables d’auto-apprentissage et de praxis émancipatrice? Penser l’histoire uniquement comme déroulement mécanique conduit à sa répétition aliénée : elle reconduit les logiques de domination sous la forme d’un progrès illusoire. Ainsi, toute prétention à une vérité historique définitive ou à une réalisation totale du progrès constitue un mensonge idéologique, une forme de rationalité instrumentale qui neutralise la praxis critique. L’histoire doit au contraire être pensée comme un processus ouvert, où les blocages structurels peuvent être surmontés par la capacité collective à produire des dispositifs de résistance et de réponse à la souffrance sociale. L’histoire ne devient praxis qu’à partir du moment où les victimes cessent d’être refoulées et où les acteurs, par leur réflexivité et leur action collective, réintroduisent la mémoire des souffrances passées dans la construction du présent. L’histoire des réfugiés comme celle de la présence arménienne dans le Haut-Karabagh doit donc devenir une histoire sans témoins pour ne pas déranger l’ordonnancement des concessions, compromis ou compromissions des acteurs face au pouvoir. Il reste à proposer le concept fourre-tout de résilience et d’accepter le décalage entre une rhétorique universaliste des principes occidentaux et la poursuite particulariste des intérêts géopolitiques, économiques et autres.
Nous sommes encore loin du concept « d’une paix humaine ». La paix se constitue d’abord comme une relation sociale fondée sur la reconnaissance, la confiance et la régulation des interactions, avant d’être institutionnalisée sous forme de dispositifs politiques. Autrement dit, elle est d’abord un produit des pratiques et des dispositions des acteurs sociaux, avant de devenir un objet de formalisation étatique ou diplomatique.
Mais les instances internationales ne sont pas aussi généreuses que les grands principes auxquels elles prétendent donner corps. Quelle solidarité sur le long terme a été envisagée pour cette population de réfugiés?
L’aide humanitaire ne peut être réduite à sa dimension altruiste : elle comporte une face
cachée qui en fait un levier d’influence, un instrument diplomatique et un enjeu financier.
Dans le cadre de l’accord de paix, l’aide apportée par Donald Trump illustre cette
ambivalence : elle fonctionne simultanément comme démonstration de puissance, stratégie
de visibilité médiatique, affirmation d’intérêts économiques et outil de positionnement
géopolitique. Dès lors, il serait réducteur d’imputer au seul gouvernement arménien la
responsabilité de l’abandon des réfugiés, dont la présence est perçue comme une charge
sociale et politique. La dynamique s’inscrit dans une logique plus large de rapports de force
internationaux, où l’aide humanitaire sert de médiation entre intérêts matériels et enjeux
symboliques, rappelons encore une fois l’arrêt de l’aide américaine en janvier 2025.
La politique de Trump, la diplomatie américaine ou la politique économique n’ont pas
provoqué de représailles significatives à l’exception de la Chine, cela illustre la
recomposition asymétrique du système international. Les effets de cette politique doivent être analysés non seulement dans leurs retombées immédiates (distorsions commerciales, repositionnement des acteurs économiques, etc.), mais aussi dans leurs conséquences systémiques : redéfinition des hiérarchies internationales, tensions dans la gouvernance économique mondiale et recomposition des interdépendances financières. Trump le meilleur des partenaires ? Tous les pays ne sont pas l’Inde qui en son temps a su habilement recevoir des fonds de l’URSS et des USA tout en échappant aux conditionnalités militaires et diplomatiques des donateurs, malgré une grande dépendance dans les années 1960. Autre temps.
Coordination, efficacité de l’aide et « management impression »
L’exemple des réfugiés de l’Artsakh illustre les effets négatifs que peut produire la fragmentation des dispositifs d’aide — qu’ils soient internationaux, nationaux ou diasporiques — lorsqu’ils manquent de coordination. Cette désarticulation, accentuée par des disparités sectorielles, engendre des goulets d’étranglement dans l’acheminement et la gestion des ressources. Dans certains cas, la mise en place de dispositifs coordonnés peut partiellement compenser le déficit de légitimité politique consécutif à une défaite militaire, ainsi que l’affaiblissement de la crédibilité morale ou des compétences administratives de la classe dirigeante.
Dans cette perspective, la gestion de la solidarité ne relève pas uniquement d’un impératif moral, mais constitue un enjeu central de développement et de structuration de l’espace politique. Toutefois, le sort des réfugiés de l’Artsakh ne s’inscrit pas dans un espace public délibératif où différents points de vue pourraient s’affronter et produire des définitions partagées de la situation. Au contraire, il se situe dans une « structure de contraintes » qui oriente, canalise et prescrit les conduites des différents acteurs impliqués dans la protection des réfugiés.Ainsi, l’aide humanitaire et diasporique ne se limite pas à une fonction de soutien matériel : elle agit comme un instrument de régulation sociale et politique, révélant les tensions entre solidarité, légitimité et domination dans un contexte de crise.
Au-delà de la question matérielle de l’aide aux réfugiés, la situation révèle un enjeu central de politique intérieure et extérieure pour le gouvernement arménien. La gestion de « l’impression » (au sens goffmanien du management of impression) apparaît ici comme une dimension constitutive de l’action politique : un gouvernement doit construire, par son discours et sa mise en scène, une représentation crédible de son rôle. Or, l’absence de prise de parole le 8 août 2025 sur le sort des réfugiés, ainsi que l’absence de perspectives, même hypothétiques, concernant un éventuel retour, traduisent un déficit de mise en récit de la situation.
Le discours politique, fortement contextualisé par les conditions de la signature de l’accord, ne peut être réduit à un simple outil rhétorique : il constitue un instrument de médiation sociale, permettant de tisser du lien symbolique dans une société fragmentée par la guerre. Parce qu’il est toujours historiquement et socialement situé, il ordonne une vision du monde, il institue des significations partagées et définit les contours d’une mémoire collective. Dans ce cadre, ce ne sont pas seulement les concepts abstraits, mais bien les mots eux-mêmes qui agissent comme opérateurs de pouvoir symbolique, capables de façonner les représentations collectives.
Un discours « monolithique », qui n’expose qu’une seule possibilité interprétative à connotation exclusivement positive ou négative, s’avère inadapté à la situation actuelle de la société arménienne. L’enjeu réside dans la capacité des élites politiques à déployer un répertoire discursif pluriel et stratégiquement ajusté, afin de reconstruire une légitimité fragilisée et de restaurer une cohésion sociale ébranlée par le cataclysme de la guerre. L’environnement d’action (contexte,situation, circonstances, etc.) tient une place déterminante dans l’analyse mais la situation de la société arménienne et par ricochet des diasporas l’est tout autant, car il s’agit d’éviter de donner à penser que cette paix ne soit autre chose qu‘une servitude, il y dans la paix une dimension sociale dont on ne peut faire abstraction, il s’agit bien de préparer les populations à la paix. Car la marchandisation généralisée ne fait pas oublier certaines déclarations d’Alyiev d’avant la signature. La communication n’est pas un outil miracle, mais il faut l’émanciper de l’unique question médiatique car c’est aussi une conception du pouvoir politique agissant sur la société civile. Il s’agit bien de retrouver l’enjeu du lien et du récit commun qui a été perdu en partie, ici et là-bas. Personne ne doute encore de la force de socialisation du commerce qui garantira la survie de l’Arménie, mais Aliyev rappelait assez souvent que l’économie libérale, le libre échange ou la mondialisation ne vont pas obligatoirement de pair avec la paix ou la liberté.
Élites et leadership national et diasporique : les choix de cadrage de la réalité
Les cadres sont ce qui organise l’expérience et la perception des individus et guide leurs
actions quotidiennes, leur manière de percevoir les évènements de leur environnement et
les principes à partir desquels on comprend et interprète les différentes situations
rencontrées dans leur vie quotidienne et ainsi pouvoir leur donner un sens. Le cadrage joue
un rôle essentiel dans la définition et la diffusion des significations et agit ainsi sur la façon
dont les individus interprètent la réalité.
La « fabrique de la paix » occidentale, entendue comme un ensemble d’instruments
institutionnels, diplomatiques et discursifs visant à normaliser la conflictualité, ne saurait à
elle seule produire les conditions de pacifications au sein d’une société historiquement marquée par l’expérience des violences de masse (massacres hamidiens, génocide de 1915, progroms de Bakou et de Soumgait). Le cas du génocide de 1915 illustre comment la banalisation, la tolérance sociale et le révisionnisme se sont inscrits durablement dans la mémoire collective et dans les structures symboliques de la société. Nous entendons ici la mémoire collective au sens de Paul Ricoeur : « l’expérience personnelle dans son autonomie et de la dimension métapersonnelle de l’expérience collective avec laquelle elle est étroitement liée » (jeffrey Barash). L’épreuve du sacrifice de 5000 hommes et l’exode des Arméniens de l’Artsakh constituent ainsi des expériences sociales de la dépossession qui limitent l’efficacité d’une pacification exogène, perçue comme déconnectée de l’histoire vécue et des souffrances accumulées.
La responsabilité des élites arméniennes ne s’inscrit pas dans la continuité des prédations
des régimes précédents mais plutôt dans une incapacité à mobiliser une compétence
communicationnelle (Habermas,1981) qui permettrait de rompre avec la naturalisation de la violence systémique produite par l’ordre international. L’absence d’un discours politique
original, capable de transcender les logiques gestionnaires du néolibéralisme, témoigne
d’une reproduction de la domination symbolique (Bourdieu, 1994) où le langage du pouvoir ne fait que reconduire les formes de dépendance cognitives et politiques. Mais il ne s’agit pas uniquement de la classe politique arménienne, il serait aussi intéressant de voir
comment les élites diaporiques n’offrent pas plus d’instruments permettant de rompre avec
les déterminismes historiques et sociaux. L’absence d’un discours porteur de sens - fondésur la véracité, la transparence ou la mise en circulation d’informations fiables- laisse la population arménienne et une partie de la diaspora dans un état de désarroi collectif.
L’ascendant des élites diasporiques réside dans leur capacité à produire et à imposer un
projet sociopolitique et culturel qui articule des dispositifs institutionnels hérités à des
pratiques traditionnelles et qui fonctionne comme une matrice de légitimation et de
reproduction symbolique. Précisons ce que nous entendons par élite : Dans une acception
restreinte, l’« élite » désigne l’ensemble des acteurs sociaux occupant des positions
dominantes dans l’espace social, et plus spécifiquement ceux qui détiennent des ressources de pouvoir significatives. Ces élites peuvent être différenciées selon les champs où elles exercent leur influence — politique, économique, administratif, médiatique ou intellectuel. La notion d’élite, si elle est largement utilisée dans le sens commun, oscille entre une valorisation apologétique (vision méritocratique de la réussite et de l’exemplarité) et une perspective critique (dénonciation de la concentration du pouvoir et de la reproduction des privilèges).
Ces élites s’imposent ainsi comme des unités analytiques fondamentales pour saisir les
dynamiques diasporiques, dans la mesure où elles structurent les conditions de possibilité de l’action collective. Toutefois l’absence de dispositif démocratique et la monopolisation de la parole public par un groupe restreint entraîne un déficit de légitimité procédurale. Le refus, dans bien des cas, d’une institutionnalisation d’espaces de délibération pluraliste, où
l’expression des dissensus pourrait se déployer, engendre un régime d’identification contrainte. Certains segments des diasporas françaises intériorisent un sentiment de dépossession de leur représentativité. Encore une fois cette situation renvoie à une situation de domination symbolique qui convient de moins en moins à un ensemble d’individus en diaspora dont les plus jeunes générations. La délimitation implicite de ce qui peut être énoncé ou non, la monopolisation des ressources discursives et organisationnelles par les fractions les mieux dotées en capitaux sociaux et culturels, conduisent à une confiscation de la parole publique. Celle-ci engendre en retour un affaissement de la mobilisation collective et une réduction du champ des possibles.
Le champ communautaire, bien que traversé par des transformations, demeure structuré par des rapports de force qui tendent à sa monopolisation. La réification du groupe apparaît dès lors comme l’horizon pratique et cognitif des entrepreneurs ethnopolitiques arméniens, bien que cette logique ne soit pas exclusive au registre de l’arménité. Les conséquences de la guerre conjuguées à certaines incohérences des acteurs étatiques et diasporiques révèlent le caractère fictionnel du récit politique d’après la défaite, relayé par une partie des élites en diaspora. Ce narratif a favorisé la rigidification des catégories intra-communautaire, l’activation récurrente de référentiels culturels sans grande innovation et la cristallisation de schémas cognitifs lesquels se traduisent, au plan organisationnel, par la routinisation des pratiques et la naturalisation des savoirs.
Conclusion
Nous avons souligné à maintes reprises après l’enquête sociologique menée en 2023, le
danger de désaffiliation qui pouvait survenir si on ne tenait pas compte des changements induits par la guerre et ses conséquences. La désaffiliation, appliquée à une communauté
diasporique, peut être comprise comme un processus de rupture progressive ou brutale du
lien social qui relie un individu à son groupe d’appartenance. Elle renvoie à une dynamique
de distanciation vis-à-vis des normes culturelles ou sociales et des réseaux relationnels qui
assurent la cohésion de la diaspora. Dans cette perspective, la désaffiliation n’est pas
seulement un retrait individuel : elle traduit un affaiblissement des mécanismes d’intégration et de reconnaissance qui fondent l’appartenance communautaire. Elle peut se manifester par la perte de participation aux institutions communautaires (associations, églises, réseaux militants), par un désengagement des pratiques culturelles ou encore par un effacement symbolique du sentiment d’identité partagée. La désaffiliation devient alors un indicateur sociologique de fragilisation de la cohésion diasporique et de redéfinition des formes d’appartenance collective.
La construction de légitimité et notamment la légitimité du leadership en diaspora ne repose pas uniquement sur des institutions formelles mais aussi sur le capital symbolique, la guerre et les suites du conflit ont révélé des clivages et des lignes de fracture dans les diasporas arméniennes mais ont aussi révélé que les diaspora fonctionnent, à présent, comme un espace polycentrique créant une mosaïque plus qu’une hiérarchie unique, traduisant une transformation du capital légitime et l’évolution d’une logique communautaire vers une logique en réseau, polycentrique et hybride. Reste à savoir si on entendra, comprendra et analysera les processus qui se sont mis en place depuis 2020 .
Les grands absents de la « paix de droit » évoqué par un journaliste d’origine arménienne cesont bien les réfugiés, les oubliés de cette paix comme les prisonniers toujours retenus à
Bakou. La paix ne peut être définie uniquement comme la cessation des hostilités armées :
elle implique la construction et le maintien d’espaces sociaux et politiques ouverts à la
critique du pouvoir. Sa consolidation suppose l’existence de mécanismes de réflexivité
collective, de contestation légitime et de délibération publique, capables de limiter les
formes de domination. En l’absence de tels mécanismes, la paix se réduit à une pacification
imposée, c’est-à-dire à la reproduction silencieuse des rapports de force établis. Cette
problématique rejoint les débats autour de la géopolitique, discipline largement mobilisée
par les élites intellectuelles de la diaspora française. Dans cette perspective, l’enjeu n’est
plus seulement d’examiner la répartition des emprises territoriales, mais aussi d’analyser les flux — économiques, migratoires, culturels, informationnels — et les rapports de force
qu’ils engendrent. Comme tout savoir, la géopolitique est historiquement située : les cartes, les représentations de l’espace et les raisonnements qui en découlent sont imprégnés
d’histoire et reflètent les structures sociales qui les produisent. Loin de reposer sur des lois
universelles, les rapports entre espace et politique sont variables dans le temps, dépendant des transformations des acteurs, de leurs relations et des formes de domination qu’ils instituent. Dans cette optique, l’étude des rivalités de pouvoir sur un territoire et de la
capacité d’une puissance à se projeter au-delà de ses frontières ne relève pas uniquement
d’une logique stratégique, mais d’une analyse sociologique des systèmes internationaux
envisagés comme configurations dynamiques, façonnées par des acteurs multiples, des flux
transnationaux et des rapports de domination inégalement distribués. La géopolitique
illustre pleinement ce processus. Loin d’être un savoir « objectif », elle constitue un champ
intellectuel traversé par des luttes de légitimité, notamment entre élites académiques,politiques et médiatiques. Appropriée par des fractions spécifiques de la diaspora ou des classes dominantes, elle opère comme un instrument de pouvoir symbolique en définissant ce qui compte comme problème géopolitique, quels acteurs sont légitimes à intervenir, et à quelles échelles les rivalités doivent être analysées. Le cas des réfugiés d’Artsakh et, plus largement, de la société arménienne post-conflit illustre la manière dont la paix et la géopolitique s’inscrivent dans des rapports de domination symbolique. L’aide humanitaire, qu’elle provienne d’institutions internationales, d’acteurs étatiques ou de réseaux diasporiques, ne peut être comprise comme une simple logique de solidarité. Elle fonctionne aussi comme un instrument de légitimation politique et de positionnement géopolitique, permettant à certains acteurs de s’imposer comme détenteurs d’un rôle central dans la définition des priorités et des représentations légitimes de la situation. Le silence autour des réfugiés, du droit au retour ou des prisonniers de guerre et politiques n’est donc pas un simple oubli. Il traduit aussi une hiérarchie dans la reconnaissance des souffrances : certaines populations accèdent à la visibilité, au statut de victimes légitimes, d’autres sont maintenues dans l’invisibilité. Le silence n’est pas qu’une omission : il est une forme de violence, le silence à l’égard des réfugiés de l’Artsakh ne se réduit pas à une lacune discursive : il est constitutif de la configuration contemporaine de la paix, marquée par des exclusions structurelles et une fragilité intrinsèque.
Le silence autour des réfugiés de l’Artsakh et un droit au retour n’est pas un oubli. C’est une
complicité.
Effacer leurs voix, c’est légitimer leur exil. C’est transformer leur souffrance en non-événement. On nous parle de paix de droit, mais quelle paix peut naître sur le déni ? Une paix qui oublie ses victimes n’est qu’une paix de façade, une paix imposée, une paix contre.
