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Mon arménité. Un parcours de l'intime au politique

  • Alexis Krikorian
  • il y a 4 jours
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Un texte personnel d'Alexis Rochette Krikorian


Entrée de la cour de sûreté d'Etat. Istanbul. Décembre 2003. Avant l'audience du procès de R. Zarakolu
Entrée de la cour de sûreté d'Etat. Istanbul. Décembre 2003. Avant l'audience du procès de R. Zarakolu

Beaucoup ont déjà écrit sur ce que signifie l'identité arménienne. Pour moi, le « guèsse guèsse[1] », cela a longtemps consisté en la dégustation de dolmas chez mes grands-parents. Pas d'école arménienne, pas de clubs communautaires, pas d'apprentissage de la langue. Aucun de ces fondamentaux qui font que l'on est "pleinement" considéré comme Arménien de diaspora.


Les sonores « Hayeren khose » (« parle arménien ») lancés par des visiteurs vêtus de noir résonnent encore dans mes oreilles, comme autant d'injonctions contradictoires et pathétiques à la fois.


C'est ma tante Rose qui, à la force du poignet, a forgé mon identité arménienne pendant ces années de formation. C’est elle qui a insisté pour que je porte mon deuxième prénom, Aram. C’est encore elle qui a veillé à ce que je reçoive les récits d’horreurs de ma grand-mère Satenig, rescapée du génocide, lors d'après-midis passés dans le jardin de la maison construite par mon grand-père Krikor et mon oncle Marc (Nechan).


Istanbul plutôt qu'Erevan : une entrée en arménité par la justice


Mon entrée "véritable" en arménité s'est faite à l'âge adulte. D'abord lors d'un voyage en Arménie en 1999 avec mes parents et ma tante Rose, notamment. Mais c'est vraiment en décembre 2003, à Istanbul, la Bolis des Arméniens, que le déclic s’est produit.


Je représentais l'Union internationale des éditeurs lors du procès de Ragıp Zarakolu, le premier éditeur turc à avoir eu le courage de publier un livre sur le génocide des Arméniens. Sa maison d'édition Belge avait été incendiée après la parution de l’ouvrage (« Jenosid » de V. Dadrian[2]). C'est là, dans cette cour de sûreté d'État, sous le regard du buste d’Atatürk, que j'ai compris ce que signifiait pour moi être Arménien : une quête de justice par un plaidoyer ferme et digne à la fois.


Ragıp Zarakolu m'a fait découvrir l'Istanbul arménienne : le journal Agos, la maison d'édition Aras, le journal Marmara, où j’ai eu l’honneur de rencontrer le regretté Rober Haddeler (Haddedjian). C'est grâce à Ragıp Zarakolu que j'ai rencontré Hrant Dink. J'entends encore le grand homme hurler mon nom « Krikorian ! » dans la cage d'escalier du journal bilingue. Comme un défi à la Turquie kémaliste qui avait turquifié les patronymes des "restes de l’épée".


Il n’y a aucune doute : c’est à Istanbul, bien plus qu’à Erevan, que s’est produite ma « véritable » entrée en arménité.


Un an plus tard je coorganisais avec mon ami Kjell Olaf Jensen du PEN norvégien un événement parallèle sur la liberté d’expression en Turquie à l’ONU à Genève. Parmi les intervenants les deux grands hommes, Ragıp Zarakolu et Hrant Dink.


De la liberté d'expression à la défense de la vérité


Cette rencontre avec Ragıp Zarakolu a marqué le début d’une décennie d'engagement pour la liberté d'expression en Turquie, marquée par l'assassinat de Hrant en 2007 et achevée par la campagne pour la libération de Ragıp de prison en 2011-12.


Avec mon ami proche Alain Navarra, nous avons créé Hyestart en 2016-2017 pour défendre les droits humains en Turquie et en Arménie, alors qu'il devenait dangereux de se rendre en Turquie après la tentative de coup d'État.


Pour moi, l'arménité signifie s'engager non seulement pour défendre la liberté d’expression et les droits humains, mais également pour défendre la vérité historique face aux falsificateurs et négationnistes de tous poils. C'est aussi lutter contre l'arménophobie d'État documentée par le Conseil de l'Europe[3] et dénoncée par le Parlement européen comme « une politique étatique de haine systématique, de révisionnisme historique et de haine à l’égard des Arméniens, promue par les autorités azerbaidjanaises, notamment à travers une déshumanisation et une glorification de la violence[4] ». Cette politique étatique ne s’arrêtera pas sur un coup de baguette magique comme on voudrait nous le faire croire aujourd’hui, l’État azerbaïdjanais étant porteur, au plus haut niveau[5], de l’idéologie irrédentiste de l’Azerbaïdjan occidental qui, de fait, nie l’existence même de la République d’Arménie actuelle.


La montagne face à nous : résister à la guerre psychologique


Aujourd'hui, cette arménité-là se trouve au pied du mur. En 2021, Ibrahim Kalin, alors porte-parole d’Erdogan (aujourd’hui à la tête des services secrets), déclarait que les « arguments de la diaspora » allaient « s'effondrer[6] ». Cette politique s'inscrit dans ce que l’historien Vincent Duclert analyse comme « une entreprise délibérée de détruire les capacités psychologiques et les forces morales d'un peuple de rescapés du premier génocide du 20ème siècle[7] ».


Les autorités turques utilisent la méthode DARVO[8] (Deny, Attack, Reverse Victim & Offender ou Nier, Attaquer, Inverser les rôles de Victime et d'Agresseur) pour présenter aux yeux du monde la diaspora comme anti-turque et pour la réduire au silence. Le but est clair : casser cette part d’arménité porteuse d’un plaidoyer pro-arménien digne par tous les moyens (y compris en l’insultant en la traitant, par exemple, constamment d’être « pro-russe ») et mettre sur un piédestal le premier ministre d’une Arménie qui y a renoncé et qui commence à appliquer en interne des méthodes de répression qui ressemblent à celles d’Erdogan. La diaspora arménienne aspire pourtant à une Turquie démocratique qui reconnaîtrait le génocide et prendrait des mesures réparatrices seules à même d’assurer la sécurité de l’Arménie à long-terme.


Pour une paix juste et non imposée


Cette arménité-là, aujourd'hui, c'est aussi s'engager pour une paix juste, et non pour la "paix néo-libérale" qu'on impose à l'Arménie, symbolisée par la route TRIPP (« Trump Route for international peace and prosperity »), le corridor de transport qui traversera bientôt son territoire sans contrepartie réelle.


Une paix juste impliquerait :


·       La libération des 23 otages arméniens par l’Azerbaïdjan

·       Le droit au retour des Arméniens du Haut-Karabagh (reconnu par la Cour internationale de Justice)

·       L'arrêt des destructions (largement documentées[9]) du patrimoine arménien du Haut-Karabagh

·       Le retrait des troupes azerbaïdjanaises des 250 km² occupés en Arménie même

·       La justice pour les crimes de guerre comme celui commis à l’encontre d’Anouche Apetyan, la soldate arménienne torturée, violée, tuée et mutilée en septembre 2022


Sans une Turquie démocratique et respectueuse des droits humains, l'Arménie risque à terme de subir le même sort que celui du Haut-Karabagh, avec la complicité de fait de la Russie et de l'Occident.

 


[1] « Moitié moitié » en arménien

 
 
 

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