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  • Révolution sans armes. Porteuse d’espoirs

    Alain Navarra-Navassartian 21 septembre 2018, Erevan fête l’indépendance du pays, mais aussi les quelques mois de pouvoir de Nikol Pachinian. La révolution de velours donne une atmosphère différente à ce jour de liesse populaire. Tout d’abord la revendication par la population et les acteurs des mobilisations de mai 2018, du terme de « désobéissance civile ». Nikol Pachinian construit d’ailleurs dans ces discours une légitimité rhétorique et d’actions à leurs pratiques. La conscience mobilisée du peuple arménien à organiser avec rigueur les formes d’action durant les évènements est toujours mise en avant. L’espoir est grand, c’est ce que soulignent tous mes interlocuteurs. Le mouvement populaire souligne la volonté de ne pas laisser planer l’ambiguïté sur la notion de souveraineté. Il s’agit bien de la considérer comme pouvoir du peuple à « s’instituer » et non plus comme le pouvoir de l’Etat à contraindre le peuple. La mobilisation désobéissante en Arménie a résonné avec force car elle insiste sur la nécessité de penser une autre forme de légitimité à l’autorité étatique qui ne soit plus fondée sur des principes de violence, d’oligarchie ou de principes abstraits de démocratie. On retrouve en Arménie, dans les contestations passées et les attentes d’aujourd’hui un registre rationalisé et « idéologisé » à partir de nombreuses ressources intellectuelles présentes dans le pays depuis un certain temps : pensée écologiste, pensée critique, travail avec les ONG défendant les droits humains, etc. Ce qui entraîne une partie de la population à vouloir voir émerger un « individu régulateur » chargé d’investir les pratiques démocratiques d’une nouvelle vigueur. Un nouvel imaginaire politique. Un "imaginaire instituant" pour reprendre les termes de Castoriadis : l’œuvre d’un collectif humain créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiques existantes. Comment ne pas partager l’enthousiasme d’une population qui désire l’autonomie individuelle et collective en remettant en cause le déterminisme fonctionnel du gouvernement précédent ? La gageure étant de réussir à articuler la gestion de l’Etat, la représentation et le maintien de cette forte solidarité sociale. L’avantage d’une révolution issue de la désobéissance civile est qu’il est difficile de ne pas agir concrètement contre les injustices du régime précédent. Pachinian s’y est attelé en pensant à une nouvelle fiscalité afin de redistribuer les millions des oligarques, utilisant pour cela des sanctions prévues par la loi et non des formes de violence privées. Ce qui rassure et conforte les Arméniens dans leur choix. Il y a d’ailleurs dans les discours de Pachinian une vision rédemptrice de l’action politique, pour l’instant sans dogmatisme. Il restera à résoudre la socialisation de ce nouvel Etat arménien, sur une scène géopolitique régionale complexe. Souvent les problèmes découlent de l’articulation des tensions, des conflits et de la hiérarchie entre les dimensions téléologique et sociétale d’un jeune Etat « révolutionnaire ». Il reviendra par ailleurs aux Etats européens de soutenir la transition démocratique arménienne de manière intelligente et efficace. Mais l’optimisme est de mise car la montée de la protestation, comme cela a eut lieu en Arménie, est un signe d’élévation du niveau d’exigence des citoyens face à leurs dirigeants. Il va donc falloir transformer des « gestes critiques » en une théorie critique de la société et, au-delà, en un programme d’actions. En rester à l’idée d’une "société civile" en mouvement comme promesses de changement radicaux serait illusoire, car tout demeurera identique si les modifications souhaitées restent à l’extérieur de toute logique politique. Car si la désobéissance est une vertu civique, cela n’est pas suffisant. Les acteurs du changement et ceux qui le soutiennent en diaspora doivent transformer cette explosion face aux faits intolérables qui l’ont suscitée, en s’adjoignant une analyse des causes et en proposant un horizon pour l’action. Il ne s’agit pas d’escamoter la complexité de la situation arménienne par une exaspération dramatique du mécontentement, mais d’attirer une majorité au-delà du cercle des gens en colère. Le peuple arménien vient de gagner la possibilité d’une démocratie plus ouverte, des espaces ou mobilisation et influences peuvent jouer plus librement qu’auparavant : réseaux sociaux, mouvement de protestation, possibilité d’intervention, etc. Mais il faut rester vigilant pour que cela se transforme en projets et réformes politiques et configurer un espace public de qualité permettant de débattre de celles-ci et de ne pas tomber dans le travers de croire qu’une bonne politique est seulement une addition de conquêtes sociales si elles ne s’articulent pas dans des programmes cohérents. La société arménienne est plus complexe qu‘il n’ y paraît et tant mieux. La classe d’âge des 20-30 ans souhaite une société autoréférentielle tout en se référant à l’environnement social dont ils dépendent ("accompanying self-reference"). On sent un désir pour les plus conscients ou les plus engagés de ne pas observer la réalité avec les mêmes catégories et distinctions que le système politique jusque-là en place. Pour eux le peuple n’est pas une fiction et le récit démocratique n’est pas un mythe qui aurait pour fonction de légitimer le système politique. « Le capital symbolique » de Pachinian est élevé. Quant à l’évaluation du pouvoir qu‘il détient, il se manifestera pleinement lorsqu’il « s’exercera », c’est à dire après les élections législatives. Le sociologue N. Luhman disait "apprendre ou ne pas apprendre, telle est la question". Comment un système politique apprend-t-il ou peut-il apprendre et devenir capable de se corriger lui-même ? La question vaut pour tous et pas seulement pour l’Arménie. La capacité d’apprentissage des sociétés démocratiques supposent l’existence d’institutions qui produisent du savoir, mais aussi de la réflexion et la capacité à gérer la pluralité des savoirs et des « valeurs ». « La politique est une tentative de civiliser le futur », c’est pourquoi l’un des enjeux importants du changement en Arménie est d’introduire des processus de réflexion dans une vie politique très longtemps dominée par les considérations immédiates : profit personnel, oubli du bien commun, etc. Ce mouvement de la révolution de velours est un cri d’espoir qui a illuminé la jeunesse de Erevan ce 21 septembre 2018. « Chaque génération, sans soute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse, héritière d’une histoire corrompue ou se mêlent, les révolutions déchues, les techniques folles. Les dieux morts et les idéologies exténuées, ou de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, ou l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû en elle même et autour d’elle restaurer à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir ». Albert Camus. Discours de Suède.1957

  • Inventer des miracles féministes : nouvelles possibilités

    Pinar Selek Intervention de Pinar Selak lors de l’ouverture du Congrès International des Recherches Féministes dans la Francophonie- 21.08.2018, Université Paris Nanterre. Devenir féministe, en plus d’une prise de conscience et d’un positionnement contre les rapports de domination de sexe, transforme plus ou moins notre vie, notre vision de lire le monde, notre façon de participer à la vie collective, en nous offrant des outils capables de déconstruire l’ordre social.Pourtant, les avancées importantes par rapport à l’égalité entre les sexes ne nous autorisent pas à parler d’une transformation radicale de l’ordre social. Au contraire, cet ordre est renforcé, actuellement, plus que jamais par la mondialisation de l’économie néo-libérale, ainsi que par le développement des moyens de contrôle et de destruction. Face à ce climat de désespoir, est-ce que les théories et les luttes féministes proposent un espoir ? J’ai dit que le féminisme nous offre des outils capables de déconstruire l’ordre social. Comment utiliser ces outils ? Sont-ils toujours efficaces dans ce monde qui brûle par réchauffement climatique, par la centralisation des richesses et le déchainement de l’exploitation, de marchandisation de tout ce qui est vivant, par la généralisation du militarisme, par la capacité de destruction et de contrôle des nouvelles technologies, utilisées sans pitié, tous les jours, toutes les minutes ? Est-ce que les outils que nous offre les féminismes suffisent pour ébranler ce système de domination sophistiqué ? Et pourdéclencher de nouveaux processus ? Je reviens à l’espoir. Est-ce que les théories et les luttes féministes nous offrent l’espoir de dépasser cette tragédie ? La néo-tragédie éditée par le néo libéralisme-néo conservatisme-néo fascisme qui s’appuient sur les systèmes de domination déjà existant ? Je répète souvent la fameuse phrase de Gramsci : il faut allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. Nous allons, les prochains jours, stimuler le pessimisme de notre intelligence en analysant rigoureusement la réalité qui s’impose. Pessimisme de notre intelligence Je ne vais pas vous faire un état de lieu des faits qui dessineraient le malheur de ce monde. Il y a de multiples analyses qui montrent le processus de la centralisation du pouvoir économique, politique, militaire, culturel et sa capacité d’homogénéiser la planète sous le règne de l’argent. Nous arrivons à analyser précisément, grâce à nos enquêtes et à nos expériences, comment et par quels mécanismes, les groupes sociaux qui sont en bas de la hiérarchie sociale deviennent de plus en plus vulnérables, de plus en plus hors-droit. Par exemple nous expliquons le processus multi-dimensionnel de la nouvelle réorganisation de la domination masculine, malgré tous les acquis des mouvements féministes. Et par ailleurs, nous nous rendons compte que nous sommes au-delà de « 1984 » de G. Orwell. On parle tranquillement de la surveillance généralisée, tout en sachant que le système de notation des citoyens par l’identification des visages via la vidéosurveillance ne se passe pas qu’à Chine et que plusieurs écoles en France, ont commencé à utiliser cette horreur comme un outil d’enseignement. Nous décrivons la bande des « Big Brothers » transnationaux qui sont responsables de la destruction de la nature et du social : des droits sociaux, des liens sociaux… Voir la disparité inédite entre les dominants et les dominées, comprendre le niveau si élevé des rapports de force suffirait pour stimuler notre pessimisme. Les mécanismes de manipulation des masses ont enfermé la planète dans un film de la science-fiction, Et le pessimisme nous dit qu’en sortir n’est pas facile. Mais... peut-être nous ne sommes pas condamnées à perpétuée à ce film de l’horreur. Peut-être Margareth Thatcher n’avait pas raison quand elle parlait de la fin de l’histoire. Le monde d’aujourd’hui est terrible mais peut-être nous n’avons pas perdu la lutte pour toujours. L’optimisme de notre volonté Dans la riche littérature des mouvements sociaux les conceptions déterministes de l’action collective sont dépassées. Les multiples enquêtes dans les différents contextes, ont démontré maintes fois que les facteurs macrosociologiques sont insuffisants pour expliquer la contestation. Surtout, depuis plus de deux décennies, il y a une explosion des travaux qui montrent que, malgré toute la pauvreté ou l’inexistence des opportunités politiques, les mouvements sociaux / les luttes sociales contribuent à façonner les contextes dans lesquels ils interviennent. Ces enquêtes nous emmènent à une perspective dynamique qui renforce la capacité de comprendre à la fois l’influence de l’environnement sur l’action collective et le caractère non structurel, relationnel, dynamique et par conséquent complexe de celle-ci. Cette faculté de comprendre la complexité de la réalité n’est-elle pas nécessaire pour développer des stratégies pour s’en sortir ? En faisant un clin d’œil à H. Arendt, je rappelle que la pensée politique est essentiellement fondée sur la faculté de juger qui favorise également notre capacité de faire des miracles. « L’être humain possède manifestement le don de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons dans le langage courant agir qui signifie la capacité de déclencher de nouveaux processus », dit Arendt. Est-ce que les théories critiques féministes renforcent cette capacité ? Oui. Les masculinistes, de différentes formes, se mobilisent, car une nouvelle effervescence féministe menace l’ordre social-économique et politique. 6O ans après des années 1970, nous assistons à la revitalisation théorique et politique du mouvement féministe, de multiplication des critiques radicales, des tentatives sans merci de déconstruction de l’ordre social. Notre congrès se réalise dans une période de grande fragilité, mais également à la charnière de mobilisations féministes, différentes de celle des années 1970, mais qui découlent des multiples conséquences de cette époque et des ressources actuelles. Seront-elles suffisantes pour changer les choses ? Murissement des analyses critiques Oui, parce que les graines semées par les réflexions et action féministes, depuis de longues années, ont germées. Fleuries. Nous avons donc beaucoup plus de ressources par rapport aux années 1970. L’importante modification est que les espaces des luttes sociales dans lequel le MF se situe, se sont transformés. C’est fini l’époque des doctrines, des prophètes, des théories parfaites. Depuis longtemps nous avons compris que la frontière entre volonté d’intégrité théorique et dogmatisme inflexible est étroite. Nos sources d’influences théoriques se sont multipliées comme nos savoirs féministes. Le murissement des analyses critiques découle de nos expériences de luttes contre les multiples facettes du patriarcat et d’autres systèmes de domination, mais aussi de nos recherches qui, en outrepassantl’universalisme, adoptent une approche multisituée, pour contextualiser et historiser les structures de pouvoir, les expériences d’oppression et d’exploitation et les pratiques de résistance. Grâce à ces travaux, nous avons une masse conséquente d’’informations collectées, mais aussi une riche grille d’analyse qui, en percevant de plus en plus la complexité de la vie sociale, aide à comprendre les logiques communes, les liens idéologiques et conceptuels de différents systèmes de domination. Notre intelligence collective qui se trouve actuellement renforcée, est une ressource clé contre les mensonges et les discours naturalistes Pourtant, comprendre et démontrer ne suffisent pas pour s’en sortir et même peut nourrir le sentiment d’impuissance. Cela dépend des raisons des choix des sujets de nos recherches et de nos réponses à des questions de pourquoi et pour qui. Ces réponses sont liées également au questionnement suivant : Qu’est-ce qu’on fait avec ces savoirs ? Grâce au grand nombre de féministes qui ne construisent pas une identité à partir de l’activité de recherche et qui se demandent qu’est-ce que les sciences sociales peuvent apporter, plus spécifiquement, à nos savoirs sur le social, la littérature théorique féministe n’est pas sous le contrôle des élites, mais s’enrichit en conversant avec d’autres formes de savoir. Notre congrès est un exemple à l’ouverture et l’accueil des multiples formes de connaissances, d’expériences, de passages des unes aux autres. Nous allons converser pour renforcer notre intelligence collective, donc notre pessimisme collectif qui est en train de s’allier, plus que jamais, avec l’optimisme œuvré par les militantes qui sont en train de chercher les issus. Oui, le monde est dans l’horreur. C’est difficile à dépasser cet ordre social qui réunit multiples acteurs, individuels et institutionnels. Mais le terme difficulté n’est pas synonyme d’impossibilité. Nous savons que la contestation peut ouvrir de nouvelles voies. La faculté de juger et la décision constante de prendre l’initiative peuvent troubler la normalisation. Une nouvelle charnière Je disais que les grains semés sont fleuris. Les féministes qui en multipliant leurs formes de résistances emmènent le mouvement au sommet de son histoire en Iran, qui organisent la grève des femmes en Espagne, qui initient un nouvel cycle de contestation, en Tunisie, en Turquie et en Arménie, qui organisent des réseaux transnational de solidarité en Europe, qui créent une organisation sociale et économique en Inde, qui arrivent à stopper les conservateurs en Pologne, qui utilisent, comme c’est le cas dans la campagne de Mee Too, les outils de communication pour dévoiler les violences masculines, dans les pays occidentaux, qui manifestent, qui résistent, qui s’organisent, qui créent de nouvelles formes d’action et d’organisation en Amérique latine… qui créent des espaces autonomes, des convergences, des réseaux incontrôlables… La liste est longue mais ce qui est commun dans toutes ces actions, c’est la multiplicité des moyens d’expression, de réflexion, d’intervention féministes. Les luttes féministes actuelles arrivent à explorer une large diversité de possibilités, avec des nouvelles convergences dans les mobilisations multiformes. L’interaction des différents féminismes, de différents espaces et expériences entrainent la multiplication des groupes, des stratégies, des alliances et des débats bien sûr. Nous avons plus d’outils, plus d’expériences, plus de pistes de réflexion et de lutte. A la fois nous avons réussi à institutionnaliser nos gains, tout en bravant l’instrumentalisation du féminisme, à utiliser les ressources publiques à mobiliser les médias, mais ce qui est nouveau est en train de se former par le bas. Par les convergences des femmes, des sauvages, des sans catégories, des sans droits, des « autres » issus d’ailleurs, de la pauvreté, de la folie. Plus invisible peut-être, mais plus radical au sens de saisir les racines. Dans une période où la mobilité est devenue le seul moyen de survie, mais qui enfonce les exilées dans l’engrenage de l’esclavage, des folles et les fous s’échappent de plus en plus des machines normalisatrices pour déclencher des nouveaux processus. Je parle d’un mouvement décentralisé qui réunit des groupes locaux ou transfrontaliers, d’un mouvement au cœur de circulations multiples et complexes, plus difficile à contrôler. Par ailleurs, dans les quartiers, dans les petites communes, différentes formes d’auto-organisation féministes, essaient de produire et d’échanger en créant des espaces autonomisés de l’économie capitaliste. Les réseaux qui explorent les frontières prennent forme mais également prennent le temps. Dans quelques années, celles et ceux qui n’ont pas suivi ce processus auront peut-être le sentiment qu’il est tombé du ciel. Les autres vont dire que c’est la longue maturation et les nombreuses causes qui amènent à ce basculement. Nous sommes dans la phase de maturation. Aujourd’hui, j’observe que les luttes féministes multiplient plus que jamais leurs sources d’influence. J’entends beaucoup la voix de Bell Hooks dans les réunions féministes : « si on le pratique comme il faut, le féminisme est en fait une baguette magique qui pourrait changer la vie de chacun.e. Oui, les mouvements féministes peuvent changer nos vies, mais cela ne peut arriver que si nous parvenons à reconstruire encore et encore notre théorie féministe en agissant avec les autres mouvements sociaux » Dans quelques jours, j’irai à NDD pour participer à la semaine intergalactique, avec un millier de folles et fou de la planète : du Mexique à la Palestine. Nous allons développer collectivement des analyses découlant de ces diverses expériences, pour « faire converger la foule internationale des artisans de la résistance » comme on dit dans l’affiche. Voilà un des thèmes de discussion : « Comment s’interrompt le cours normal des choses ? ». Et il y a plusieurs d’autres exemples dans d’autres espaces comme ça. Depuis une dizaine d’années, ce monde assiste aux liens forts et transnationaux des pensées utopiques. Tant mieux, car sinon, c’e n’est pas facile, en continuant à être conforme à l’ordre social et politique, de se débarrasser de tout le registre construit sous l’empreinte de cet ordre. Après notre Congrès, notre capacité collective de créer des miracles sera plus forte. Mais les analyses ne nous suffiront pas. Nous ne pouvons plus nous permettre d’agir sans pensée utopique. C’est de là que naissent les innovations, la création. Ici et maintenant. Car le monde est terrible. Et la liberté est belle.

  • Hyestart co-signe une lettre ouverte aux autorités demandant plus de droits LGBT en Arménie

    Suite à l’agression récente perpétrée à l'encontre de neuf personnes, dont des militants LGBT, dans la province du Syunik en Arménie, Hyestart a souhaité s’associer à une lettre ouverte (versions ang., arm. & fr.) d'organisations et de personnalités arméniennes interpelant les autorités arméniennes, les partis politiques arméniens et les organisations internationales arméniennes sur la situation des droits LGBT en Arménie et les appelant à se positionner et/ou à mettre en place un programme d'action et un calendrier pour une réforme législative accordant aux personnes LGBT en Arménie l'égalité devant la loi, un plan visant à promouvoir la tolérance et le respect des personnes LGBT dans l'ensemble de la société et, enfin, à condamner toute agression homophobe et à enquêter lorsqu'une agression de ce type a lieu.

  • Les masculinités dans le Caucase du Sud : De la nécessité de travailler "avec" et "sur" les hommes

    Alain Navarra-Navassartian Les liens qui existent entre les identités masculines hégémoniques et la dimension corporelle, notamment dans le cadre de la santé, sont essentiels. L’identité de genre de type « masculinité hégémonique » s’exprime à travers divers facteurs : pratiques sexuelles à risques, multiplication des rapports sexuels, gestion des rapports sexuels dominée par les hommes, manque de recours aux soins. Cela oblige les intervenants dans le domaine de la santé, de la défense des droits universels ou du domaine social à envisager de façon plus précise un travail « avec » et « sur » les hommes. Le corps est à la fois un objet, mais aussi un agent des pratiques sociales. S’engager dans des comportements à risque est un moyen d’établir sa masculinité au sein d’un groupe de pairs et permet d’établir des relations de distance et de domination sur le corps des femmes, mais aussi des autres hommes (gays ou masculinités subordonnées). Toutes stratégies pour promouvoir un rapport de genre différent est vécu comme « dégenrant » et renvoie à une subversion de l’ordre genré. Travailler avec des hommes pour rejoindre d’autres hommes semble de plus en plus évident. Il s’agit d’élaborer des outils permettant un travail de développement de l’aptitude à s’auto-définir en tant qu’homme, non pas au nom d’une tradition ou d’un héritage socio-culturel, mais au nom de l’autonomie et du droit de chacun et chacune de décider de ce qui va « influencer sa vie ». Être un homme a une dimension active, puisque « cet » homme n’est pas dépossédé d’une relative auto-détermination quant aux façons de penser , d’agir et de se représenter le monde et lui dans ce monde. Les masculinités et les rapports de genre sont fondamentalement processuels et dynamiques. Une masculinité est hégémonique dans une structure donnée de rapports de genre et donc toujours sujette à contestation. Sortir des rapports sociaux de genre figés ne peut se faire dans cette région du Caucase du Sud et ailleurs qu‘en travaillant avec les hommes et sur les hommes. Les rapports de genre doivent être perçus comme s'ils pouvaient être repoussés, construits et transformés. Il ne s’agit pas d’attendre ou de provoquer une « crise « de la masculinité, mais de questionner, ensemble, hommes et femmes, les contextes historiques, sociaux, culturels, économiques ou de santé qui imposent des normes, des valeurs, des comportements et des attentes sociales qui servent de repères aux hommes. La géographie des masculinités est aussi primordiale, la pluralité des masculinités observée localement (Arménie et Géorgie) notamment dans les capitales est compatible avec la singularité du modèle de masculinité hégémonique au niveau régional. Un certain « air de famille » rapproche la vision de la masculinité dans les deux pays. Mais l’émigration massive, la présence de diaspora importante et leurs liens avec le pays d’origine influencent les ordres de genre au niveau régional et local. Ainsi l’analyse des masculinités se fait sur trois niveaux : local, régional et transnational. La complexité interne des masculinités est souvent perçue dans la région comme un concept importé par les occidentaux. Il est donc essentiel de faire comprendre que ce n’est pas un concept, mais un fait social. « Je fais cela parce que je suis un homme » signifie que l’on reconnaît implicitement le genre comme un fait social et non pas comme un concept. Il s’agit de configurations de pratiques qui se construisent et se développent et qui peuvent changer au cours du temps. Cela peut être souligné en mettant en avant les bénéfices que peuvent tirer les hommes eux mêmes d’une relation égalitaire de genre. Adopter une perspective relationnelle intégrant l’engagement des hommes aux efforts d’autonomisation des femmes, à une égalité de genre, à un respect plus clair pour les masculinités qui ne collent pas aux modèles étalon et à la dignité de tout être humain est devenu essentiel dans cette région. Les représentations et la construction des masculinités dans les différentes populations masculines de la zone (Arménie et Géorgie) montrent que la masculinité hégémonique et la force de l’hétéro-normativité définissent non seulement les significations de la sexualité et ses usages, mais qu’elles façonnent les représentations subjectives et collectives des âges, des rapports entre population majoritaire et minoritaire... Dans des contextes régionaux, économiques, géopolitiques et sociaux problématiques la masculinité fortement lié à un nationalisme genré se construit dans un univers où le « nous » s’opposent aux « eux » des individus extérieurs (femmes, gays, lesbiennes, masculinités marginalisés...). Travailler avec les hommes, apprendre aux hommes à éliminer les aspects de leur conditionnement de genre est donc essentiel non seulement parce que ces derniers autorisent et excusent leur domination sur les femmes, mais parce qu’ils sont un enjeu de société, de développement et de santé. Bien qu’il y ait peu d’évaluations sur l’intervention auprès des hommes, l’examen le plus approfondi a été mené par l’OMS qui relève que des programmes spécifiques ont apporté des changements positifs : réduction des violences domestiques. changement de comportements sexuels : utilisation du préservatif, réduction du nombre de partenaire, accès à l’information sur les risques d’infection du VIH/sida, contraception et protection plus considérées comme dépendant seulement des femmes… réflexions sur les discriminations et les minorités. questionnement sur les normes, les statuts et les rôles. questionnement sur la masculinité hégémonique comme un processus de subjectivation. Il est donc nécessaire de porter une attention particulière à comment les garçons et les hommes sont socialisés, de chercher à comprendre comment les normes de genre façonnent leur développement, leur santé, leurs comportements et génèrent des injustices de genre, mais aussi des atteintes aux droits de la personne et aux droits universels. Il ne s’agit plus seulement de mouvements sociaux, mais de mouvements d’éthique qui portent une exigence de dignité pour tous. Bibliographie : Raewyn Connell. « Masculinities ». University of California Press. 2005 Raewyn Connell. « The men and the boys ». Allen and Unwin. 2000 Donaldson Mike. « What is hegemonic masculinity ». 1993 Gramsci Antonio. « Cahiers de prison ». Gallimard Donovan Brian. « Political consequences of private authority. Transformation of hegemonic masculinity ». 1988 Hagège Meoin, Vuattoux Arthur. « Les masculinités, critique de l’hégémonie » Chapman Rowena. « The great pretender ». Lawrence et Wishart. 1988

  • Un membre d'honneur d'Hyestart au parc Trembley

    Par sa visite au monument genevois du génocide des Arméniens, solennelle et lourde de sens à la fois, l'éditeur turc Ragip Zarakolu entretient l’espoir d’une réconciliation possible fondée sur un certain nombre de valeurs clés dont la vérité. Merci à lui. Ce geste inspire le respect. Copyright: Demir SÖNMEZ Copyright: Demir SÖNMEZ Copyright: Demir SÖNMEZ

  • Appel de Nikol Pachinian à la désobéissance civile en Arménie

    Alain Navarra-Navassartian Nikol Pachinian n’est pas un nouveau venu sur la scène politique arménienne. Déja en 2008 il était l’un des meneurs des manifestations contre l’élection de Serge Sarkissian comme président. Après s’être rendu, il fut arrêté et relâché en 2011. Ce qu’il révèle au peuple arménien, fatigué et désabusé par des années de corruption et d’un système oligarchique, c’est que la possibilité d’un changement est possible. Oligarchie qui concentre le pouvoir économique et l’utilise à des fins politiques. Les derniers propos tenus par le vice-président du parlement arménien, Edouard Sharmazanov (« Monsieur Pachinian, je ne vous vois pas au poste de premier ministre… Nous devons choisir une personne qui n’est pas imprévisible. On ne peut pas être socialiste et un peu libéral ») démontrent comment dans une oligarchie civile, le système est soutenu par « l’Etat de droit ». Si l’oligarchie civile fonctionne, c’est que ses dirigeants institutionnalisent leur pouvoir, grâce à la loi, les médias ou les rituels politiques. Le système juridique, biaisé en Arménie, joue en leur faveur. Leur comportement illégal est rarement puni. Nikol Pachinian en a donc appelé à la désobéissance civile. Le terme est important, il qualifie et situe l’action de Pachinian dans un désir de démocratie. La désobéissance dans ce cas est constitutive de la démocratie, tout simplement parce qu’il existe en Arménie des droits à conquérir. Il ne s’agit pas de mouvements séditieux qui souhaiteraient renverser un gouvernement ou un régime, mais bien la volonté d’acquérir des droits sociaux, politiques et économiques pour les citoyens arméniens. Il ne s’agirait pas de concentrer l’ensemble des efforts à garantir l’égalité politique en négligeant la menace directe qui résulte de l’inégalité économique. Ces manifestations, et c’est bien la leur force, ne sont pas le fait d’une minorité d’individus, mais sont une action collective organisée qui s’articule autour dune exigence d’obtention ou d’extension de droits essentiels à la dignité humaine. Il ne s’agit plus cette fois d’un simple mécontentement populaire, mais bien d’une opposition frontale au gouvernement et du passage d’un mécontentement à un mouvement social. Face à une crise économique et sociale profonde, les instruments traditionnels de médiation des conflits sont inopérants. L’insécurité du travail ou le chômage galopant, l’absence de perspectives pour une jeunesse qui se dit prête à partir à plus de 74%, la précarité et le monopole économique oligarchique ont crées des craintes et des frustrations quant à la marginalisation et la réduction des moyens de subsistance. La pauvreté, les ressentiments dus à des politiques promises et non obtenues et un avenir incertain amènent l’Arménie à être confrontée à plusieurs conflictualités sociales. L’absence de contre-pouvoir et de réelle société civile finit par jouer contre le régime. La validité du contrat social entre la population et le gouvernement est remise en cause et à juste titre. La pérennité de la mobilisation sur un temps long et l’émergence d’une organisation collective critique jouant le rôle de contre-pouvoir doivent être soutenues par l’ensemble de la diaspora désireuse d’une Arménie démocratique et respectueuse de ses concitoyens. La crise qui touche l’Arménie prend de plus en plus l’apparence d’une crise structurelle systémique et l’appel de Pachinian à la désobéissance civile fait parti des opportunités politiques pour un changement bénéfique au pays. Les manifestations, les propos recueillis, l’engagement des différentes classes d’âge du pays, et les discours mettent l’accent sur des revendications exprimant une colère fondée sur le sentiment d’une dignité bafouée. Le peuple arménien, sa jeunesse soutenue par les aînés exprime une conception du politique dans laquelle chacun et chacune doit (re) trouver sa « voix » pour dire le cours intolérable de la politique économique et sociale du gouvernement. En regardant l’ensemble des manifestations de ce type dans la région sud-Caucasienne, on retrouve la même revendication à la dignité. La démocratie n’est pas seulement un modèle, elle est aussi une expérience, un objectif à réaliser. Les mouvements sociaux arméniens montrent de nouvelles voies à l’universalisme démocratique. L’universel, européocentrisme, qui ne dit pas son nom, a aujourd’hui d’autres voies d’accès que celles déterminées par l’Occident, comme on peut le constater dans les luttes pour les droits humains dans la région et qui sont finalement peu rapportées par les médias occidentaux ou du moins pas assez relayées lorsque la géopolitique met son véto. L’universalité passe par un mode insurrectionnel pour ouvrir une brèche dans une « réalité clôturante » comme le soulignait François Jullien et retrouver les voies de l’aspiration. Tout soulèvement est porteur de changements. Les évènements de ces dernières semaines seront-ils le creuset du changement ? Une ONG comme Hyestart ne doit pas s’impliquer politiquement, mais elle soutient les droits humains. Ces droits sont une classe particulière des droits subjectifs, ils sont la capacité et la faculté d’un sujet et c’est cela que nous défendons : l’idée que la dignité humaine comme subjectivité (être sujet) est le présupposé du concept des droits fondamentaux et des droits de l’homme. C’est en cela que nous ne pouvons que soutenir et être attentif à ce qui se passe en Arménie. D’autre part la situation de pauvreté d’une part importante de la population ne peut pas laisser indifférent. Elle est en fait le principal facteur des mobilisations et contestations. Les politiques économiques ou leur absence ont créé des déséquilibres à la fois micro et macro –économiques plombant les couches les plus précaires de la population. Oscillant entre politique de redistribution, grands projets, politique d’inspiration néo-libérale et la volonté d’attirer des capitaux étrangers, le gouvernement a affirmé plus d’une fois être parvenu à reprendre le contrôle des indicateurs économiques. Mais le coût de la vie n’a cessé d’augmenter et la réalité de la situation désastreuse se constate dans les villes secondaires (Gyumri, Vanadzor et Kapan). Quant au flux migratoire interne, il déséquilibre les régions rurales qui voient disparaître, à la fois la main d’œuvre locale et les marchés nécessaires à leur survie et contribuent à un accroissement urbain non planifié qui génère encore plus de pauvreté. Le conflit non résolu du Karabagh qui inquiète à juste titre la population arménienne et la diaspora et reste toujours en arrière plan de toutes les déclarations diasporiques : pas de guerres civiles qui profiterait aux Azéris (ceci étant dit bien évidemment de manière moins simpliste) ne doit pas nous faire oublier qu’une population ne peut pas tout accepter par peur. L’un des pères de la désobéissance civile, Henri David Thoreau (1817-1862) a une position simple dans son principe : on a non seulement le droit mais le devoir de résister et donc de désobéir lorsque le gouvernement agit contre ses propres principes. Ce qui se passe en Arménie, dans la non-violence, est un tournant décisif pour le pays. Nikol Pachinian appelant à la désobéissance civile a réussi à mettre en marche une désobéissance civique : les Arméniens ont recrée leur citoyenneté, ils ont contesté l’ensemble du système de reproduction de la domination qui était une atteinte à leur dignité d’hommes et de femmes. Il restera à faire le plus difficile : forger une volonté commune, donner des structures à ces mobilisations et organiser le passage du social au politique.

  • Voix protestataires en Arménie : la parole du citoyen ordinaire

    Alain Navarra-Navassartian « Les opprimés ne peuvent demeurer dans l’oppression à jamais. Le moment vient toujours où ils proclament leur besoin de liberté. Il y a chez le noir beaucoup de ressentiments accumulés et de frustrations latentes… Je n’ai pas demandé à mon peuple: « Oublie tes sujets de mécontentement ». J’ai tenté de lui dire, tout au contraire, que son mécontentement était sain, normal et qu’il pouvait être canalisé vers l’expression créatrice d’une action directe non violente. Cette attitude est dénoncée aujourd’hui comme extrémiste ». Lettre de Martin Luther King. Birmingham, 1963. Quel sera le choix de gouvernement arménien face à cette crise d’importance qui voit le peuple arménien, fatigué et désabusé descendre par milliers dans les rues de la capitale, Erevan mais aussi dans d’autres villes du pays comme Gyumri ou Vanadzor ? Peuple fatigué de lutter contre la pauvreté, endémique d’une majorité de la population, contre l’absence de perspectives sociales ou économiques, fatigué par un conflit larvé à ses frontières. 30 à 40.000 personnes dans les rues de Erevan pour reprendre la voix qui leur a été retirée depuis longtemps. La réponse à ses manifestations sera cruciale : une réponse démocratique serait d’entendre et de permettre les manifestations sans les violences policières habituelles ou à l’opposé qualifier de rébellion ou de dissidence ces mouvements populaires et les réprimer, ce qui serait la caractéristique d’un Etat en situation totalitaire. Ces manifestations ne sont pas qu’une forme d’action, elles sont aussi un esprit qui porte une idée différente du politique à appliquer en Arménie. La demande d’une démocratie réelle est évidemment accompagnée par une demande de changements tant sur le plan social qu’économique : pauvreté, corruption, système oligarchique, marasme social et émigration massive. 1/10e de la population est passée sous le seuil de la pauvreté et ce sont là les chiffres de 2012. Après une période d’indifférence, de méfiance ou de désespoir face aux autorités, les manifestations de ce mois d’avril sont un appel aux changements nécessaires, autant sur le principe d’une démocratie réelle que sur le plan économique et social. L’économie fermée que représente le système oligarchique n’est plus tenable. Ce lien étroit entre l’économie et la politique a placé l’Arménie à la 129e position sur 182 des pays les plus corrompus selon le classement de Transparency international. Ces revendications expriment une colère fondée sur le sentiment d’une dignité et d’une justice bafouée. Elles portent l’exigence d’un changement social et politique dont l’alternance politique fait partie, d’autant plus que c’est un des principes démocratiques. Qui connaît l’Arménie, vous le dira, la dignité de son peuple n’a jamais failli, la dignité de mon peuple n’a jamais failli. Il ne s’agit pas en Arménie que d’une pauvreté monétaire mais d’une pauvreté qui prive une majorité de ses habitants de biens sociaux primaires (santé, éducation, ...) Une société juste est une société dans laquelle les institutions répartissent équitablement ces biens primaires dans la population. En ce sens ces manifestations sont aussi une demande de justice. Mais plus encore, avoir laissé s’installer cette dégradation sociale a touché le sentiment de « capabilités » d’une partie de la population qui ne voit que le départ du pays pour espérer réaliser une vie décente. Les fruits de la croissance n’ont jamais été répartis équitablement. Cette croissance arménienne dont on nous a répété les avancées depuis des années s’avère avoir été opérée sur une trajectoire précaire et instable dans la vision d’une politique économique d’ouverture maximale (aux capitaux bancaires étrangers, aux IDE, ...) telle que préconisée par le consensus de Washington (corps de mesures d’inspirations libérales appliquées aux économies en difficulté). Quand les droits des citoyens et les garanties correspondantes sont abolies, les droits de l’homme et de la personne le sont également. Ces évènements soulèvent aussi le problème de l’engagement ou pas de la diaspora arménienne dans la gestion de ce conflit, les conditionnalités de son implication et le répertoire d’actions diasporiques qu’elle a à sa disposition pour favoriser le changement. La diaspora est-elle capable d’être une société civile transnationale ?

  • Les livres, les journaux et les arts contre la censure

    Alexis Krikorian 2ème partie: les livres On l'a vu dans l'article précédent, la situation de la liberté d'expression, déjà au plus mal avant la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016, s'est encore aggravée avec la mise en place de l'Etat d'urgence, la suspension de la Convention européenne des droits de l'homme et la quasi-fin de l'Etat de droit. La Turquie était déjà le pays qui judiciarisait le plus la liberté de publier au monde, poursuivant en justice et condamnant les écrivains et éditeurs par dizaines. Alors que l'Europe entière se pâmait encore devant le "réformateur Erdogan", il n'était pourtant pas rare, c'est un euphémisme, qu'un éditeur, généralement petit, doive faire face à plusieurs procès à la fois, ou l'un après l'autre, et soit souvent condamné, au moins à de la prison avec sursis et à de fortes amendes. Dans le domaine de l'édition, l'aggravation de la situation successive à la tentative de coup d'Etat s'est concrétisée par la fermeture d'office d'une trentaine de maisons d'édition associées au mouvement FETO[1]. En comptant les autres médias fermés, des milliers d'employés se sont retrouvés sans emploi du jour au lendemain. Des maisons d'édition au nom proche de ceux des maisons concernées par le décret de fermeture ont vu leur compte en banque fermer ou ont été victimes de descente de police par erreur. Par exemple, le compte de "Kaynak Publishing" a été fermé en lieu et place de celui de "Kaynak Publishing Group"[2]. "Gonca Publications" a fait l'objet d'une descente de police en lieu et place de "Gonca Publishing"[3]. Folles dérives administratives d'un régime en pleine dérive absolutiste. Dans la même veine, l'acte d'accusation visant Nevin Erdemir, le co-président de la défunte association des journalistes libres, épinglait les "livres des membres de l'association Spinoza et Camus"[4]. Spinoza et Camus comme "terroristes", il fallait le faire! Evrensel fut la trentième et dernière maison d'édition à être fermée officiellement en janvier 2017. Fondée en 1988, elle publiait en plusieurs langues en plus du turc, dont l'arabe, le kurde et l'arménien. Elle a reçu le Prix liberté de publier de l'Union internationale des Editeurs[5]. Les livres publiés par les maisons d'édition fermées par décret ont été saisis à travers tout le pays. 672 titres au total[6], pour "propagande en faveur d'une organisation terroriste". L'interdiction de ces titres concerne les écoles et les bibliothèques (y compris les systèmes d'automatisation des bibliothèques et les dossiers de recherche). Sur les deux millions de livres des bibliothèques publiques, 135000 au total ont été interdits, puis retirés[7]. Ces livres auraient dû être détruits[8], mais la réaction du public a permis d'empêcher cette folie qui aurait par trop rappelé les heures les plus sombres des années 30. Ces livres ont par ailleurs été retirés des sites de vente en ligne. De manière générale, les interdictions de livres se sont multipliées à travers tout le pays. Les maisons d'édition n'en étant pas forcément toujours informées, il leur est difficile de combattre ces interdictions en justice[9]. A titre d'exemple, de nombreux livres des maisons Ekin et Aram ont été confisqués[10]. Depuis des années, bien avant la tentative de coup d'Etat de juillet 2016, la maison d'édition Aram était dans le collimateur des autorités judiciaires. Pour prendre un seul exemple, l'éditeur Fatih Tas, de la maison Aram, avait été condamné à un an de prison avec sursis en 2009 pour violation de l'article 301 du Code pénal ("Insulte à la turcité" puis à la "nation turque"). Des livres écrits par Fethullah Gülen se sont retrouvés à la poubelle à travers tout le pays[11]. Lorsque ces livres ont été retrouvés chez des personnes privées, comme des universitaires ou des étudiants, ils ont été confisqués comme "preuves" d'appartenance à une organisation criminelle et des enquêtes ont été ouvertes à leur encontre. Cela a parfois conduit à des arrestations[12]. A Denizli, des livres de Gülen auraient même été brûlés[13]. Des agressions visant des librairies, des éditeurs et des écrivains (notamment à la foire du livre d'Istanbul) se sont par ailleurs multipliées[14]. En mai 2017, la maison d'édition Belge, fondée en 1977 par Ayse Nur et Ragip Zarakolu, a subi une descente de police qui y confisqua 2200 livres. Au-delà de cette confiscation, dont seulement une infime partie (29 livres) se fondait sur une décision de justice, c'est une partie de la mémoire de cette vénérable maison d'édition qui a ainsi été dévalisée. C'est dans ce contexte grave pour les libertés d'expression et de publier en Turquie que nous vous invitons à aller voir la belle exposition sur l'engagement de fond de la maison Belge et de ses consoeurs turques contre les tabous et la censure. Hyestart est heureux de vous proposer la visite de cette exposition importante en partenariat avec les groupes de Genève d'Amnesty International. Rendez-vous à la Maison des Associations (26-29 avril 2018). Rue des Savoises 15. "Finissage" le 28 avril à 18h30. Liste des écrivains et éditeurs en prison (au 20 avril 2017) : Abdullah Kaya Ahmet Altan Ahmet Şık Ahmet Turan Alkan Ali Bulaç Atilla Tas Ayşe Nazlı Ilıcak Aytekin Gezici Bayram Kaya Bünyamin Köseli Emre Soncan Ercan Gün Erdal Şen Erol Zavar Gökçe Fırat Çulhaoğlu Gültekin Avcı Güray Tekin Öz Hidayet Karaca Kadri Gürsel Mehmet Altan Mehmet Baransu Murat Sabuncu Musa Kart Mutlu Çölgeçen Mümtazer Türköne Özgür Amed (Ethem Çağır) Serhat Şeftali Şahabettin Demir Şahin Alpay Tuncer Çetinkaya Turhan Günay Ufuk Şanlı Ünal Tanık Vedat Demir Source: Association des éditeurs turcs (TYB). [1] De même que 16 chaines de télévision, deux radios, 45 journaux et 15 magazines. [2] Report on the Freedom to Publish in Turkey, June 2016 - June 2017. Turkish Publishers Associaiton (TYB). [3] Id. [4] www.dw.com/en/books-come-under-suspicion-in-post-coup-turkey/a-41361598 [5] bianet.org [6] Report on the Freedom to Publish in Turkey, June 2016 - June 2017. Turkish Publishers Associaiton (TYB). [7] Id. [8] Id. [9] Id. [10] Id. [11] Id. [12] Id. [13] Id. [14] www.dw.com/en/books-come-under-suspicion-in-post-coup-turkey/a-41361598

  • La Culture empêchée : l’art et les registres d’application de la censure en Turquie

    La censure n’est pas seulement significative par ce qu'elle interdit, mais aussi par ce qu’elle autorise. Son étude permet d’approcher les peurs, les inquiétudes et les interdits d’une société, ainsi que l’énonciation idéologique religieuse, morale ou sociale. La production d’objets culturels : livres, œuvres d’art, films (...) est devenu un danger pour le gouvernement turc, il le démontre avec force en s’attaquant à tout ce qui favorise l’exercice de la pensée. La virulence de la réaction contre la production culturelle tient compte de ce que ce gouvernement considère comme stratégique ou pas, ce qui explique la répression terrible qui s’abat sur les journalistes de la presse d’opposition. Le monde des arts plastiques est bien entendu touché par le phénomène et il s’avère très intéressant pour examiner les modes de censure mises en place, les tactiques d’évitement ou l’autocensure engendrée à partir de normes et de valeurs érigées par l’Etat contemporain, mais qui ne fait bien souvent que réactiver une idéologie qui existe depuis le début du vingtième siècle : la turcité. La « morale » occupe dans la censure contre les œuvres d’art une place particulière. Les incessants appels du gouvernement à une « morale nationale », la volonté d’étouffer toute diversité culturelle et intellectuelle incitent un grand nombre d’artistes à s’autocensurer, c’est le « chilling effect ». Un individu refuse ou hésite à exercer sa liberté d’expression par peur des sanctions légales ou pas. Des artistes interrogés sur ce phénomène soulignent la peur d’être isolés. Les arts plastiques comme d’autres instances de production culturelle payent un prix lourd à la régulation morale. Entre autres exemples la biennale d’Istanbul 2017 avait vu un acte de vandalisme être perpétré contre une œuvre de Ron Mueck « homme sous cardigan », sculpture d’un homme nu. Un groupe de cinq hommes s’attaquait non seulement à l’œuvre, mais, selon leurs dires, au sécularisme. Anecdotique mais intéressant, la petite fille du dernier sultan, Nilhan Osmanoglu soutint l’attaque et mis en cause l’exposition au nom des traditions et de la religion, la maison où se tenait l’événement ayant appartenu au dernier Calife Abdulmecid. Une œuvre de Ali Elmaci a dû être retirée de la foire d’art contemporain de Istanbul, idem à Ankara ou à Izmir. Dans les différents exemples, on tente toujours d’isoler non seulement la pièce incriminée, mais l’auteur lui même en faisant intervenir des groupes sociaux qui le punissent de ne pas se « conformer », on le voue ainsi à l’ostracisme. Le plus troublant est que l’on assiste à une évolution vers une responsabilisation individualisée de la morale à avoir et à appliquer dans la production d’œuvres. Une autocensure qui fonctionne donc parfaitement. Cette régulation morale doit ménager les valeurs nationales ancrées dans l’histoire turque depuis les débuts de la République et pour certaines la fin du règne de Abdulhamid II. Il est donc normal que l’autocensure travaille en profondeur les artistes, surtout lorsque c’est sa vie ou sa liberté qui sont en jeu. Il y a eut des résistances et le monde de l’art turc a tenté de s’opposer, malgré des attaques de galeries comme celle du vernissage de « Tophane art walk ». Ce qui semble avoir motivé l’attaque des lieux d’exposition n’était pas l’exposition elle-même, mais la consommation d’alcool sur la voie publique par des « dégénérés ». Ce qui s’exprimait dans les commentaires des habitants du quartier, c’était une scission profonde de la société turque où la morale sur fond de crise sociale était mise en avant pour maîtriser et réguler les symboles véhiculés par les lieux d’art et les œuvres. Après le mirage progressiste des années 2000, la retombée est amère pour le monde artistique. La biennale 2017 d’Istanbul orchestrée par deux curateurs danois était une gigantesque métaphore mise en place pour ne pas alerter le gouvernement. Comment créer en sourdine et aborder des sujets dangereux en Turquie ? Comment rendre compte du caractère fuyant d’une réalité qui effraye et qui oscille entre peurs sociales, obsessions nationalistes et sécuritaires ? Il ne reste qu’à trouver un langage métaphorique qui ne fasse pas tomber l’artiste dans les affres de l’arsenal législatif dont l’article d'Alexis Krikorian révèle toute l’étendue. La normalisation se décline par trois registres principaux : une législation fixant le cadre des interdits et des sanctions, des formes de régulations individualisées (autocensure) et une légitimation de cette normalisation qui va au-delà d’une simple censure institutionnelle. La subversion artistique est dangereuse en Turquie. Pourquoi certaines images, sculptures ou autres objets culturels dérangent-t-il ? Quelles limites culturelles, sociales, historiques ou politiques mettent-elles en évidence ? Qu’est-ce que le pouvoir turc ne saurait voir ? Quelles sont les limites du représentable ? Lieu d’articulation entre le collectif et l’individuel, de la règle et du ressenti, l’interdit s’avère un espace paradoxal de liberté pour certains artistes turcs qui tentent de trouver des stratégies de contournement pour permettre une lecture alternative de leurs œuvres : matériaux, formes symboliques, jeux de mots... Par comparaison aux ingérences directes et violentes du pouvoir dans le domaine du journalisme, la gestion de la moralité dans les arts se fait de manière plus insidieuse. Le déploiement massif des catégories identificatoires comme « honneur turc », « peuple turc », « türkcülük », turquisme et autres encadrent de toute façon le champ de la création artistique. La contestation n’est pas toujours immédiatement collective ou organisée, elle prend aussi la forme de pratiques individuelles comme des espaces préservés d’entre soi ou peuvent se déployer des pratiques artistiques réprimées par l’Etat. Après la sidération causée par les violences étatiques, les artistes turcs mettront-ils en place des stratégies individuelles de subsistance ou d’accommodation aux systèmes de domination ? Sans une aide extérieure, cela semble difficile aujourd’hui. Jusqu’à présent les critiques du pouvoir contre les œuvres d’art sont des commentaires virulents, mais énoncés de telle sorte que c’est le public qui réagit violemment. La norme est définie par le « haut » et c’est le « bas » qui la fait respecter. Il y a dans ce cas une « invisibilité » de la censure mais qui existe bel et bien. Il faut préciser que « l’art » est un objet culturel réservé à une élite, dont l’usage est peu développé dans la société turque dans son ensemble, à l’image du lectorat. La part de population qui investit l’œuvre d’art est minime en proportion des téléspectateurs. Le télévisuel est de première importance dans le pays et le support essentiel de l’idéologie nationaliste. La reconnaissance des valeurs religieuses dans la sphère du publique est très importante, l’AKP a instauré un capitalisme moralisé dont les références à l’Islam sont nombreuses : incitation au mariage, voire au mariage précoce, interdiction des boissons alcoolisées après 22 heures... Cette « synthèse turco-islamique » a été mise en place dès 1980 par les militaires qui ont opéré le coup d’Etat. Erdogan se trouve plus en position d’héritier que d’instigateur, mais on peut dire qu’il en fait la quintessence de la culture nationale. Passé dans la Constitution en 1982, elle imprègne l’éducation, les comportements et les mentalités. Mais il reste une ambiguïté fondamentale dans cette expression « être Turc », qui est Turc ? Seulement celui qui appartient à l’ethnie turque ? Seulement celui qui est musulman ? La réponse donnée par l’histoire moderne et l’actualité est claire. C’est oui. L’aspect religieux, la nostalgie et la réhabilitation de l’Empire ottoman dans la Turquie de l’AKP sur fond d’équilibre difficile entre sécularisme kémaliste et affirmation d’un Islam politique montre combien le président Erdogan veut une transformation profonde du mode de légitimation du politique sur le social, l’économie et la culture à travers une redéfinition drastique du nationalisme et des interdits culturels. La morale devient donc un élément essentiel du contrôle et l’expression d’une idéologie. Et pourtant ces dernières années avaient vu beaucoup d’initiatives artistiques tenter de s’opposer à un nationalisme dangereux, de donner la voix aux minorités de Turquie, de créer des espaces de dialogue ou les différentes communautés du pays pouvaient penser la perte qui est un trauma historique pour le pays, penser la perte des Balkans, du Moyen Orient, des Arméniens, des Grecs…« penser la perte, c’est guérir de tout ce qu’on a perdu.. » dit Etienne Copeaux. Il y a eut des tentatives pour que chacune des communautés qui forment ce pays pensent à leur perte ensemble, mais peine perdue, le récit nationaliste est plus fort avec ses inepties historiques. Alors il reste des milliers de personnes arrêtées, emprisonnées. 17.000 femmes, une centaine d’enfants en bas âge en prison avec leurs mères, le caractère arbitraire du système judiciaire, des chefs d’accusation irrationnels ou ambigus, la brutalité policière qui ne font que confirmer le lien systémique et historique du caractère autoritaire du régime turc. Il faut donc écrire, créer dans un galimatias métaphorique comme l’a fait le journaliste Irfan Aktan qui écrivit un article sur les évènements d’Afrin » intitulé « Afrin zsmnkymlf » soulignant l’absurdité d’être journaliste aujourd’hui en Turquie. Entretenir le secret sur les ressorts réels de la politique, produire un puissant outillage législatif de légitimation du pouvoir, surveiller, atomiser les groupes réfractaires, contrôler les mobilisations sociales en réorientant les individus vers une économie de marché où la réussite individuelle se fait au détriment du collectif (le syndicalisme turc n’a pas connu le déclin qui existe dans d’autres pays européens). Les intimidations, les actes de violence physiques autant de facteurs qui agissent sur la capacité des individus à s’engager et installe ou réinstalle une peur physique de l’Etat. Les années 1980 ont connu un schéma similaire : 650.000 personnes arrêtées, 210.000 procès, 30.000 opposants réfugiés à l’étranger. Précisons que l’Europe était déjà muette, s’intéressant plus à la stabilité du pays qu'à la défense des droits de l’homme dont elle "garantissait" déjà la défense par un discours plus que frileux. Alors que l’utilisation de la torture était courante. La dislocation des oppositions ne date pas d’aujourd’hui, la phobie séparatiste (bölücülük) est un élément central de la disqualification des protestations. Si les années 2000 avaient laissé penser à l’acceptation par le pouvoir central de la « mosaïque ethnique turque », les années 2010 ont vu l’élément nationaliste largement reprendre le dessus. Les derniers événements de l’actualité turque montrent que le gouvernement ne cède jamais devant les manifestations ou les grèves de la faim, seules les pressions extérieures des pays occidentaux semblent avoir un effet. Nous ressassons tous des chiffres invraisemblables : une dizaine de dirigeants de l’union des médecins en prison, des dizaines avocats, des milliers d'enfants emprisonnés (selon les chiffres de l’administration pénitentiaire turque), près de 250.000 personnes emprisonnées, un taux de remplissage des prisons avoisinant les 120%. Nous rendons tous compte de vies brisées, d’élans démocratiques avortés, de faits qui ne seraient tolérés nulle part ailleurs sans soulever des hurlements d’atteinte aux droits les plus élémentaires, mais nous n’avons le droit de la part des gouvernements européens qu’à des reproches feutrés au gouvernement Erdogan. Ces derniers pris entre la gestion des réfugiés et des projections de géopolitique oublieuses des droits humains. Ou bien la logique sécuritaire de la Turquie trouverait-elle un écho favorable dans nos régimes ? Apparaitrait-il comme le régime de l’avenir ? Alors, c’est à nous citoyens d’être vigilants. Les Etats en rupture avec l’universalisme des droits de l’homme ne restent jamais confinés dans leur zone et pratiquent une politique étrangère peu respectueuse des lois internationales. Les Etats européens prendront-ils leur responsabilité ? Ou penseront-ils naïvement que l’on peut toujours appliquer la politique du « containment » se berçant de l’idée d’une maitrise de la situation par un double discours, défendant à la fois les droits de l’homme, mais ménageant de façon inconséquente les « alliés » économiques ou stratégiques. Ce qui discrédite le discours universaliste et fait le jeu de pays comme la Turquie. Quand les droits des citoyens et les garanties correspondantes sont anéantis, comme c’est le cas en Turquie, les droits de l’homme ou de la personne le sont également. Ne pas réagir et agir aux exactions commises en Turquie, c’est accepter là-bas, mais ici aussi, qu’exclure quelqu’un ou une catégorie de la population de la jouissance des droits civiques, c’est l’exclure de « l’humanité elle-même ». L’art est un fait social sur lequel l’Etat turc entend bien avoir un regard. Usant pour cela des systèmes de défense collectifs : nationalisme, honneur et turcité, auxquels la grande majorité de son électorat participent, même si pour cela ils doivent faire preuve de « mauvaise foi »individuelle, en se masquant la réalité. Mais cette agrégation de « mauvaise foi » individuelle, soutenue institutionnellement sert de bases aux croyances collectives mises place par le gouvernement. On pourrait presque soutenir que c’est un procédé historique. La reconnaissance de la légitimité n’est pas un acte libre de la conscience en Turquie, il faut que l’Etat contrôle tous les éléments qui induisent cette reconnaissance. Il y a peu d’outils qui permettent aux citoyens turcs de penser librement son adhésion à son gouvernement si ce n’est la forme incorporée de structure de domination : Turc/non Turc, Musulman/non Musulman, ennemi intérieur/ennemi extérieur, Turc blanc(élite kémaliste)/Turc noir (classes inférieures, paysans) auquel le président Erdogan s’identifie. Quelle sera la position de l’Europe qui ne semble toujours pas saisir le lien étroit qui existe entre défense des droits de l’homme et sécurité de l’ordre mondial ? A-t-elle décidé de n’être qu‘une puissance inutile ? Ou mettra t-elle en place un discours et des actions cohérentes d’assistance à la démocratie qui serait pour elle le meilleur garant de sa sécurité ? BIBLIOGRAPHIE. Yumul Arus. Özkirimli umut.(2000). Reproducing the nation.banal nationalism in Turkish press. Yavuz Hakan. Media identities for Alevis and Kurds in Turkey.Indiana university press. Elise Massicard. L’autre Turquie.Le mouvement Aleviste et ses territoires.PUF.2005 Elise Massicard. Entre « l’intermédiaire » et l’homme d’honneur.Savoir faire et dilemmes en Turquie. Politix. Ahmad Feroz. The making of modern Turkey.the making of Middle East. 1993 Peter Andrews. Ethnics groups in the republic of Turkey.1989 Frederique Besson.Turcité ethnique,turcité citoyenne.l’Harnmattan.1998 Hamit Bozarslan. Le phénomène milicien, une composante de la violence politique en Turquie.1999 Bertrand Badie. La diplomatie des droits de l’homme : entre éthique et volonté de puissance. Fayard. 2002 Nicolas Tenzer. Le monde à l’horizon de 2030.Perrin.2012

  • Les livres, les journaux et les arts contre la censure

    1ère partie: Les journaux et les communications en ligne. Un Etat de droit en mille morceaux et une répression tous azimuts Le 16 février dernier tombait la lourde sentence: Peine de prison à vie pour les deux frères Altan, ainsi que pour Nazli Ilicak. Leur crime ? Avoir tenté de renverser l'ordre constitutionnel et avoir "délivré des messages subliminaux" lors d'une émission de télévision ! Le jour même, un autre journaliste (germano-turc), Deniz Yücel, était enfin libéré de prison, après que le Premier Ministre turc, en visite en Allemagne, avait annoncé une bonne nouvelle le concernant. Si l'on souhaitait illustrer l'absence d'indépendance de la justice, il n'y aurait pas meilleur exemple d'une justice aux ordres que cette double décision du 16 février. L'état d'urgence a été proclamé suite à la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016 et est aujourd'hui toujours en vigueur. La Turquie, qui était déjà le pays le plus condamné par la Cour européenne des droits de l'homme, invoquait alors l'article 15 pour suspendre la convention européenne[1]. L'Etat de droit, déjà bien mal en point avant le 15 juillet, a alors purement et simplement volé en éclats, aggravant encore davantage la situation d'une liberté d'expression déjà au plus mal dans le pays depuis des décennies. Toutes les parties prenantes le disent, à des degrés divers. De la Commission européenne aux ONG turques et internationales de défense des droits de la personne. De 2001 à 2017, la Turquie est ainsi passée de la 110ème à la 155ème place au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF) ! Pour cette dernière organisation, la Turquie est d'ailleurs devenue la deuxième plus grande prison à journalistes au monde (avec 43 journalistes en prison en 2016), derrière la Chine (52 journalistes), un pays près de 20 fois plus peuplé que la Turquie et qui n'est pas non plus connu pour son respect scrupuleux des droits de l'homme. À la fin de 2011, il y avait 30 écrivains et 25 journalistes en prison en Turquie (et 70 en procès), selon l'organisation de défense des écrivains, PEN International. En juillet 2017, pour la même organisation, il y avait pas moins de 150 écrivains et journalistes en prison. Soit une augmentation de 173 % du nombre de journalistes et écrivains en prison sur une période de 6 ans ! Pour l'association des éditeurs turcs (TYB), il y avait en mai 2017, 34 écrivains et éditeurs de livres en prison (seulement à cause de leurs écrits ou publications). Il convient de relever que c'était la première fois que cette association publiait un tel chiffre, ce qui dénote une incontestable aggravation de la situation. 170 organes de presse et des dizaines de maisons d'édition ont par ailleurs été fermés depuis juillet 2016. Au-delà de la tentative de coup d'Etat de juillet 2016 qui n'a fait qu'aggraver, de mon point de vue, des tendances de fond fortement ancrées dans l'Etat turc, cet article se propose de dresser un panorama des principales lois et pratiques qui limitent la liberté d'expression en Turquie depuis de longues années déjà. Une législation anti-terroriste (TMK) fourre-tout utilisée à grande échelle Tout d'abord, quelques mots sur le contexte. Un tiers des condamnations mondiales pour terrorisme ont eu lieu en Turquie, plus encore qu'en Chine, au cours de la décennie allant de 2001 à 2011 (près de 13000 condamnations sur un total mondial de 35000[2]). En moyenne, cela signifie plus de 3 condamnations par jour, tous les jours, pendant 10 ans. Au même rythme, les États-Unis auraient eu environ 50000 condamnations pour terrorisme au cours de la même période. Au même rythme, la Norvège, pays de 5 millions d'habitants, aurait prononcé 800 condamnations pour terrorisme sur la même période. Avec une population a peu près équivalente à celle de la Turquie, la Grande-Bretagne a quant à elle enregistré, dans les faits, 206 condamnations pour terrorisme entre 2013 et 2016[3] (en moyenne un peu moins de 70 condamnations par an, ou 0,19 par jour, soit un taux près de 20 fois inférieur à celui de la Turquie[4]). En Turquie même, le nombre de condamnations pour terrorisme est passé de 273 par an en 2005 à 6345 en 2009[5] ! Dans son dernier rapport sur les "progrès de la Turquie"[6], la Commission européenne à nouveau souligné la nécessité d'amender la législation anti-terroriste turque (TMK) afin de la rendre conforme aux décisions de la Cour européenne des droits de l'homme qui visent un équilibrage entre la liberté d'expression et les mesures antiterroristes. Depuis près de 10 ans maintenant, soit bien avant la tentative de coup d'Etat, la législation anti-terroriste turque a été utilisée de manière croissante pour museler la liberté d'expression en Turquie. Depuis une décennie, on reproche à cette législation d'être trop vague dans sa définition du terrorisme et des organisations terroristes. Depuis plus longtemps encore, de nombreux écrivains et journalistes sont détenus, jugés et condamnés à cause de cette loi en violation de leur droit à la liberté d'expression. Les condamnations étaient nombreuses dans les années 90. Plus récemment, les grandes affaires KCK des années 2011-2012 montrent bien que l'utilisation de cette législation pour museler la liberté d'expression n'est en rien une nouveauté post-tentative de coup d'Etat. Les procès, interminables, durent parfois des années. Il est dès lors évident que l'application de la législation antiterroriste par les autorités turques est pour le moins problématique. La liste des noms concernés par des affaires fondées sur l'invocation des articles 6.2 et 7.2 (faire de la propagande pour une organisation terroriste) de la loi anti-terroriste[7] est longue comme le bras: Ragip Zarakolu, Asli Erdogan, Erol Onderoglu, Ragip Duran[8], Pinar Selek, Hasan Cemal, Can Dündar ... Dans l'affaire "Cumhuriyet", du nom du célèbre quotidien, les journalistes, dont certains sont encore en prison comme Ahmet Sik, sont accusés de liens avec plusieurs "organisations terroristes" (les gülenistes de FETÖ, le PKK ou le DHKP-C (extrême gauche)) du fait de leurs écrits et risquent jusqu'à 43 ans de prison. Détournement du système des notices rouges d'Interpol Suite à un discours prononcé à Diyarbakir en mai 2016, le ministère de la justice turque a demandé en septembre 2017 l'émission d'une notice rouge d'Interpol à l'encontre de Can Dündar, rappelant l'affaire Akhanli qui avait déjà annoncé l'instrumentalisation d'Interpol par la Turquie, instrumentalisation dont un pays frère, l'Azerbaïdjan, est aussi coutumier. Dogan Akhanli avait été arrêté le 19 août 2017 alors qu'il passait des vacances en Espagne après l'émission d'une notice rouge d'Interpol. Cet écrivain allemand d'origine turque, qui a entre autre choses reconnu le génocide des Arméniens, avait heureusement fini par être relâché après le refus de Madrid de l'extrader, estimant qu'il s'agissait-là d'une notice rouge émise de manière abusive. Dans la même veine, le journal "Le Soir" du 12 février 2018[9] nous apprenait que le "militant belge d’extrême-gauche" Bahar Kimyongur figurait depuis peu sur la liste des « terroristes les plus recherchés » par la Turquie. Une récompense de 214000 euros est promise pour sa capture. L'on apprend par ailleurs que le site www.terorarananlar.pol.tr mélange les noms de près de 900 personnes appartenant aux mouvements kurde, d’extrême-gauche ou à l’Etat islamique. Bahar Kimyongur avait été acquitté en Belgique pour des faits allégués de terrorisme (l’affaire dite du DHKP-C), mais avait été frappé depuis 2006 d’un mandat d’arrêt international délivré par la Turquie en raison de sa participation à un chahut organisé fin novembre 2000 lors de la visite à Bruxelles d'un ministre turc. Il avait été arrêté à trois reprises, aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne en raison de l’existence d’une notice rouge d'Interpol à la demande de la Turquie. La Belgique avait prêté son concours à l’exécution de son arrestation aux Pays-Bas. Cette notice rouge avait à chaque fois été déclarée illégale par les juridictions des différents pays concernés. Le 22 août 2014, Interpol avait officiellement retiré la notice visant le ressortissant belge qui vient par ailleurs de porter plainte contre la Turquie pour "menaces". Loi 6532 sur les services de renseignement d'Etat et l'agence nationale de renseignement Avant même la tentative de coup d'Etat, de nouvelles restrictions à la liberté d'expression ont été imposées par le pouvoir suite à un scandale de corruption en décembre 2013. Cela a pris la forme, notamment, de la loi 6532 amendant la loi sur les services de renseignement d'Etat et l'agence nationale de renseignement qui est entrée en vigueur le 26 avril 2014[10]. Cette loi amendant une ancienne loi (2937) a à la fois élargi les pouvoirs et réduit la responsabilité des services secrets (MIT). Les amendements ont affectés de manière négative le droit à la vie privée, la liberté des médias et le droit du public à l'accès à l'information. La loi donne au MIT des pouvoirs élargis pour conduire des opérations de surveillance et pour collecter de l'information. L'article 7 prévoit des peines sévères pour quiconque obtiendrait ou publierait des informations sur le MIT. Le Code pénal turc (TCK) : Une large panoplie d'articles liberticides Article 226 (obscénité) La dernière décennie avait vu une recrudescence des affaires d'obscénité en vertu de l'article 226 du Code pénal turc. Le Conseil du Premier ministre pour la protection des enfants contre les publications nuisibles, qui avait été inactif pendant des décennies, avait en effet été réactivé dans les années 2010-2011 en prononçant des interdictions à l'encontre d'une littérature pour adultes, littérature que la Cour européenne des droits de l'homme a depuis décrite comme "appartenant au patrimoine littéraire européen[11]". Etat de droit bafoué La Cour constitutionnelle turque, dans un arrêt du 26 octobre 2017[12], a donné raison à l'éditeur Irfan Sanci (qui avait publié une traduction d'un livre de William Burroughs et était poursuivi en vertu de l'article 226) en indiquant que sa liberté d'expression avait été violée. Cette décision va bien entendu dans le bon sens. Mais depuis peu, les arrêts de la Cour constitutionnelle turque sont parfois ignorés par des tribunaux inférieurs. Par exemple, le 11 janvier 2018, la Cour constitutionnelle ordonnait la libération de l'écrivain et journaliste Sahin Alpay, jugeant sa détention provisoire (de même que celle de Mehmet Altan) inconstitutionnelle[13]. Sous la pression évidente du pouvoir politique, cet arrêt n'a toujours pas été mis en oeuvre, les tribunaux inférieurs refusant de l'appliquer et rejetant tous les recours introduits par les avocats. De plus, les droits de la défense et des détenus sont de plus en plus bafoués, les avocats étant par ailleurs eux-mêmes victimes de la répression. 71 sont en prison. 1486 sont poursuivis[14]. 38 prisons ont été livrées en 2016. 50 sont en construction[15]. Parallèlement, des dizaines de milliers de prisonniers de droit commun on été libérés pour désengorger les prisons qui doivent désormais accueillir des dizaines de milliers de nouveaux détenus incarcérés dans le cadre des rafles post-15 juillet. Entre 2005 et 2015, soit bien avant la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016, la Turquie était d'ailleurs le pays qui avait connu la plus forte hausse de son taux de population incarcérée à l'échelle des pays du Conseil de l'Europe avec une hausse de plus de 190 %[16]. Criminalisation de la diffamation (plusieurs articles [17]) Le code pénal turc criminalise par ailleurs la diffamation. Des amendes et des peines de prison sont prévues. L'article 125 du code pénal stipule que le fait de diffamer un agent public dans le cadre de ses fonctions entraine une peine minimale ou une amende plus élevée que pour la diffamation de citoyens ordinaires. De toute évidence, cela semble être contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme selon laquelle « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique agissant en sa qualité de personnage public que d’un simple particulier[18] ». De nombreuses affaires de diffamation sont engagées par des officiels haut placés comme le Premier Ministre à la suite de déclarations qu'ils jugent diffamatoires, notamment celles faites par voie de presse ou dans les médias audiovisuels. Il n'y a pas de statistiques officielles, mais on estime qu'il y a des centaines d'accusations de diffamation portées à l'initiative des officiels. Article 301 (insulte à la nation turque) En octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un jugement dans l'affaire Altug Taner Akcam c. Turquie. Selon la Cour, l'article 301 du Code pénal turc, tel qu'amendé en 2008 et par ailleurs successeur de l'article 306[19], continue de violer l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme relatif à la liberté d'expression. Cet article 301 a été utilisé pour poursuivre des personnalités aussi diverses qu'Orhan Pamuk, Ragip Zarakolu, Hrant Dink, Murat Belge, Perihan Magden, Temel Demirer... Bien que de nombreuses organisations turques et internationales de défense de la liberté d'expression aient demandé à maintes reprises l'abrogation de ce célèbre article, il est malheureusement toujours en vigueur et continue d'être utilisé, par exemple dans le contexte de l'intervention militaire turque à Afrine[20]. Article 216 (incitation de la population à l'hostilité ou à la haine) L'article 216[21] du code pénal criminalise l'"incitation de la population à l'hostilité ou à la haine". L'"insulte aux valeurs religieuses" (art. 216 alinéa 3) est utilisé comme un prétexte pour réprimer la liberté d'expression et est passible d'une peine de prison de six mois à trois ans. Cet alinéa continue d'être utilisé à l'encontre de celles et ceux qui ont des opinions religieuses contraires. Des cas célèbres ont émaillé ces dernières années (Fasil Say, Sevan Nishanyan...). Articles 337 et 329 (espionnage et divulgation de secrets d'Etat) Dans l'affaire Can Dündar et Erdem Gül, ce sont les articles 337 (espionnage) et 329 (divulgation de secrets d'Etat) du code pénal et la loi anti-terroriste (adhésion à une organisation terroriste) qui ont été utilisés pour les arrêter après qu'ils ont publié un article dans "Cumhuriyet" dont le titre était "Voici les armes dont Erdogan prétend qu'elles n'existent pas" en mai 2015. Selon cet article et une vidéo postée peu après, les services secrets turcs, le MIT, ont livré des armes à des groupes djihadistes en Syrie. Après avoir passé près de 100 jours en détention entre fin 2015 et début 2016, Can Dündar a été condamné en première instance à 5 ans et 10 mois de prison pour "divulgation de secrets d'Etat" en mai 2016. En sortant de l'audience, il a été victime d'une tentative d'assassinat, ce qui précipita son exil vers l'Allemagne juste avant la tentative de coup d'Etat de juillet 2016. L'exil forcé comme seule porte de sortie D'ailleurs, c'est à une véritable hémorragie des "opposants" (comprenez "intellectuels") à laquelle on a assisté en Turquie dès avant juillet 2016 et dont la gravité n'a fait qu'empirer à partir de là. La liste de celles et ceux qui sont partis est longue. On pense ici à Ragip Zarakolu, Pinar Selek, Can Dündar, Sevan Nishanyan, Ahmet Nesin, Asli Erdogan, Ragip Duran... On pourrait ajouter à la liste ceux qui sont partis il y a longtemps déjà comme Taner Akcam. Une pression accrue sur les réseaux sociaux La loi Internet De nombreux sites web ont été bloqués depuis l'adoption de la loi 5651 (la "loi internet") en 2007. Des milliers de sites d'information et de plateformes telles que YouTube, Vimeo, Dailymotion ou encore Twitter ont été bloqués à de nombreuses reprises. D'après Engelliweb.com[22], le nombre de sites officiellement bloqués par la direction des télécommunications (TIB) en 2013 était de 15405, en hausse par rapport à 2012 (7824) ou encore 2011 (6506). Un site web[23] bien connu des francophones d'origine arménienne fait partie des sites web inaccessibles depuis la Turquie. Le magazine en ligne lancé depuis l'Allemagne en janvier 2017 par Can Dündar[24] fait également partie des nombreux sites web bloqués en Turquie. De manière générale, la pression s'est accrue sur les réseaux sociaux. Un tweet critique peut désormais conduire en prison comme le montre l'exemple du chanteur Atilla Taş[25]. Des tweets du journaliste Ahmet Sik ont également été versés au "dossier" contre lui. Le terme «terroristes des médias sociaux» est utilisé à l'encontre de celles et ceux qui utilisent leur liberté d'expression. Selon le ministère de l'Intérieur, des poursuites judiciaires ont été engagées à l'encontre de 3710 personnes au second semestre 2016 (dont 1656 correspondant à des arrestations), toutes dans le cadre de "la lutte contre le terrorisme[26]". Les arrestations liées aux médias sociaux se sont poursuivies en 2017. Twitter: La Turquie occupe la première place mondiale dans la censure Selon le rapport sur la transparence de Twitter, la Turquie occupe la première place mondiale dans les demandes de suppression de contenu, le nombre de décisions de justice envoyées et les demandes de fermeture de comptes[27]. Sur un total de 8417 demandes adressées par la Turquie, Twitter en a fermé 290[28]. La Turquie figurait également au troisième rang des pays ayant demandé des informations sur les utilisateurs à Twitter. Au total, la Turquie a envoyé à Twitter 493 demandes de renseignements en 2016 portant sur 1076 comptes d'utilisateurs[29]. Twitter indique par ailleurs qu'il n'a pas répondu positivement à toutes les demandes d'information. Au premier semestre 2017, la Turquie a adressé 2710 demandes de suppression de contenu à Twitter, ce qui représentait 45 % du total mondial des demandes de ce type[30]. Selon le rapport sur la transparence de Facebook[31] du 1er semestre 2016, divers organismes et ministères turcs ont exigé la suppression de contenus jugés illégaux sur des sujets tels que l'atteinte aux droits personnels (loi 5661), l'insulte à Atatürk et la vente non-autorisée de produits réglementés. Un grand nombre de demandes provenaient de tribunaux. Au total 993 demandes portant sur 1200 utilisateurs ont été formulées au cours de cette période. Facebook a répondu favorablement dans 80% des cas. Au second semestre de la même année, 459 demandes de renseignements ont été formulées portant sur un total de 522 utilisateurs. Facebook a répondu favorablement à 49% de ces demandes. De plus, le "nombre d'éléments de contenu restreint" se fondant sur les demandes de ces institutions s'est élevé à 1111[32]. Le premier semestre 2017 a connu une forte hausse des demandes (1041) portant sur 1367 utilisateurs. Facebook a répondu favorablement dans 71 % des cas. Le "nombre d'éléments de contenu restreint" par Facebook se fondant sur ces demandes s'est quant à lui élevé à 712 au premier semestre 2017[33]. Wikipédia fermé Le 28 avril 2017, l'accès à Wikipédia, la plus grande encyclopédie Internet au monde, a été bloqué sur décision administrative. La décision stipulait que "Wikipédia dépeint la Turquie dans les mêmes termes que l'organisation terroriste Daech". Le jugement indiquait par ailleurs que l'interdiction d'accès serait levée si le contenu était retiré. Les appels de Yaman Akdeniz et de Kerem Altiparmak[34] ont révélé que le site avait été bloqué sur la base de deux entrées: "L'implication étrangère dans la guerre civile syrienne" et "Le terrorisme d'Etat". Wikipédia a été prié "d'ouvrir des bureaux de représentation en Turquie, d'opérer en conformité avec le droit international, d'obtempérer aux décisions de justice et de ne pas prendre part aux opérations de dénigrement et de diffamation à l'encontre de la Turquie[35]". Suite à l'interdiction, Wikimedia a engagé un avocat en Turquie et a interjeté appel devant la Cour constitutionnelle en mai 2017[36]. En janvier 2018, l'administration turque a réitéré que le retrait du "contenu insultant" pourrait conduire au déblocage de l'accès à Wikipédia[37]. Le caractère répressif de la loi internet a été renforcé à plusieurs reprises sur fond d'affaires de corruption des plus hautes autorités, notamment au printemps 2014. Les articles 100 et 101 de la loi autorisent le gouvernement à bloquer des URL[38][39]. L'une des conséquences de ce type de blocage est que les comptes privés de médias sociaux, voire les posts privés, peuvent être bloqués tout en permettant le maintien de l'accès aux sites web sur lesquels se trouvent les comptes individuels en question. Autrement dit, les autorités sont maintenant en mesure de mener des actions clandestines de censure, en toute impunité. Ceci est d'autant plus vrai lorsque le blocage n'est pas le fait d'une décision de justice. Dans ce cas, il n'existe pas de registre public de la censure ainsi pratiquée. De plus, sur le plan technique, le blocage d'URL requiert une surveillance plus poussée que le seul blocage de site web. La loi ainsi amendée pourrait ouvrir la voie à la mise en place d'infrastructures et de pratiques de surveillance encore plus poussées[40]. Des FAI sous contrôle Ces amendements à la loi 5651 exigent que tous les Fournisseurs d'accès à internet (FAI) opérant en Turquie joignent un "syndicat des fournisseurs d'accès"[41]. Un refus de rejoindre le syndicat entraine de facto une impossibilité de travailler en Turquie. De plus, la loi stipule que le syndicat ne peut pas adopter son propre règlement. Le pouvoir du gouvernement sur les FAI est donc énorme. En décembre 2012, le Cour européenne des droits de l'homme a jugé que la loi 5651 violait l'article 10[42] (le droit à la liberté d'expression). Le manque de clarté de la loi, la non-mention des cas dans lesquels le contenu pourrait être bloqué et l'impossibilité pour les parties victimes de blocage de réagir avant le dit blocage ont été mis en avant par la Cour européenne des droits de l'homme[43]. Les amendement de 2014 n'ont fait qu'exacerber ces problèmes. Par conséquent, cette loi reste plus que jamais en violation de la Convention européenne des droits de l'homme. Loi 5816 (Insulte à la mémoire d'Atatürk) Comme on l'a vu, cette loi est utilisée dans bien des domaines, y compris les contenus en ligne, et pourrait être rattachée à l'immense arsenal criminalisant la diffamation. Cette loi vise aussi les écrits imprimés. Parmi de nombreux exemples, on peut citer les poursuites dont l'éditeur Zarakolu a été l'objet aux termes de cette loi après qu'il a publié la traduction du livre de George Jerjian, "La vérité nous libérera" (Gercek bizi Ozgur Kalicak, Belge, Istanbul 2004). Ou encore celui du Professeur Mönch de l'Université de Brême qui, dans un discours au Parlement européen en 2008, avait indiqué que, selon lui, Atatürk serait poursuivi pour crimes de guerre s'il était encore vivant. Plus que jamais en vigueur, comme le démontre par exemple la censure sur Facebook, cette loi protégeant la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk expose toute déclaration critique envers le fondateur de la République turque à quatre ans et demi de prison. Conclusion En conclusion, il existe en Turquie tout un arsenal législatif liberticide qui est appliqué de manière lourde et qui contraint donc les citoyens, les écrivains, les journalistes, les éditeurs et les artistes à l’autocensure sur une multitude de sujets devenus autant de tabous. Le journaliste Ragip Duran, condamnée à 20 d'intervalle en 1998 et en 2018 à des peines de prison pour "propagande terroriste"[44], en liste 6 majeurs : le kémalisme, le génocide des Arméniens (lié à l'honneur de la nation), la question kurde, l’action de l’armée, la position des femmes et la charia. La manière dont l'arsenal législatif répressif est appliqué compte aussi beaucoup : les écrivains ou les éditeurs dans le collimateur sont visés par des procédures longues et abusives qui souvent s'emmêlent dans un réseau d'une rare complexité. Il n'est pas rare que quand une procédure s'arrête, une autre commence. Se faisant les personnes visées subissent un véritable harcèlement judiciaire d'une justice plus que jamais aux ordres, ce qui, on l'a vu, conduit de plus en plus souvent à un exil forcé. Les personnes médiatiques ou bénéficiant de soutiens à l'étranger sont en général plus "chanceuses" comme la double décision du 16 février l'a encore montré. Comme le demandait l'historien Levent Yilmaz dans un article du Monde du 19 février 2018, "Y aura-t-il une Angela Merkel pour les frères Altan?". Poser la question est malheureusement déjà y répondre un peu. La tentative de coup d'Etat de juillet 2016 n'a fait qu'aggraver des tendances de fond fortement ancrées à la fois dans la législation et les pratiques de l'Etat turc en matière de liberté d'expression. Les réformes qui avaient été entreprises au début des années 2000 dans le cadre du rapprochement avec l'Union européenne n'étaient malheureusement pas de nature à fondamentalement changer la donne. On l'a vu, pendant cette période, que certains aiment à présenter comme "dorée", les prisons continuaient de se remplir à vitesse grand V et les procès des petits éditeurs, écrivains et journalistes prospéraient loin des caméras et de l'attention médiatique qui se focalisaient sur une ou deux grandes affaires comme celle d'Orhan Pamuk. Au-delà des textes de loi, ce qu'il faudrait c'est à la fois une Union européenne structurellement plus ferme qu'elle ne l'a jamais été dans ce qu'elle exige d'un pays toujours candidat dans les domaines des droits de l'homme, de la mémoire, de la démocratie et de l'Etat de droit, y compris en ajoutant de nouveaux critères en la matière et, en Turquie même, une sorte de miracle, une révolution copernicienne dans le domaine des pratiques et donc des mentalités qui restent malheureusement obnubilées par la question de l'honneur (national, individuel). L'apparition d'une force politique authentiquement démocratique (et non pas seulement de façade comme c'est le cas aujourd'hui avec toutes les forces en présence, sauf le HDP) et majoritaire pourrait concourir à ce miracle. Nous en sommes si loin. En attendant, comme depuis de trop longues décennies, il faudra savoir être patients, solidaires et résilients. [1] La Convention continue de s'appliquer à la Turquie malgré tout. [2] http://www.nbcnews.com/id/44389156/ns/us_news-9_11_ten_years_later/t/rightly-or-wrongly-thousands-convicted-terrorism-post-/#.Wo2rzBQnKCc [3] https://www.statista.com/statistics/538686/persons-convicted-of-terrorism-related-offences-by-gender-great-britain-uk/ [4] Sur une période certes différente : Turquie (2001-2011), Grande-Bretagne (2013-2016). [5] http://www.nbcnews.com/id/44389156/ns/us_news-9_11_ten_years_later/t/rightly-or-wrongly-thousands-convicted-terrorism-post-/#.Wo2rzBQnKCc [6] https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/sites/near/files/pdf/key_documents/2016/20161109_report_turkey.pdf [7] L'article 314 du Code pénal (appartenance à une organisation armée) est aussi souvent utilisé, de même que l'article 220 (Constitution d'organisations à des fins délictueuses). Ces deux articles ont par exemple été utilisés contre le journaliste d'investigation A. Sik en 2011 (il était accusé d'être membre d'Ergenikon). [8] Pour leur campagne de solidarité envers feu le journal kurde d'Istanbul "Ozgür Gündem". [9] http://www.lesoir.be/139746/article/2018-02-12/la-tete-du-militant-belge-bahar-kimyongur-mise-prix [10] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre de l'Examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014. [11] Au moins deux livres de Guillaume Apollinaire avaient été interdits, par exemple. [12] http://www.constitutionalcourt.gov.tr/inlinepages/press/PressReleasesofJudgments/detail/96.html [13] Site web de RSF. [14] www.avocatparis.org/avocats-poursuivis-emprisonnes-et-tortures-en-turquie-basile-ader-demande-leur-liberation-immediate [15] Préface du livre de Dogan Akhanli: "Verhaftung in Granada oder Treibt die Türkei in die Diktatur?" (2018, Ed. Kiwi). [16] http://wp.unil.ch/space/files/2017/03/SPACE-I-2015_Executive-Summary_E_1703014.pdf (page 3). [17] Il convient ici d'ajouter, notamment, les articles 267 (calomnie), 299 (insulter le chef d'Etat), 130 (insulte d'une personne décédée). [18] CEDH 1er juill. 1997, Oberschlick c. Autriche, § 59. [19] L'article 306 du nouveau Code pénal adopté le 27 septembre 2004 punissait de 3 à 10 ans de prison, ainsi qu'à de lourdes amendes, celles et ceux qui mettraient à mal l'intérêt national turc. Deux seuls exemples de mise à mal dudit intérêt national étaient cités dans l'article 306: appeler de ses vœux l'évacuation de Chypre nord par les troupes turques, ou dire que les Arméniens de l'Empire ottoman ont été victimes d'un génocide pendant la Première Guerre mondiale. Se faisant, la Turquie officialisait sa politique de négation du génocide des Arméniens dans son code pénal. Suite à des protestations diverses et variées, l'article 306 est devenu l'article 301 interdisant l'insulte à la "turcité" puis, après réforme, à la nation turque. [20] http://www.ifex.org/turkey/2018/01/23/journalists-detained-social-media [21] Anciennement article 312 du Code pénal. [22] Un site web de tracking indépendant qui n'est plus en ligne. [23] Le site web du mensuel "Les nouvelles d'Arménie" (www.armenews.com). [24] https://ozguruz.org/tr/ [25] Il a été relâché en octobre 2017 après avoir passé plus de 400 jours en prison. [26] Rapport juin 2016 - juin 2017 sur la liberté de publier en Turquie de l'association turque des éditeurs (TYB). [27] Id. [28] Id. [29] Id. [30] https://transparency.twitter.com/en/removal-requests.html (les pays suivants sont la Russie, l'Allemagne et la France). Le rapport cite notamment l'article 125 du Code pénal et l'article 7 de la loi anti-terroriste. [31] Rapport juin 2016 - juin 2017 sur la liberté de publier en Turquie de l'association turque des éditeurs (TYB). [32] Id. [33] https://transparency.facebook.com/country/Turkey/2017-H1/ [34] Rapport juin 2016 - juin 2017 sur la liberté de publier en Turquie de l'association turque des éditeurs (TYB). [35] Id. [36] https://www.reuters.com/article/us-turkey-security-internet-wikipedia/wikipedia-appeals-to-turkish-constitutional-court-over-websites-blocking-cnn-turk-idUSKBN1851K1 [37] http://www.hurriyetdailynews.com/wikipedia-still-not-sure-why-it-is-still-banned-in-turkey-125858 [38] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier Examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014. [39] Ce qui est bien moins transparent que le blocage de sites web. [40] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier Examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014. [41] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014. [42]Ahmet Yildiri c. Turquie 2012 no.3111/10 [43] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014. [44] http://www.liberation.fr/planete/2018/01/22/lettre-d-un-journaliste-de-libe-en-exil-force_1624434

  • La chasse aux médias critiques en Turquie: cadre conceptuel pour la mise en place d’une dictature

    bianet.org Cinq journalistes condamnés à la prison ferme pour solidarité envers le journal « Özgür gündem », journal d’opposition pro-kurde. : Ragip Duran, Ayse Düzkan, Mehmet Ali Celebi, Hüseyin Bektas et Hüseyin Akyol. Ils étaient accusés, comme il se doit, de « propagande terroriste » en faveur du PKK. Le journal a d’ailleurs été fermé plusieurs fois, mais la profession avait lancé une campagne en faveur du pluralisme des médias, soutenue par des personnalités telles que Sebnem Korur Fincanci, militante des droits de l’homme et universitaire ou Erol Önderoglu, représentant de reporters sans frontières, les deux étant en passe d’être jugés. Ragip Duran a choisi quant à lui la seule voie qu’il lui restait, celle de l’exil. On ne répétera jamais assez combien la liberté de la presse est l'une des garanties de la démocratie. Le maintien en détention de façon illégale des journalistes Mehmet Altan et Sahin Alpay signe par ailleurs la fin de l’Etat de droit en Turquie. Si l’on considère que la démocratie est l’exercice du pouvoir qui procède de la volonté des citoyens , il est évident que ce citoyen doit être informé, notamment sur les projets de loi, les débats sociaux et autres. Pour ce faire, l’information doit être aussi libre et indépendante qu‘on l’espère en démocratie. Les liens de causalité pouvant exister entre médias et démocratisation ont été établis depuis de nombreuses années. La politologue Judith Lichtenberg parle même de l’existence d’un « dogme incontestable » à propos du lien entre démocratie et liberté de la presse dont découleraient les autres libertés politiques et démocratiques. Attaquer, museler ou réprimer la presse dans son sens large et moderne (journaux, télévisions, radio, média du web ...) comme le fait le gouvernement turc, c’est rappeler que les régimes non démocratiques ne doivent leur survie qu’au contrôle de la liberté d’expression et d’information. Journalistes, universitaires, syndicalistes ou militants, l’Etat turc s’attaque à tout et à tous ceux qui ont un rôle au sens de pouvoir ou d’influence sur des processus de réformes politiques ou sociales, restreignant encore par ses procédés les formes d’émancipation populaire qui ne sont pas si nombreuses en Turquie. La politique de Erdogan concernant les médias est on ne peu plus claire, et l’AKP a bien compris les enjeux du champ médiatique. Si l’on prend l’exemple des transmissions télévisées, on note comment et très rapidement le gouvernement a eu une mainmise sur ce média. Dans un pays ou le lectorat n’est pas si développé, bien des régions ont une tradition orale forte ; la télévision est le réel miroir social dans lequel les spectateurs cherchent leur identité et celle du pays. Elle joue donc un rôle essentiel dans la redéfinition identitaire turque. Le groupe Dogus qui possède entre autre Star tv et une dizaine de radio appartient à un ami personnel du président Erdogan. D’autres médias sans entrer dans des liens directs ou amicaux avec le pouvoir soutiennent clairement et directement l’AKP : « Milliyet » par exemple licenciera plusieurs journalistes critiques envers le gouvernement entre 2010 et 2013. Depuis 2010 les médias d’opposition sont sous pression croissante. Arrestation de Can Dündar et Ordem Gül du quotidien « Cumhuriyet », fermeture du journal « Zaman », plusieurs chaînes de télévision ont été fermées, IMC ou Zarok TV, par exemple qui se limitaient pourtant à des programmes culturels. Le plus souvent sous prétexte d’une proximité réelle ou supposée avec le mouvement kurde. Ainsi tous les médias d’opposition qu’ils soient d’inspiration kémaliste, marxiste ou anticapitaliste (mouvement actif et traditionnel en Turquie) sont visés. Les médias en ligne qui témoignaient de la vitalité persistante de la société civile, puisque animés par différentes couches sociales de la société, sont devenus un enjeu croissant de la censure gouvernementale. Il est donc évident que le champ médiatique est pour le gouvernement turc, un champ de forces et de luttes pour modifier les structures politiques et sociales du pays afin d’asseoir un Etat autoritaire. Si le paysage politique turc et ce qu’il en laisse voir au travers de médias sous contrôle est toujours dominé par le patriotisme et le nationalisme, le troisième vecteur, la laïcité, est de plus en plus oublié. Entre l’injonction du « milliyetçilik » et celui du « vatanseverlik », patrie et nation , le citoyen turc est de plus en plus pris dans l’attitude binaire ami/ennemi qu’il connaît bien dans son histoire moderne et contemporaine. L’excellence turque érigée en dogme ne laisse place pour expliquer les problèmes qu’à l’agression extérieure ou à la trahison. Mais les attaques constantes du gouvernement Erdogan contre les médias, mais aussi contre tous les acteurs d’une société citoyenne, montre combien la stabilisation politique est loin d’être gagnée pour le gouvernement. La Turquie, dans son histoire, a toujours su reconstituer un espace militant. En agissant en autocrate, le président Erdogan réveillera peut-être une mémoire collective en contexte autoritaire. Le contexte politique turc est particulier, bien de ses acteurs ne sont pas des « professionnels », le clivage entre élite urbaine et élite rurale est très prononcé dans la configuration des partis politiques. L’AKP a d’ailleurs pris appui sur ces intermédiaires du champ politique (associations, entreprises, milieu associatif caritatif ou couches sociales défavorisées) pour déployer l’Etat et mettre en place une censure et un contrôle des médias drastiques. La morale puritaine a remplacé la lutte contre le communisme avec le soutien d’une grande partie de la population qui ne voit dans la censure effrénée de ces dernières années qu’un outil légitime pour créer une convergence entre la religion majoritaire, le sunnisme et les normes morales républicaines. L’investissement du gouvernement dans l’action sociale est un autre aspect de l’éviction de certains acteurs sociaux jugés trop dangereux. L’AKP ne s’est jamais désengagé de la sphère sociale et l’investit de plus en plus, en privilégiant différentes ONG. Il ne s’agit pas d’une mise en place de « droits » pour les citoyens les plus démunis, mais d’une forme religieuse de charité ou de bienfaisance qui ne fait qu’accentuer les mécanismes de domination. Mais le gouvernement ne contrôle pas tous les intermédiaires de son mode de gouvernance (la rupture avec le mouvement guleniste en est la preuve). C’est très certainement pourquoi il désire briser toute opposition et contrôler les points d’insertion dans la société qui sont les plus importants comme les médias. Alors quelles sont ou quelles seront les résistances en Turquie ? Y aura-t-il une convergence des luttes sociales, minoritaires et politiques ? L’Europe réagira t-elle enfin à la dérive autoritaire ? Tout cela n’est que suppositions. Mais ce qui est sûr, en revanche, c’est que la liberté de la presse, d’informer sans censure ou pression, est si essentielle à la démocratie qu’elle ne peut être limitée sans mettre en danger les droits de chaque citoyen de tous pays, quel qu’il soit.

  • Modes de contrôle de la production culturelle en Turquie : censure, autocensure et coupes sombres

    Depuis un certain nombre d’années, on a constaté les effets du Kulturkampf qui s’est emparé de la Turquie. Le ministère de la culture ne s’était jamais autant investi dans les foires du livre, dans l’aide à la traduction (le projet TEDA qui a permis la diffusion des écrivains turcs dans les grandes langues) et même dans l’exportation de produits culturels qui tendaient à souligner l’envers de la turcité. Pourtant les mesures qui s’accumulent, également depuis des années, vont dans le sens d’une restriction des libertés individuelles et collectives et soulignent le problème de la censure dans le pays. Si son application est multiple, les poursuites touchent plusieurs domaines : la littérature, le journalisme, la traduction, le web et un ensemble de production d’objets culturels. Tout ce qui semble de près ou de loin toucher aux symboles de la turcité. Nationalisme et turcité Question qui hante les pouvoirs turcs depuis longtemps, de la mise en place d’une conscience de la turcité par des auteurs tels que Mustafa Celaleddin (1826-1876) jusqu’au turquisme de Ziya Gökalp, auteur des « principes du turquisme » (Türkçülügün esalari) qui fera de ce concept de turcité un projet politique, en passant par Yusuf Akçura et son manifeste politique de 1904 : « Trois styles de politique ». De la Turquie multiethnique, multiconfessionnelle et riche des diverses cultures établies sur son sol, il ne restera pas grand–chose. L’anthropologie appelée à la rescousse de la construction de la «nation» turque, permettra ce passage de la race à la «nation». Soutenu par des revues telles que « Hareket » (action) ou « Büyük dogu » (le grand orient), on passera du touranisme au nationalisme. La situation se compliquera par la volonté des intellectuels conservateurs des années 1970 de définir la place de la religion dans ce concept. Ils donneront naissance à la définition de la «synthèse turco-musulmane». On voit donc renaître depuis quelques années, des procès, des chasses aux sorcières et des arrestations qui se fondent sur la trahison de la turcité, donc de la nation. La censure et ses implications pénales laisse entrevoir une pathologie de la communication, mais aussi une pathologie sociale. Les années 1990 laissaient pourtant présager une réhabilitation des cultures minoritaires en Turquie. On semblait vouloir redonner une place aux identités multiples qui ont peuplé ce pays et qui en ont fait pendant longtemps une mosaïque exceptionnelle. Il suffit de se rappeler le courage des époux Zarakolu, fondateurs des éditions Belge, dont le catalogue offrait une variété exemplaire de littérature minoritaire et d’auteurs engagés et qui ouvraient la voie à des écrivains tels que Enis Batur, Özcan Karabulut, ou Oya Baydar par exemple. Une littérature riche qui ne voulait pas que la culture turque soit réduite à quelques éléments et qui défendait un mode de pensée renouvelé. Aujourd’hui ces années semble bien loin et la dérive autocratique apparaît comme irréversible. Sans que l’on sente une réelle volonté occidentale d’interpeller franchement le pouvoir en place sur une telle utilisation de la censure. Pourtant ce qui domine les représentations de l’histoire des démocraties occidentales est la libération à partir d’une situation initiale basée sur l’oppression, l’obscurantisme et la censure. Histoire et morale, censure et autocensure L’utilisation de la censure sur un mode aussi agressif a un précédent historique : le règne d'Abdulhamid II. La floraison de maisons d’édition, de revues, de cercles d’écrivains, le bouillonnement culturel et social n’empêchera pas la mise en place d’une censure extrêmement répressive. Le mot « nez » ne pouvait être employé, le Sultan étant complexé par son nez qu’il avait crochu. Il est pourtant une figure importante pour les conservateurs en tant que promoteur d’une identité nationale construite autour de l’Islam sunnite. La morale dont on se targuera et dont les comportements devront découler permettra de mettre en place une censure invisible, parce que normative et implicite. Une censure qui est une soumission à l’orthodoxie des opinions. Censure structurale, comme la définissait Pierre Bourdieu. La Turquie moderne positionnera clairement sa naissance sur la turcité avec un citoyen turc qui aurait des spécificités organiques, linguistiques et des qualités sociales et civiques bien déterminées. Ainsi se met en place très tôt l’ambiguïté des mots de la nation. Le mot « millyetçilik » est traduit en français par nationalisme, mais il n’a pas cette signification en turc, puisqu’il n’est pas considéré comme signifiant une idéologie, mais comme définissant une vertu naturelle. Censure et autocensure procèdent de la limitation du pensable et du dicible. Ainsi tout discours, pour être recevable et admis, doit respecter certaines formes imposées par cette «censure structurale» dont le gouvernement turc se fait le garant. La répression terrible qui frappe les journalistes sous divers prétexte, le plus terrible étant le soutien au terrorisme ou la participation active au terrorisme montre bien le processus mis en place. Ils sont souvent désignés comme traîtres à la nation, mettant en danger l’unité (« bialik ») et la concorde (« berabilik ») de cette même nation. Dans les différents procès de journalistes, d’intellectuels ou de fonctionnaires, le nationalisme apparaît comme l’âme de la nation. La censure en Turquie est aussi une injonction à s’exprimer selon des règles balisées par l’histoire et la société. « Vatan haini », traître à la patrie, est une invective d’un usage devenu courant. Le terme de trahison s’appliquant à tout ce qui remet en cause la doxa est un élément majeur d’inhibition. Il ouvre la voie aux poursuites judiciaires, aux violences policières, et aux pressions diverses. Censure et morale Le discours de l’Etat qui se fait ouvertement nationaliste à partir des années 2009 a embrassé le discours kémaliste en y intégrant un contenu religieux. Ainsi, après une illusion de rupture avec la tradition autoritaire des régimes précédents, la mise en place de diverses lois autorise une censure plus dure. On ne doit plus s’exprimer que selon les recommandations du pouvoir qui rejette autant qu’il suggère ou encourage et propose. Ainsi le pouvoir turc censure autant par standardisation et normalisation que par sanctions. On sait l’importance que revêtent le passé et l’histoire pour les Turcs, domaine où s’applique en premier lieu la censure. Comment s’étonner alors qu’elle ne soit pas appliquée férocement à tout et à tous ceux qui remettraient en question le « miracle » de la construction de la nation. L’arsenal législatif dont bénéficie le pouvoir pour normaliser et réguler la production de biens culturels est conséquent. Les lois portant sur le respect de la nation, sur le terrorisme ou sur le respect de l’autorité sont nombreuses et de nombreux articles du code pénal peuvent être invoqués. Précisons que de tels moyens de régulation existent encore dans de nombreux pays occidentaux, mais la spécificité de la Turquie tient à l’organisation des institutions utilisées par le pouvoir et à la sévérité des sanctions encourues et à celle des peines infligées. La censure en Turquie a la particularité de s’appliquer à ce et à ceux qui ne respecteraient pas la morale principe fondateur des lois. Même si ce terme de « moral » ne possède pas en Turquie de définition stricte, mais là encore est utilisé dans des perspectives nationalistes. La « morale » officielle définirait le « vrai » citoyen turc et dans le même temps son rôle dans la sphère du privé, celui de pater familias. L’autorité morale revenant ainsi au pouvoir politique. Tout ce qui touche le couple famille/pouvoir est donc susceptible d’être censuré. L’intrusion de la censure dans le monde du web, en bloquant certains sites, voir l’accès à internet a souvent été expliqué par le pouvoir par le désir de protéger les familles de contenus choquants ou immoraux circulant sur la toile. Erdogan précisera plusieurs fois que les familles elles-mêmes attendaient de telles mesures. Mais quelles familles ? Celles de son électorat ou un ensemble plus large de la population ? On constate que l’Etat ne considère pas la société turque comme un ensemble de citoyens, mais un ensemble de « familles » dont on peut gérer l’intimité. La loi 5651 qui permet ces blocages ou des restrictions d’accès a bien évidemment aussi des visées politiques, notamment contre les sites kurdes ou pro-kurdes. Les moyens sont divers : blocage, contrôle des cyber-cafés, recours à des hackers, usage de la contre-information, fermeture des réseaux de communication pour une période donnée, etc. L’ensemble des mesures de censure qui frappe la production de biens culturels en Turquie montre que si le pouvoir en place a bien une volonté de redéfinir le sécularisme et de mettre en place un ordre moral, il s’agit bien plus de la transformation et de la légitimation du rôle du politique sur l’économie et le social par une redéfinition du nationalisme et des interdits culturels.

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