top of page

Les livres, les journaux et les arts contre la censure



Cour de sureté d'Etat, Istanbul, Déc. 2003. Procès de Ragip Zarakolu pour l'un de ses livres sur les violations des droits humains du régime issu du coup d'Etat de 1980.

1ère partie: Les journaux et les communications en ligne.

Un Etat de droit en mille morceaux et une répression tous azimuts

Le 16 février dernier tombait la lourde sentence: Peine de prison à vie pour les deux frères Altan, ainsi que pour Nazli Ilicak. Leur crime ? Avoir tenté de renverser l'ordre constitutionnel et avoir "délivré des messages subliminaux" lors d'une émission de télévision ! Le jour même, un autre journaliste (germano-turc), Deniz Yücel, était enfin libéré de prison, après que le Premier Ministre turc, en visite en Allemagne, avait annoncé une bonne nouvelle le concernant. Si l'on souhaitait illustrer l'absence d'indépendance de la justice, il n'y aurait pas meilleur exemple d'une justice aux ordres que cette double décision du 16 février.

L'état d'urgence a été proclamé suite à la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016 et est aujourd'hui toujours en vigueur. La Turquie, qui était déjà le pays le plus condamné par la Cour européenne des droits de l'homme, invoquait alors l'article 15 pour suspendre la convention européenne[1]. L'Etat de droit, déjà bien mal en point avant le 15 juillet, a alors purement et simplement volé en éclats, aggravant encore davantage la situation d'une liberté d'expression déjà au plus mal dans le pays depuis des décennies. Toutes les parties prenantes le disent, à des degrés divers. De la Commission européenne aux ONG turques et internationales de défense des droits de la personne.

De 2001 à 2017, la Turquie est ainsi passée de la 110ème à la 155ème place au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF) ! Pour cette dernière organisation, la Turquie est d'ailleurs devenue la deuxième plus grande prison à journalistes au monde (avec 43 journalistes en prison en 2016), derrière la Chine (52 journalistes), un pays près de 20 fois plus peuplé que la Turquie et qui n'est pas non plus connu pour son respect scrupuleux des droits de l'homme. À la fin de 2011, il y avait 30 écrivains et 25 journalistes en prison en Turquie (et 70 en procès), selon l'organisation de défense des écrivains, PEN International. En juillet 2017, pour la même organisation, il y avait pas moins de 150 écrivains et journalistes en prison. Soit une augmentation de 173 % du nombre de journalistes et écrivains en prison sur une période de 6 ans ! Pour l'association des éditeurs turcs (TYB), il y avait en mai 2017, 34 écrivains et éditeurs de livres en prison (seulement à cause de leurs écrits ou publications). Il convient de relever que c'était la première fois que cette association publiait un tel chiffre, ce qui dénote une incontestable aggravation de la situation. 170 organes de presse et des dizaines de maisons d'édition ont par ailleurs été fermés depuis juillet 2016.

Au-delà de la tentative de coup d'Etat de juillet 2016 qui n'a fait qu'aggraver, de mon point de vue, des tendances de fond fortement ancrées dans l'Etat turc, cet article se propose de dresser un panorama des principales lois et pratiques qui limitent la liberté d'expression en Turquie depuis de longues années déjà.

Une législation anti-terroriste (TMK) fourre-tout utilisée à grande échelle

Tout d'abord, quelques mots sur le contexte. Un tiers des condamnations mondiales pour terrorisme ont eu lieu en Turquie, plus encore qu'en Chine, au cours de la décennie allant de 2001 à 2011 (près de 13000 condamnations sur un total mondial de 35000[2]). En moyenne, cela signifie plus de 3 condamnations par jour, tous les jours, pendant 10 ans. Au même rythme, les États-Unis auraient eu environ 50000 condamnations pour terrorisme au cours de la même période. Au même rythme, la Norvège, pays de 5 millions d'habitants, aurait prononcé 800 condamnations pour terrorisme sur la même période. Avec une population a peu près équivalente à celle de la Turquie, la Grande-Bretagne a quant à elle enregistré, dans les faits, 206 condamnations pour terrorisme entre 2013 et 2016[3] (en moyenne un peu moins de 70 condamnations par an, ou 0,19 par jour, soit un taux près de 20 fois inférieur à celui de la Turquie[4]). En Turquie même, le nombre de condamnations pour terrorisme est passé de 273 par an en 2005 à 6345 en 2009[5] !

Dans son dernier rapport sur les "progrès de la Turquie"[6], la Commission européenne à nouveau souligné la nécessité d'amender la législation anti-terroriste turque (TMK) afin de la rendre conforme aux décisions de la Cour européenne des droits de l'homme qui visent un équilibrage entre la liberté d'expression et les mesures antiterroristes. Depuis près de 10 ans maintenant, soit bien avant la tentative de coup d'Etat, la législation anti-terroriste turque a été utilisée de manière croissante pour museler la liberté d'expression en Turquie. Depuis une décennie, on reproche à cette législation d'être trop vague dans sa définition du terrorisme et des organisations terroristes. Depuis plus longtemps encore, de nombreux écrivains et journalistes sont détenus, jugés et condamnés à cause de cette loi en violation de leur droit à la liberté d'expression. Les condamnations étaient nombreuses dans les années 90. Plus récemment, les grandes affaires KCK des années 2011-2012 montrent bien que l'utilisation de cette législation pour museler la liberté d'expression n'est en rien une nouveauté post-tentative de coup d'Etat. Les procès, interminables, durent parfois des années. Il est dès lors évident que l'application de la législation antiterroriste par les autorités turques est pour le moins problématique. La liste des noms concernés par des affaires fondées sur l'invocation des articles 6.2 et 7.2 (faire de la propagande pour une organisation terroriste) de la loi anti-terroriste[7] est longue comme le bras: Ragip Zarakolu, Asli Erdogan, Erol Onderoglu, Ragip Duran[8], Pinar Selek, Hasan Cemal, Can Dündar ... Dans l'affaire "Cumhuriyet", du nom du célèbre quotidien, les journalistes, dont certains sont encore en prison comme Ahmet Sik, sont accusés de liens avec plusieurs "organisations terroristes" (les gülenistes de FETÖ, le PKK ou le DHKP-C (extrême gauche)) du fait de leurs écrits et risquent jusqu'à 43 ans de prison.

Détournement du système des notices rouges d'Interpol

Suite à un discours prononcé à Diyarbakir en mai 2016, le ministère de la justice turque a demandé en septembre 2017 l'émission d'une notice rouge d'Interpol à l'encontre de Can Dündar, rappelant l'affaire Akhanli qui avait déjà annoncé l'instrumentalisation d'Interpol par la Turquie, instrumentalisation dont un pays frère, l'Azerbaïdjan, est aussi coutumier. Dogan Akhanli avait été arrêté le 19 août 2017 alors qu'il passait des vacances en Espagne après l'émission d'une notice rouge d'Interpol. Cet écrivain allemand d'origine turque, qui a entre autre choses reconnu le génocide des Arméniens, avait heureusement fini par être relâché après le refus de Madrid de l'extrader, estimant qu'il s'agissait-là d'une notice rouge émise de manière abusive.

Dans la même veine, le journal "Le Soir" du 12 février 2018[9] nous apprenait que le "militant belge d’extrême-gauche" Bahar Kimyongur figurait depuis peu sur la liste des « terroristes les plus recherchés » par la Turquie. Une récompense de 214000 euros est promise pour sa capture. L'on apprend par ailleurs que le site www.terorarananlar.pol.tr mélange les noms de près de 900 personnes appartenant aux mouvements kurde, d’extrême-gauche ou à l’Etat islamique. Bahar Kimyongur avait été acquitté en Belgique pour des faits allégués de terrorisme (l’affaire dite du DHKP-C), mais avait été frappé depuis 2006 d’un mandat d’arrêt international délivré par la Turquie en raison de sa participation à un chahut organisé fin novembre 2000 lors de la visite à Bruxelles d'un ministre turc. Il avait été arrêté à trois reprises, aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne en raison de l’existence d’une notice rouge d'Interpol à la demande de la Turquie. La Belgique avait prêté son concours à l’exécution de son arrestation aux Pays-Bas. Cette notice rouge avait à chaque fois été déclarée illégale par les juridictions des différents pays concernés. Le 22 août 2014, Interpol avait officiellement retiré la notice visant le ressortissant belge qui vient par ailleurs de porter plainte contre la Turquie pour "menaces".

Loi 6532 sur les services de renseignement d'Etat et l'agence nationale de renseignement

Avant même la tentative de coup d'Etat, de nouvelles restrictions à la liberté d'expression ont été imposées par le pouvoir suite à un scandale de corruption en décembre 2013. Cela a pris la forme, notamment, de la loi 6532 amendant la loi sur les services de renseignement d'Etat et l'agence nationale de renseignement qui est entrée en vigueur le 26 avril 2014[10]. Cette loi amendant une ancienne loi (2937) a à la fois élargi les pouvoirs et réduit la responsabilité des services secrets (MIT). Les amendements ont affectés de manière négative le droit à la vie privée, la liberté des médias et le droit du public à l'accès à l'information. La loi donne au MIT des pouvoirs élargis pour conduire des opérations de surveillance et pour collecter de l'information. L'article 7 prévoit des peines sévères pour quiconque obtiendrait ou publierait des informations sur le MIT.

Le Code pénal turc (TCK) : Une large panoplie d'articles liberticides

Article 226 (obscénité)

La dernière décennie avait vu une recrudescence des affaires d'obscénité en vertu de l'article 226 du Code pénal turc. Le Conseil du Premier ministre pour la protection des enfants contre les publications nuisibles, qui avait été inactif pendant des décennies, avait en effet été réactivé dans les années 2010-2011 en prononçant des interdictions à l'encontre d'une littérature pour adultes, littérature que la Cour européenne des droits de l'homme a depuis décrite comme "appartenant au patrimoine littéraire européen[11]".

Etat de droit bafoué

La Cour constitutionnelle turque, dans un arrêt du 26 octobre 2017[12], a donné raison à l'éditeur Irfan Sanci (qui avait publié une traduction d'un livre de William Burroughs et était poursuivi en vertu de l'article 226) en indiquant que sa liberté d'expression avait été violée. Cette décision va bien entendu dans le bon sens. Mais depuis peu, les arrêts de la Cour constitutionnelle turque sont parfois ignorés par des tribunaux inférieurs. Par exemple, le 11 janvier 2018, la Cour constitutionnelle ordonnait la libération de l'écrivain et journaliste Sahin Alpay, jugeant sa détention provisoire (de même que celle de Mehmet Altan) inconstitutionnelle[13]. Sous la pression évidente du pouvoir politique, cet arrêt n'a toujours pas été mis en oeuvre, les tribunaux inférieurs refusant de l'appliquer et rejetant tous les recours introduits par les avocats.

De plus, les droits de la défense et des détenus sont de plus en plus bafoués, les avocats étant par ailleurs eux-mêmes victimes de la répression. 71 sont en prison. 1486 sont poursuivis[14].

38 prisons ont été livrées en 2016. 50 sont en construction[15]. Parallèlement, des dizaines de milliers de prisonniers de droit commun on été libérés pour désengorger les prisons qui doivent désormais accueillir des dizaines de milliers de nouveaux détenus incarcérés dans le cadre des rafles post-15 juillet. Entre 2005 et 2015, soit bien avant la tentative de coup d'Etat du 15 juillet 2016, la Turquie était d'ailleurs le pays qui avait connu la plus forte hausse de son taux de population incarcérée à l'échelle des pays du Conseil de l'Europe avec une hausse de plus de 190 %[16].

Criminalisation de la diffamation (plusieurs articles [17])

Le code pénal turc criminalise par ailleurs la diffamation. Des amendes et des peines de prison sont prévues. L'article 125 du code pénal stipule que le fait de diffamer un agent public dans le cadre de ses fonctions entraine une peine minimale ou une amende plus élevée que pour la diffamation de citoyens ordinaires. De toute évidence, cela semble être contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme selon laquelle « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique agissant en sa qualité de personnage public que d’un simple particulier[18] ».

De nombreuses affaires de diffamation sont engagées par des officiels haut placés comme le Premier Ministre à la suite de déclarations qu'ils jugent diffamatoires, notamment celles faites par voie de presse ou dans les médias audiovisuels. Il n'y a pas de statistiques officielles, mais on estime qu'il y a des centaines d'accusations de diffamation portées à l'initiative des officiels.

Article 301 (insulte à la nation turque)

En octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un jugement dans l'affaire Altug Taner Akcam c. Turquie. Selon la Cour, l'article 301 du Code pénal turc, tel qu'amendé en 2008 et par ailleurs successeur de l'article 306[19], continue de violer l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme relatif à la liberté d'expression. Cet article 301 a été utilisé pour poursuivre des personnalités aussi diverses qu'Orhan Pamuk, Ragip Zarakolu, Hrant Dink, Murat Belge, Perihan Magden, Temel Demirer... Bien que de nombreuses organisations turques et internationales de défense de la liberté d'expression aient demandé à maintes reprises l'abrogation de ce célèbre article, il est malheureusement toujours en vigueur et continue d'être utilisé, par exemple dans le contexte de l'intervention militaire turque à Afrine[20].

Article 216 (incitation de la population à l'hostilité ou à la haine)

L'article 216[21] du code pénal criminalise l'"incitation de la population à l'hostilité ou à la haine". L'"insulte aux valeurs religieuses" (art. 216 alinéa 3) est utilisé comme un prétexte pour réprimer la liberté d'expression et est passible d'une peine de prison de six mois à trois ans. Cet alinéa continue d'être utilisé à l'encontre de celles et ceux qui ont des opinions religieuses contraires. Des cas célèbres ont émaillé ces dernières années (Fasil Say, Sevan Nishanyan...).

Articles 337 et 329 (espionnage et divulgation de secrets d'Etat)

Dans l'affaire Can Dündar et Erdem Gül, ce sont les articles 337 (espionnage) et 329 (divulgation de secrets d'Etat) du code pénal et la loi anti-terroriste (adhésion à une organisation terroriste) qui ont été utilisés pour les arrêter après qu'ils ont publié un article dans "Cumhuriyet" dont le titre était "Voici les armes dont Erdogan prétend qu'elles n'existent pas" en mai 2015. Selon cet article et une vidéo postée peu après, les services secrets turcs, le MIT, ont livré des armes à des groupes djihadistes en Syrie. Après avoir passé près de 100 jours en détention entre fin 2015 et début 2016, Can Dündar a été condamné en première instance à 5 ans et 10 mois de prison pour "divulgation de secrets d'Etat" en mai 2016. En sortant de l'audience, il a été victime d'une tentative d'assassinat, ce qui précipita son exil vers l'Allemagne juste avant la tentative de coup d'Etat de juillet 2016.

L'exil forcé comme seule porte de sortie

D'ailleurs, c'est à une véritable hémorragie des "opposants" (comprenez "intellectuels") à laquelle on a assisté en Turquie dès avant juillet 2016 et dont la gravité n'a fait qu'empirer à partir de là. La liste de celles et ceux qui sont partis est longue. On pense ici à Ragip Zarakolu, Pinar Selek, Can Dündar, Sevan Nishanyan, Ahmet Nesin, Asli Erdogan, Ragip Duran... On pourrait ajouter à la liste ceux qui sont partis il y a longtemps déjà comme Taner Akcam.

Une pression accrue sur les réseaux sociaux

La loi Internet

De nombreux sites web ont été bloqués depuis l'adoption de la loi 5651 (la "loi internet") en 2007. Des milliers de sites d'information et de plateformes telles que YouTube, Vimeo, Dailymotion ou encore Twitter ont été bloqués à de nombreuses reprises. D'après Engelliweb.com[22], le nombre de sites officiellement bloqués par la direction des télécommunications (TIB) en 2013 était de 15405, en hausse par rapport à 2012 (7824) ou encore 2011 (6506). Un site web[23] bien connu des francophones d'origine arménienne fait partie des sites web inaccessibles depuis la Turquie. Le magazine en ligne lancé depuis l'Allemagne en janvier 2017 par Can Dündar[24] fait également partie des nombreux sites web bloqués en Turquie.

De manière générale, la pression s'est accrue sur les réseaux sociaux.

Un tweet critique peut désormais conduire en prison comme le montre l'exemple du chanteur Atilla Taş[25]. Des tweets du journaliste Ahmet Sik ont également été versés au "dossier" contre lui. Le terme «terroristes des médias sociaux» est utilisé à l'encontre de celles et ceux qui utilisent leur liberté d'expression. Selon le ministère de l'Intérieur, des poursuites judiciaires ont été engagées à l'encontre de 3710 personnes au second semestre 2016 (dont 1656 correspondant à des arrestations), toutes dans le cadre de "la lutte contre le terrorisme[26]". Les arrestations liées aux médias sociaux se sont poursuivies en 2017.

Twitter: La Turquie occupe la première place mondiale dans la censure

Selon le rapport sur la transparence de Twitter, la Turquie occupe la première place mondiale dans les demandes de suppression de contenu, le nombre de décisions de justice envoyées et les demandes de fermeture de comptes[27]. Sur un total de 8417 demandes adressées par la Turquie, Twitter en a fermé 290[28]. La Turquie figurait également au troisième rang des pays ayant demandé des informations sur les utilisateurs à Twitter. Au total, la Turquie a envoyé à Twitter 493 demandes de renseignements en 2016 portant sur 1076 comptes d'utilisateurs[29]. Twitter indique par ailleurs qu'il n'a pas répondu positivement à toutes les demandes d'information. Au premier semestre 2017, la Turquie a adressé 2710 demandes de suppression de contenu à Twitter, ce qui représentait 45 % du total mondial des demandes de ce type[30].

Selon le rapport sur la transparence de Facebook[31] du 1er semestre 2016, divers organismes et ministères turcs ont exigé la suppression de contenus jugés illégaux sur des sujets tels que l'atteinte aux droits personnels (loi 5661), l'insulte à Atatürk et la vente non-autorisée de produits réglementés. Un grand nombre de demandes provenaient de tribunaux. Au total 993 demandes portant sur 1200 utilisateurs ont été formulées au cours de cette période. Facebook a répondu favorablement dans 80% des cas. Au second semestre de la même année, 459 demandes de renseignements ont été formulées portant sur un total de 522 utilisateurs. Facebook a répondu favorablement à 49% de ces demandes. De plus, le "nombre d'éléments de contenu restreint" se fondant sur les demandes de ces institutions s'est élevé à 1111[32]. Le premier semestre 2017 a connu une forte hausse des demandes (1041) portant sur 1367 utilisateurs. Facebook a répondu favorablement dans 71 % des cas. Le "nombre d'éléments de contenu restreint" par Facebook se fondant sur ces demandes s'est quant à lui élevé à 712 au premier semestre 2017[33].

Wikipédia fermé

Le 28 avril 2017, l'accès à Wikipédia, la plus grande encyclopédie Internet au monde, a été bloqué sur décision administrative. La décision stipulait que "Wikipédia dépeint la Turquie dans les mêmes termes que l'organisation terroriste Daech". Le jugement indiquait par ailleurs que l'interdiction d'accès serait levée si le contenu était retiré.

Les appels de Yaman Akdeniz et de Kerem Altiparmak[34] ont révélé que le site avait été bloqué sur la base de deux entrées: "L'implication étrangère dans la guerre civile syrienne" et "Le terrorisme d'Etat". Wikipédia a été prié "d'ouvrir des bureaux de représentation en Turquie, d'opérer en conformité avec le droit international, d'obtempérer aux décisions de justice et de ne pas prendre part aux opérations de dénigrement et de diffamation à l'encontre de la Turquie[35]". Suite à l'interdiction, Wikimedia a engagé un avocat en Turquie et a interjeté appel devant la Cour constitutionnelle en mai 2017[36]. En janvier 2018, l'administration turque a réitéré que le retrait du "contenu insultant" pourrait conduire au déblocage de l'accès à Wikipédia[37].

Le caractère répressif de la loi internet a été renforcé à plusieurs reprises sur fond d'affaires de corruption des plus hautes autorités, notamment au printemps 2014. Les articles 100 et 101 de la loi autorisent le gouvernement à bloquer des URL[38][39]. L'une des conséquences de ce type de blocage est que les comptes privés de médias sociaux, voire les posts privés, peuvent être bloqués tout en permettant le maintien de l'accès aux sites web sur lesquels se trouvent les comptes individuels en question. Autrement dit, les autorités sont maintenant en mesure de mener des actions clandestines de censure, en toute impunité. Ceci est d'autant plus vrai lorsque le blocage n'est pas le fait d'une décision de justice. Dans ce cas, il n'existe pas de registre public de la censure ainsi pratiquée. De plus, sur le plan technique, le blocage d'URL requiert une surveillance plus poussée que le seul blocage de site web. La loi ainsi amendée pourrait ouvrir la voie à la mise en place d'infrastructures et de pratiques de surveillance encore plus poussées[40].

Des FAI sous contrôle

Ces amendements à la loi 5651 exigent que tous les Fournisseurs d'accès à internet (FAI) opérant en Turquie joignent un "syndicat des fournisseurs d'accès"[41]. Un refus de rejoindre le syndicat entraine de facto une impossibilité de travailler en Turquie. De plus, la loi stipule que le syndicat ne peut pas adopter son propre règlement. Le pouvoir du gouvernement sur les FAI est donc énorme.

En décembre 2012, le Cour européenne des droits de l'homme a jugé que la loi 5651 violait l'article 10[42] (le droit à la liberté d'expression). Le manque de clarté de la loi, la non-mention des cas dans lesquels le contenu pourrait être bloqué et l'impossibilité pour les parties victimes de blocage de réagir avant le dit blocage ont été mis en avant par la Cour européenne des droits de l'homme[43]. Les amendement de 2014 n'ont fait qu'exacerber ces problèmes. Par conséquent, cette loi reste plus que jamais en violation de la Convention européenne des droits de l'homme.

Loi 5816 (Insulte à la mémoire d'Atatürk)

Comme on l'a vu, cette loi est utilisée dans bien des domaines, y compris les contenus en ligne, et pourrait être rattachée à l'immense arsenal criminalisant la diffamation. Cette loi vise aussi les écrits imprimés. Parmi de nombreux exemples, on peut citer les poursuites dont l'éditeur Zarakolu a été l'objet aux termes de cette loi après qu'il a publié la traduction du livre de George Jerjian, "La vérité nous libérera" (Gercek bizi Ozgur Kalicak, Belge, Istanbul 2004). Ou encore celui du Professeur Mönch de l'Université de Brême qui, dans un discours au Parlement européen en 2008, avait indiqué que, selon lui, Atatürk serait poursuivi pour crimes de guerre s'il était encore vivant. Plus que jamais en vigueur, comme le démontre par exemple la censure sur Facebook, cette loi protégeant la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk expose toute déclaration critique envers le fondateur de la République turque à quatre ans et demi de prison.

Conclusion

En conclusion, il existe en Turquie tout un arsenal législatif liberticide qui est appliqué de manière lourde et qui contraint donc les citoyens, les écrivains, les journalistes, les éditeurs et les artistes à l’autocensure sur une multitude de sujets devenus autant de tabous. Le journaliste Ragip Duran, condamnée à 20 d'intervalle en 1998 et en 2018 à des peines de prison pour "propagande terroriste"[44], en liste 6 majeurs :

  • le kémalisme,

  • le génocide des Arméniens (lié à l'honneur de la nation),

  • la question kurde,

  • l’action de l’armée,

  • la position des femmes et

  • la charia.

La manière dont l'arsenal législatif répressif est appliqué compte aussi beaucoup : les écrivains ou les éditeurs dans le collimateur sont visés par des procédures longues et abusives qui souvent s'emmêlent dans un réseau d'une rare complexité. Il n'est pas rare que quand une procédure s'arrête, une autre commence. Se faisant les personnes visées subissent un véritable harcèlement judiciaire d'une justice plus que jamais aux ordres, ce qui, on l'a vu, conduit de plus en plus souvent à un exil forcé. Les personnes médiatiques ou bénéficiant de soutiens à l'étranger sont en général plus "chanceuses" comme la double décision du 16 février l'a encore montré. Comme le demandait l'historien Levent Yilmaz dans un article du Monde du 19 février 2018, "Y aura-t-il une Angela Merkel pour les frères Altan?". Poser la question est malheureusement déjà y répondre un peu.

La tentative de coup d'Etat de juillet 2016 n'a fait qu'aggraver des tendances de fond fortement ancrées à la fois dans la législation et les pratiques de l'Etat turc en matière de liberté d'expression. Les réformes qui avaient été entreprises au début des années 2000 dans le cadre du rapprochement avec l'Union européenne n'étaient malheureusement pas de nature à fondamentalement changer la donne. On l'a vu, pendant cette période, que certains aiment à présenter comme "dorée", les prisons continuaient de se remplir à vitesse grand V et les procès des petits éditeurs, écrivains et journalistes prospéraient loin des caméras et de l'attention médiatique qui se focalisaient sur une ou deux grandes affaires comme celle d'Orhan Pamuk.

Au-delà des textes de loi, ce qu'il faudrait c'est à la fois une Union européenne structurellement plus ferme qu'elle ne l'a jamais été dans ce qu'elle exige d'un pays toujours candidat dans les domaines des droits de l'homme, de la mémoire, de la démocratie et de l'Etat de droit, y compris en ajoutant de nouveaux critères en la matière et, en Turquie même, une sorte de miracle, une révolution copernicienne dans le domaine des pratiques et donc des mentalités qui restent malheureusement obnubilées par la question de l'honneur (national, individuel).

L'apparition d'une force politique authentiquement démocratique (et non pas seulement de façade comme c'est le cas aujourd'hui avec toutes les forces en présence, sauf le HDP) et majoritaire pourrait concourir à ce miracle. Nous en sommes si loin. En attendant, comme depuis de trop longues décennies, il faudra savoir être patients, solidaires et résilients.

[1] La Convention continue de s'appliquer à la Turquie malgré tout.

[4] Sur une période certes différente : Turquie (2001-2011), Grande-Bretagne (2013-2016).

[7] L'article 314 du Code pénal (appartenance à une organisation armée) est aussi souvent utilisé, de même que l'article 220 (Constitution d'organisations à des fins délictueuses). Ces deux articles ont par exemple été utilisés contre le journaliste d'investigation A. Sik en 2011 (il était accusé d'être membre d'Ergenikon).

[8] Pour leur campagne de solidarité envers feu le journal kurde d'Istanbul "Ozgür Gündem".

[10] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre de l'Examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014.

[11] Au moins deux livres de Guillaume Apollinaire avaient été interdits, par exemple.

[13] Site web de RSF.

[15] Préface du livre de Dogan Akhanli: "Verhaftung in Granada oder Treibt die Türkei in die Diktatur?" (2018, Ed. Kiwi).

[17] Il convient ici d'ajouter, notamment, les articles 267 (calomnie), 299 (insulter le chef d'Etat), 130 (insulte d'une personne décédée).

[18] CEDH 1er juill. 1997, Oberschlick c. Autriche, § 59.

[19] L'article 306 du nouveau Code pénal adopté le 27 septembre 2004 punissait de 3 à 10 ans de prison, ainsi qu'à de lourdes amendes, celles et ceux qui mettraient à mal l'intérêt national turc. Deux seuls exemples de mise à mal dudit intérêt national étaient cités dans l'article 306: appeler de ses vœux l'évacuation de Chypre nord par les troupes turques, ou dire que les Arméniens de l'Empire ottoman ont été victimes d'un génocide pendant la Première Guerre mondiale. Se faisant, la Turquie officialisait sa politique de négation du génocide des Arméniens dans son code pénal. Suite à des protestations diverses et variées, l'article 306 est devenu l'article 301 interdisant l'insulte à la "turcité" puis, après réforme, à la nation turque.

[21] Anciennement article 312 du Code pénal.

[22] Un site web de tracking indépendant qui n'est plus en ligne.

[23] Le site web du mensuel "Les nouvelles d'Arménie" (www.armenews.com).

[25] Il a été relâché en octobre 2017 après avoir passé plus de 400 jours en prison.

[26] Rapport juin 2016 - juin 2017 sur la liberté de publier en Turquie de l'association turque des éditeurs (TYB).

[27] Id.

[28] Id.

[29] Id.

[30] https://transparency.twitter.com/en/removal-requests.html (les pays suivants sont la Russie, l'Allemagne et la France). Le rapport cite notamment l'article 125 du Code pénal et l'article 7 de la loi anti-terroriste.

[31] Rapport juin 2016 - juin 2017 sur la liberté de publier en Turquie de l'association turque des éditeurs (TYB).

[32] Id.

[34] Rapport juin 2016 - juin 2017 sur la liberté de publier en Turquie de l'association turque des éditeurs (TYB).

[35] Id.

[38] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier Examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014.

[39] Ce qui est bien moins transparent que le blocage de sites web.

[40] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier Examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014.

[41] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014.

[42]Ahmet Yildiri c. Turquie 2012 no.3111/10

[43] Contribution commune sur la Turquie soumise dans le cadre du dernier examen périodique universel (EPU) de ce pays par Article 19, PEN International, P 24, CPJ, Freedom House le 14 juin 2014.


46 vues0 commentaire
bottom of page