La Turquie, partenaire particulier
- Alexis Krikorian
- 1 juin
- 15 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 juin
Alain Navarra Navassartian

Il y a quelques semaines, une carte apparaît à l’écran de l’émission « 28 minutes » sur ARTE. Cette carte présente la Turquie et la région sud-caucasienne, mais sans l’Arménie. On ne discutera pas ici de la thèse du pouvoir des images en s’inspirant de la théorie des actes de langage, mais rappelons qu’il existe un type d’énoncé qui ne décrit rien et ne rapporte rien, mais dont le fait même de dire – ou dans ce cas, de montrer – produit l’action énoncée. L’image inspire une potentialité d’agir ; il s’agirait d’un acte d’image pouvant influencer la pensée et l’action.
Si l’on reprend la formule de Jacques Lacan, « un acte manqué est un discours réussi », on comprend la montée au créneau d’une grande partie de la diaspora arménienne de France. Mais peu ont relevé que, devant cette carte, se tenaient plusieurs journalistes, dont un d’origine arménienne, resté muet face à cette Arménie effacée. Ce silence est en effet étonnant, mais plus encore la démonstration qui a suivi sur une Turquie démocratique.
Si l’énoncé du journaliste ne renvoie pas à une réalité – mise à mal par les dizaines de milliers de manifestants en Turquie – il souligne en revanche une volonté partagée par beaucoup : voir la Turquie comme un partenaire, voire comme un futur membre de l’Union européenne, prenant part activement à son système de défense.
« La Turquie, un partenaire particulier » : ce n’est pas le titre oublié d’une chanson new wave des années 1980, mais une remise en question des modes de relation actuels avec la Turquie. Il s’agit d’établir de nouveaux rapports, en rupture avec les logiques dominantes qui structurent nos interactions avec Ankara, au profit de modalités d’échange – voire de coopération – renouvelées.
Prenons pour exemple les accords problématiques conclus entre l’Union européenne et la Turquie lors de la « crise migratoire » de 2015. Ils illustrent parfaitement ce qu’un partenariat mal conçu peut produire de solutions odieuses. Un mur est érigé entre la Turquie et la Syrie, et l’UE fournit, entre autres, 83 millions d’euros pour du matériel de surveillance et des véhicules blindés destinés à patrouiller la frontière.
Au début de la crise syrienne, la Turquie avait investi un capital symbolique important dans l’accueil des réfugiés. Mais dès 2016, ces derniers deviennent l’objet d’un marchandage éhonté entre Ankara et une Europe divisée sur leur sort. En Turquie, ils deviennent rapidement indésirables : une partie de la population en fait des boucs émissaires. Le temps de la solidarité est révolu. Si les Syriens pouvaient théoriquement demander un permis de travail, le travail au noir restait – et reste – leur seul recours. Ils se retrouvent en confrontation directe avec les travailleurs turcs, et sont perçus, dans l’économie formelle comme dans l’informelle, comme des concurrents déloyaux.
Six mille entreprises légales ont été créées par des Syriens en Turquie, mais on avance le chiffre de 20 000 entreprises informelles. Dans une Turquie en récession, avec un pouvoir AKP qui évolue vers un autoritarisme assumé, et un Erdogan soucieux de se présenter comme le reis – seul repère entre l’État et le peuple –, les réfugiés paient le prix de l’évolution politique. Certaines ONG avaient déjà signalé, dès 2019, le renvoi forcé de milliers de réfugiés vers la Syrie. Le manque de transparence sur les financements destinés aux infrastructures pour réfugiés, tout comme le soutien socio-économique très limité, achève de dresser un tableau préoccupant.
Les accords signés les 17 et 18 mars entre la Turquie et l’UE permettront-ils d’aller au-delà d’un simple projet de nouveau mur entre la Grèce et la Turquie ?

Turquie démocratique ?
L’arrestation du maire d’Istanbul a été qualifiée par l’opposition de « coup d’État civil ». Elle a déclenché une vague de protestations sans précédent depuis plus de dix ans : des centaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues pour exprimer leur crainte de voir la Turquie glisser vers une dictature classique, un régime ilibéral ne prenant même plus la peine de préserver les apparences démocratiques, notamment la présence d’une opposition active capable de remporter des élections.
La Turquie reste pourtant un pays où la participation électorale est élevée. Les élections municipales de 2024 sont un mauvais souvenir pour Erdoğan et son parti. Le jeu démocratique se retrouve faussé avec l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu : Erdoğan cherche à redessiner son opposition à sa convenance. Il n’y a donc plus de compétition politique équitable. L’université où İmamoğlu a obtenu ses diplômes les lui conteste rétroactivement, ce qui pourrait le rendre inéligible à la présidence, puisque celle-ci requiert un diplôme d’études supérieures. Ce contournement des institutions par des moyens administratifs n’est pas sans précédent.
L’érosion des institutions issues du libéralisme constitutionnel (séparation des pouvoirs, protection des libertés fondamentales, État de droit) est entamée de longue date. Les réformes entreprises dès le début du pouvoir d’Erdoğan ont bouleversé les équilibres internes du pays, portant au pouvoir des groupes issus des classes populaires. Le programme hybride de l’AKP a su séduire une base sociologique bien plus large que celle des partis islamistes précédents. Erdoğan a intégré des éléments de la matrice islamiste traditionnelle tout en les adaptant aux contextes contemporains.
En réponse à une demande croissante de moralisation de la vie politique, l’AKP s’est positionné comme un parti « propre » (le terme ak signifie « blanc » en turc), promouvant également des idéaux de justice sociale. Cela lui a permis de se présenter comme le défenseur des aspirations populaires.
Cette combinaison a eu pour effet de revitaliser l’ascenseur social turc. Dans les années 2000, le pays a connu une croissance économique notable, favorisant l’émergence d’une nouvelle classe moyenne. En s’appuyant sur les petits entrepreneurs anatoliens, Erdoğan leur a facilité l’accès aux sphères du pouvoir, transformant ainsi les relations de classe et d’influence au sein de la société.
Étonnamment, la promotion d’une identité islamique a agi comme un révélateur de la diversité sociale turque. Dans une première phase, l’AKP a adopté un discours valorisant l’affirmation des identités ethniques et religieuses, à l’image d’un retour à la période ottomane. Cela s’est traduit par la reconnaissance de droits culturels pour les Kurdes, et une certaine souplesse dans le débat sur la reconnaissance du génocide arménien. Une dynamique de tension entre identité nationale et multiculturalisme émerge alors.
Mais, dans le même temps – avec une nette accélération à partir de 2010 –, certaines catégories sociales sont mises à l’écart, voire mises au pas : élites laïques et occidentalisées, militaires, groupes de fonctionnaires ou encore kemalistes du CHP. La Turquie peut alors se poser en modèle paradoxal de démocratie, dont le moteur est le nationalisme conjugué à l’islamisme.
L’année 2010 marque un tournant. La révision constitutionnelle constitue un avant-goût de la confiscation des pouvoirs et du virage autoritaire. Le pouvoir judiciaire est affaibli : la composition de la Cour constitutionnelle est modifiée, ses membres passant de 17 à 7. La Cour de cassation voit également son autorité réduite. En 2014, une loi permet au ministre de la Justice de nommer les magistrats ; jugée inconstitutionnelle, cette mesure aura néanmoins permis la nomination d’un grand nombre de juges et procureurs dévoués au gouvernement.
En 2018, lorsque Erdoğan proclame que la Turquie donne une leçon de démocratie au monde, il s’agit en réalité de la conclusion d’un processus d’instauration de son pouvoir personnel. La proclamation de l’état d’urgence en 2016 lui permet de gouverner par décrets-lois : s’ensuivent des purges massives sans précédent. Des dizaines de milliers de fonctionnaires (magistrats, universitaires, etc.) sont renvoyés, 40 000 personnes emprisonnées, des milliers de passeports confisqués.
Ce n’est pas une leçon de démocratie que donne Erdoğan, mais la mise en place d’un pouvoir autoritaire fondé sur une polarisation extrême de la vie politique. Il devient à la fois chef d’État, chef de gouvernement et chef de parti. Ses prérogatives dépassent de loin celles d’un chef de l’exécutif dans un régime présidentiel. Les contre-pouvoirs législatif et judiciaire sont réduits à néant.
Erdoğan tient cependant à sa légitimité démocratique, qui assoit son autorité sur l’appui populaire. Il ne crée pas le populisme en Turquie : ce phénomène est déjà présent dans les six principes du kémalisme, conçus pour encadrer un peuple perçu avec méfiance par les élites. L’AKP, quant à lui, s’inscrit pleinement dans le domaine du populaire. Les discours d’Erdoğan témoignent d’une volonté marquée d’établir un lien direct avec la population.
Il valorise la démocratie représentative, non seulement comme un instrument de légitimation, mais aussi comme un moyen de contourner les exigences européennes, en s’appuyant sur le soutien d’un pouvoir élu. Cette posture traduit une stratégie où la « voix du peuple » devient à la fois un outil mobilisateur et un mécanisme de légitimation de sa gouvernance. Une tension profonde se dessine entre démocratie formelle et pratiques autoritaires.
Ce positionnement lui permet de balayer d’un revers de main les revendications issues de la rue, au nom d’une légitimité électorale. Mais il s’agit en réalité d’un peuple épuré, vidé de ses éléments perturbateurs. Le système se prétend hybride, censé rendre la parole au peuple, mais le pouvoir s’infiltre partout : dans les modes de vie, les discours, les comportements. L’islam occupe massivement l’espace public, alors que la Turquie demeure constitutionnellement laïque. L’islamisation voulue par Erdoğan produit une pensée dominante, moraliste, qui renforce le contrôle social et politique.
Pourtant, les centaines de milliers de manifestants rappellent qu’il existe une véritable demande de démocratie dans une partie de la population.
« Le désir de Turquie » des Européens
Qu’un peuple soit en demande de démocratie n’est évidemment pas le sujet principal de préoccupation de certains dirigeants. Le chef de l’OTAN, Mark Rutte, appelait récemment l’Union européenne à resserrer ses liens avec la Turquie, notamment pour une collaboration plus étroite dans le domaine de la défense.
Or, en février 2025, la Turquie bloquait le transfert d’informations sur les objectifs capacitaires de l’OTAN. Partenaire complexe, peu fiable dans la conjoncture actuelle, elle entend pourtant apparaître comme un acteur indispensable de la nouvelle architecture de défense européenne. « On ne donne plus d’ordres à la Turquie », titrait avec fierté le quotidien turc Star.
Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, était à Paris en avril pour discuter des relations entre la Turquie, la France et l’UE. Il a alors insisté sur les attentes du gouvernement turc en matière de position ferme contre les « courants racistes et extrémistes » visant les citoyens turcs en France. L’ironie du politique…
La guerre en Ukraine offre à la Turquie un rôle accru. Elle a participé aux dernières réunions à Londres et à Paris dans le cadre de la « coalition des volontaires » prêts à soutenir l’Ukraine. Ce réalisme diplomatique donne à Erdoğan une certaine immunité face aux critiques : on ferme les yeux, et l’on « ne peut que regretter » la répression massive qui s’abat sur la population turque.
La domination comme mode de gouvernement – ou comme dynamique politique – a toujours été présente dans la société turque. La légitimité du pouvoir repose sur une croyance qui se manifeste dans une conduite d’obéissance. Pourtant, une partie de la jeunesse semble vouloir briser ce cercle.
Erdoğan continue à parler au nom du peuple – un peuple omniprésent mais insaisissable – qu’il contribue lui-même à exclure en partie. Quelles seront les prochaines réformes liberticides, après celles qui ont suivi Gezi en 2013 ? La machine nationaliste fonctionne à plein régime. Mais cette nation repose sur des principes d’exclusion, dont les censeurs sont les médias proches du pouvoir, certains intellectuels ou la justice, qui arbitrent l’appartenance ou l’exclusion du système.
Les manifestants d’aujourd’hui ne sont pas le « peuple authentique » dont Erdoğan parlait en 2013, mais les « brigands », les ennemis de l’intérieur qui menaceraient la « forteresse turque ». La rhétorique nationaliste se met en branle, distillant au passage quelques idées complotistes. Comme le soulignait Şerif Mardin, en Turquie, les théories du complot sont souvent des théories politiques.
Le clivage du « nous » contre « eux » permet de légitimer toute action violente de l’État. Il assure le maintien du soutien populaire. Et pourtant, le 29 mars dernier, près de 2,2 millions de Turcs sont descendus dans les rues, et 73 % de la population soutiendrait le mouvement, selon l’institut de sondage Konda.
La jeunesse turque – notamment la tranche des 20-30 ans – rejette le virage répressif du régime. En 2022, une étude révélait que 90 % de cette génération était insatisfaite du fonctionnement démocratique du pays. Les slogans et les pancartes brandis dans les manifestations expriment, souvent avec humour, les revendications de cette jeunesse.
Mais les chancelleries ont d’autres priorités. La guerre en Ukraine, la crainte d’un désengagement militaire des États-Unis, la position géographique de la Turquie, sa puissance militaire : tous ces facteurs l’emportent sur les aspirations démocratiques d’une population et les interrogations sur la légitimité d’un leader.
L’accusation de complot s’abat désormais sur des membres de l’opposition. Tout ce qui s’oppose au pouvoir est donc considéré comme dangereux. On mobilise un arsenal symbolique, un univers mental où toute évolution devient un affront, un rapport de force, peu importe la rationalité du discours.
À la société civile, on impose des réformes drastiques parce qu’on la juge défaillante et indigne de confiance. Ce discours n’est pas une invention d’Erdoğan : on le retrouve aussi bien dans la période ottomane que chez les kémalistes. L’État reste le grand organisateur, peu contraint de rendre des comptes aux gouvernés.
Le positivisme nationaliste de Ziya Gökalp instaure l’idée d’un État comme organe de rationalité, seul capable de définir l’intérêt général. « Malgré le peuple et pour le peuple » : telle est la devise mise en œuvre dès 1923.
On se souvient sûrement des festivités de la commémoration de la bataille de Manzikert (1071) : Erdogan, entouré de guerriers en costume d’époque, tient un discours que n’aurait pas renié Alp Arslan, le héros de la bataille qui a donné naissance à la grande Turquie. Dans cette harangue, Erdogan trace un programme ambitieux : la Turquie doit redevenir une puissance régionale, voire mondiale, pour asseoir de nouveau sa puissance passée.
Mais dans la perspective d'un partenariat dans le domaine de la défense, est-on vraiment sûr de la définition de l'ennemi commun ? Pour être un partenaire fiable, la Turquie doit faire preuve de clairvoyance, de détermination et ne pas céder au moindre chantage. Une politique de nuisance peut être menée sans grands problèmes, et la Turquie se retrouve impliquée dans de nombreux conflits ouverts, comme en Syrie, en Libye ou au Haut-Karabagh, ou dans des situations de tension, comme en mer Égée. La période impérialiste de la Turquie est toujours envisagée comme le moment ultime d’une réalisation historique, comme une mission. Erdogan endosse le rôle du héros protecteur et viril d’une Turquie éternellement menacée.
La question de l'établissement d'une défense autonome pour l'Union européenne soulève des enjeux complexes, notamment en ce qui concerne l'adhésion de pays extra-européens à ce cadre de sécurité, en plus de la Turquie. La défense européenne et le projet d'adhésion de la Turquie s'inscrivent dans un contexte de diversification des dialogues avec d'autres nations non européennes.
Cela illustre la sagacité stratégique d'Erdogan, qui exploite habilement cette situation à son avantage. Les discours autour d'une prétendue « extrémisation » du régime turc, souvent attribuée à la réticence des instances européennes à permettre un accès complet à l'UE, reflètent une perspective politique des relations euro-turques.
Le processus d'adhésion de la Turquie a été confronté à des obstacles, exacerbés par des dérives autoritaires lors des manifestations et des tensions internes. Toutefois, dans ce contexte, les partenariats stratégiques, en tant qu'approche pragmatique, ont prévalu. Cela met en lumière le défi que l'Union européenne doit relever face à la recomposition géopolitique de son voisinage. L’UE est confrontée à un dilemme évident : elle doit reconnaître l'importance régionale de la Turquie en tant qu'acteur clé, tout en évitant de donner l'impression de soutenir un régime autocratique.
Cette situation complexe souligne la nécessité d'une réflexion approfondie sur la manière dont l'UE peut équilibrer son besoin d'engagement stratégique et son engagement en faveur des valeurs démocratiques sur lesquelles elle est fondée. En définitive, le cadre relationnel entre l’Union européenne et la Turquie illustre les tensions inhérentes entre la sécurité régionale, la politique d'adhésion et la préservation des normes démocratiques, exacerbées par des réalités sociopolitiques mouvantes.
Les chaises musicales
Durant le conflit russo-ukrainien, la Turquie a joué – et joue encore – un rôle important. Le président Zelensky a qualifié la Turquie de partenaire stratégique. Les deux pays ont renforcé leur coopération militaire : les drones Kızılelma et Bayraktar utilisent des moteurs ukrainiens Ivchenko-Progress. Cela éclaire les félicitations adressées par Zelensky à Ilham Aliyev pour sa victoire contre les Arméniens, tandis que les drones TB2 sont désormais produits dans une usine près de Kiev.
Pour autant, la Turquie n’a jamais cessé sa coopération économique avec la Russie. Nous l’avions déjà souligné dans un précédent article : dans son ambition de devenir un hub énergétique régional, le pays accueille des infrastructures stratégiques qui permettent au gaz russe d’arriver directement sur son sol. Le gazoduc TurkStream relie la Russie à la Turquie sous la mer Noire : l’un de ses conduits alimente le marché turc, l’autre se prolonge vers les Balkans en contournant l’Ukraine.
En 2022, Erdoğan évoquait la création d’un « centre de distribution international » au nord-ouest de la Turquie, non loin de la Grèce et de la Bulgarie. Si cette annonce a suscité quelques réticences en Europe, la Turquie reste fortement dépendante de la Russie sur le plan énergétique : en 2021, 45 % du gaz consommé provenait de Gazprom.
D’autres projets, notamment la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu, progressent rapidement. Malgré les difficultés financières du pays, ce projet – certes revu à la baisse (un seul réacteur au lieu de deux) – est financé par des banques russes. Mais ce contrat soulève de nombreuses questions sur l’indépendance énergétique et politique de la Turquie. Erdoğan lance ainsi une diplomatie énergétique tous azimuts : la Corée du Sud, la Chine, la Russie et même une société canadienne sont en compétition pour bâtir une deuxième, voire une troisième centrale nucléaire.
Quant aux exportations turques vers la Russie, elles s’élevaient à 10,9 milliards d’euros en 2023, selon le Türkiye İstatistik Kurumu. La valse diplomatique de la Turquie entre la Russie, l’Ukraine et l’Occident est donc tout sauf gratuite : c’est une danse lucrative.
Mais la récente crise politique a mis en lumière une profonde crise de confiance dans le système économique turc. En témoignent la chute de la livre turque, l’envolée dramatique des taux d’intérêt à 10 ans, et la dégringolade de la Bourse d’Istanbul. En quelques heures, cette « évaporation » de la confiance révèle l’instabilité d’une politique économique jugée imprévisible, et contaminée par l’autoritarisme.
En réponse, la Banque centrale de Turquie (TCMB) a été contrainte d’intervenir pour stabiliser la monnaie, entraînant une perte de 11,5 milliards de dollars en réserves de change. La livre s’est finalement stabilisée autour de 38 livres pour 1 dollar. Le relèvement du taux directeur, après une période prolongée de baisse, traduit une tentative de restaurer la confiance des marchés financiers. Mais celle-ci se heurte à l’absence de crédibilité du pouvoir politique.
Il est clair que les acteurs économiques internationaux – en particulier ceux des marchés financiers – fondent leurs décisions non pas sur des principes démocratiques ou l’État de droit, mais sur la prévisibilité du leadership d’Erdoğan. Et c’est précisément ce que son autoritarisme met à mal. Un dirigeant imprévisible inquiète, y compris dans son propre pays.
Dans le même temps, la population turque subit les effets systémiques d’une politique économique qui a favorisé l’accumulation de richesses par une élite proche du pouvoir – notamment après le coup d’État manqué de 2016, lorsque des entreprises ont été saisies et confiées à des proches du régime – au détriment des classes laborieuses.
Les indicateurs sont sans appel. Selon la base de données WID, les 1 % les plus riches en Turquie accaparent 23,9 % des revenus distribués, tandis que les 50 % les plus pauvres n’en perçoivent que 14,1 %. Malgré une légère amélioration des salaires réels, ceux-ci restent inférieurs à leur niveau historique de 1990. Le désenchantement est profond, la précarité s’accroît. Plus de 13,6 % des ménages turcs sont aujourd’hui en situation de pauvreté.
La dynamique économique turque révèle donc une tension profonde entre la stratégie politique d’Erdoğan et la réalité du terrain. D’un côté, il cherche à projeter une image de prospérité et de sécurité pour séduire les classes économiques – un narratif porté notamment par son ministre de l’Économie, ancien cadre d’UBS et Merrill Lynch. De l’autre, l’inflation et la défiance des consommateurs érodent la crédibilité de ce discours.
Dans ce contexte, le recours aux politiques militaires – interventions en Syrie, au Haut-Karabakh, développement de l’industrie de défense – traduit une stratégie visant à maintenir son pouvoir en usant de leviers autoritaires face à la crise économique. Cette militarisation détourne l’attention tout en accentuant les inégalités sociales, malgré les affirmations officielles d’une politique de « croissance inclusive ».
La jeunesse turque et ceux qui aspirent à un réel État de droit sont bien seuls
La jeunesse turque et ceux qui aspirent à un véritable État de droit sont bien isolés. Les acteurs de la société civile – universitaires, avocats, artistes, journalistes, etc. – ainsi que les médias indépendants sont victimes de répression et d’arrestations, sans que cela ne trouble outre mesure le pragmatisme des « gendarmes moraux » traditionnels de l’Occident.
Elon Musk, par exemple, a permis de bloquer certains comptes d’opposants pendant les manifestations, et les critiques tièdes de l’Union européenne ne préparent en rien l’« après Erdoğan », qui pourrait pourtant permettre d’ouvrir d’autres formes de relation avec la Turquie. Un univers de déclarations ambiguës n’inspire ni respect moral, ni respect intellectuel : il ne démontre qu’une faiblesse coupable.
Souvenons-nous de l’indigence de la réaction européenne face à la « crise migratoire » de 2015, ou face aux inquiétudes exprimées par Chypre et la Grèce en 2020, balayées d’un revers de la main par l’Allemagne. Cela, alors même que l’idéologie du Mavi Vatan (« patrie bleue ») – récupérée par Erdoğan – séduisait nombre de ses conseillers, notamment les eurasistes, avec en toile de fond une logique militaire assumée.
La guerre en Syrie comme celle du Haut-Karabakh pose une question centrale : celle du rôle des proxys djihadistes utilisés par la Turquie depuis 2011 dans sa politique anti-kurde.
La Turquie sous le régime personnalisé d’Erdoğan est-elle un partenaire fiable ? Et surtout, comment préparer l’après-Erdoğan ?
La réponse suppose une évaluation multidimensionnelle : stabilité politique, conditions économiques, engagement diplomatique, respect des valeurs partagées et des alliances sécuritaires. Il s’agit d’asseoir des relations fondées sur la confiance, mais aussi sur une politique de fermeté qui permette d’instaurer un rapport de forces plus équilibré.
Nous assistons aujourd’hui à une tolérance coupable – voire criminelle – vis-à-vis du recul du droit et du respect des normes internationales. Ce laisser-faire a des répercussions jusque dans nos propres démocraties. Qui peut encore parler de « communautés démocratiques » si l’on tolère, chez des partenaires supposés défendre l’Europe, la violence politique et la disqualification de certains groupes sociaux ?
S’ouvrir à de nouveaux partenaires est un choix stratégique légitime. Mais encore faut-il que ces partenaires soient fiables. Faute de quoi, c’est la sécurité de l’Europe elle-même qui pourrait être imposée de l’extérieur. Plus qu’une consolidation des relations actuelles avec la Turquie, il s’agit d’envisager une redéfinition de ces relations : les sortir du ballet incessant fait de chantage, de force et de soumission.
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