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Mouvement populaire « Tavush pour la patrie », groupe d’intérêt, réponses irrationnelles au changement ou obligation de désobéir ?

Alain Navarra-Navassartian. PhD sociology, PhD art history.


Manifestation à Erevan (pl. de la République) du mouvement "Tavush pour la patrie"


« Notre revendication est d'arrêter tout ce processus illégal commencé dans le mensonge lors de la campagne électorale de 2021, lorsque l'on a dit aux villageois qu'il n'y avait pas de problème ». Il prévient cependant : « Je ne sais pas quesl développements vont se produire mais notre action doit être menée à son terme ».

Bagrat Vardazarian, homme d’église, archimandrite du diocèse de Tavush.

 

Il existe un droit « moral » à résister, défini par John Locke comme un droit naturel (second traité du gouvernement civil.1690) et la désobéissance civile de 2018 a mis en évidence comment la population arménienne avait utilisé cette forme d’action politique démontrant une autonomie en tant que citoyens qui revendiquent la légitimité de leurs initiatives politiques. Le mouvement populaire du Tavush, rejoint par celui de la province du Shirak semble, à première vue, relever du même phénomène, en rupture avec la doxa générale sur les comportements à adopter dans cette période de crise. Traités de « va-t-en-guerre », de « 5eme colonne » ou de traitres par le gouvernement et une partie des diasporas, les participants et participantes de ce mouvement ne sont pas accueillis de façon similaire au mouvement de 2018. Cette irruption de la contestation qui prend les mêmes formes que celle de 2018 se déploie dans un contexte évidemment différent, mais la volonté de « criminaliser » ou de discréditer un acte de contestation utilisé précédemment et loué par tous peut surprendre. Il ne s’agit pas de se prononcer sur le degré de justice de la société arménienne, mais de constater comment le citoyen arménien est un acteur à part entière et que le sentiment d’injustice ou l’appréciation de l’injustice n’est pas le même pour tous. Les servitudes qui semblent volontaires apparaissent comme les pires à la société touchée par la défaite.

 

Dans les arguments développés par les uns et par les autres, s’affrontent le désir de véracité et la défiance envers la vérité elle-même. Soulignant la pauvreté des arguments de la classe politique envers les craintes ou les demandes justifiées d’une population qui a versé un lourd tribut à cette guerre. C’est la disposition du gouvernement arménien à la licéité du secret durant le conflit et la période qui a suivie dans une politique de communication pour le moins déficiente envers sa population qui serait à examiner. On a répété à l’envie que toute vérité ne peut s’affirmer sans réserve, mais l’exactitude des positions prises par le gouvernement, exprimée dans une stratégie de communication adéquate aurait épargné bien des scissions dans le pays comme dans les diasporas. En place de cela nous avons eu droit à une vidéo ou le premier ministre inonde une table d’eau en tenant un discours infantile sur les problématiques arméniennes. L’obéissance n’est civile qu’à certaines conditions. Il s’agit bien pourtant de nouvelles subjectivités qui mettent en discussion le système hégémonique de pensée mis en place après la guerre. La conscience que la société arménienne a acquise d’elle-même et cela dès 2015 (« Electric Erevan ») perdure au travers de ce type d’actions. Il est aussi vrai que ce mouvement est mené par un homme d’église et que cela peut étonner ou déranger, si l’on connait les rapports du chef de l’Église arménienne et du premier ministre, moins si l’on considère les rôles des hommes d’église dans le temps long de l’histoire de l’Arménie.

 

RÉVOLUTION ?

 

S’il y a eu une révolution en 2018, il semble qu’elle n’ait pas entraîné une révolution politique profonde. La structuration du politique est toujours favorable au maintien d’un certain nombres de hiérarchies sociales et politiques. La construction du discours politique de l’opposition, fondée sur un nationalisme vindicatif, n’enrichissant pas le débat. On semble être parvenu à une révolution par le haut qui a fait oublier que c’est un peuple dans son ensemble qui a porté les évènements de 2018.

 

Il est donc étonnant que l’on cherche à délégitimer une pratique, louée en son temps, et à engager un processus répressif important à l’égard de cette même population. Il est curieux de constater que les « entrepreneurs de morale » (H. Becker.1985), autrefois défenseurs de la « révolution », construisent une rhétorique assez pauvre pour disqualifier les acteurs des différentes mobilisations depuis trois ans.

 

Les acteurs politiques dominants légitiment la répression en s’appuyant sur le respect des règles et en dénonçant l’irréalisme géopolitique et l’inconscience civique qui relèvent d’une poignée d’individus, mais pas d’une décision collective, tout cela n’est qu’un simple fait conjecturel. En 2018 on clamait avec force dans des portes- voix que c’était le pouvoir du peuple à s’instituer (Bernardi.1999). Il s’agit plutôt, aujourd’hui, de savoir comment le pouvoir de l’État va contraindre le peuple au nom de l’intérêt général. Après la mort de 5000 jeunes hommes et des accords sans aucune contrepartie, il reste à définir la notion d’intérêt général dans le cas présent. Il est évident que l’espace d’activités politiques varie considérablement d’une société à une autre et que chaque société engendre sa propre conception de gouvernement, mais il semble manquer aux dirigeants arméniens la connaissance du spectre d’attitudes qui entre dans le champ des stratégies d’arrangement après une défaite. On pourra dire qu’il est facile d’être dans le camp du refus ou de la résistance, mais au-delà de la stupeur et du désarroi de la réception de la défaite, il y a différents niveaux des modes de consentement que l’on doit mettre en place pour la population touchée par cette défaite.

 

Il est tout aussi étonnant qu’une partie des diasporas arméniennes de France, notamment, voit avec crainte, indignation ou incompréhension ces mouvements de protestation. Nos sociétés ou le contrôle par l’individu des différents pouvoirs qui participent à l’élaboration des politiques publiques est de plus en plus restreint et alors que l’on demande des individus « régulateurs » à cor et à cri, et qu’un ensemble important des populations souligne que la pensée politique ne peut pas être que la sacralisation de l’ordre établi, on s’affole devant des citoyens arméniens qui le 24 avril, jour sacré de la commémoration, rappellent la perte de l’Artsakh mais rappelons que dans le même temps, Erdogan et Pachinian, chacun à leur manière remettent en question cette commémoration. Erdogan ne cache plus ses alliances « annexionistes » avec l’Azerbaïdjan (Adnan Çelik.2024) et Pachinian enjoint ses compatriotes de « renoncer à la mémoire du passé. Afin de sortir d’un état d’accablement qui empêche de distinguer les réalités, les processus historiques… » ouvrant ainsi une brèche dans la qualification du génocide arménien.

 

Les commentaires vont bon train sur les réseaux sociaux, on ne veut surtout pas se mêler des affaires du pays (les diasporas restent toujours aussi connectées), mais on s’offusque qu’une partie de la population ne comprenne pas l’inutilité de ces 5000 morts et le déroulement des négociations. Leur incompétence et leur ingérence dans les affaires de l’État semblent incompréhensibles. Dans un système démocratique et nous sommes bien d’accord pour dire que l’Arménie bénéficie d’un régime qui tend vers la démocratie, les représentants de l’État sont ou seront contraints de se justifier devant ce même peuple sinon quelle différence avec le système oligarchique précédent ?

 

La crise que traverse le monde arménien après la guerre des 44 jours, la défaite et les suites de cette tragédie ne peut pas être perçue comme un évènement inéluctable, mais comme le résultat d’un développement qui va effectivement au-delà de ce gouvernement. Mais le réalisme politique mécanique (Gramsci) conduit à soutenir que le gouvernement arménien ne devrait agir que dans le cadre d’une « réalité effective ». Mais la reconnaissance du réel ne veut pas dire avoir des perspectives qu’à court terme. Cette défaite n’est pas une simple mécanique d’enchainements. Il faut la replacer dans d’autres logiques autres que celles d’une pathologie héritée de l’ère précédent 2018.

 

La volonté de survie d’une population, celle de l’Artsakh, celle du Tavush et celle de l’Arménie est réduite à une perception individuelle de l’évènement : quelques excités(ées) dont on évince le sens du combat. Alors une partie de la population arménienne doute des fonctions régaliennes au sein d’un conflit citoyen/État qui dépasse la simple revendication, ce qui démontre combien la manière de « consentir » à la défaite est essentielle dans le rôle que doit jouer un État dans ces moments.

 

Et l’on s’étonne qu’une population s’oppose à l’ordre social imposé par un ensemble d’acteurs nationaux ou internationaux ? L’ordre social arménien ne devrait-il être composé que de collaborateurs, de victimes ou d’attentistes ?

 

VICTIMES OU PAS ? LA RÉSILIENCE SALVATRICE ?

 



Enfants défilant devant les forces de sécurité protégeant la bâtiment du gouvernement à Erevan

On taxe les participants de ce mouvement et leurs soutiens de va-t-en-guerre. Il faut regarder l’ensemble des reportages sur le mouvement du Tavush pour entendre ces hommes et ces femmes rappeler qu’une victime est par définition vaincue, mais que ce statut ne leur convient pas. Se dessaisir de son destin sans même lutter apparait comme impensable à cette population, après les pertes humaines et l’exode de toute une population. Le réalisme nous rappelle que l’Arménie n’a pas les moyens d’une nouvelle guerre, mais on a oublié que dans une défaite la perte est aussi symbolique et la tragédie collective nécessite une action des gouvernements. A-t-on entrevu une organisation de la collectivité ou une idée de la collectivité acceptable après ce cataclysme ? On ne peut pas, au nom d’un réalisme étroit, s’en tenir à une simple disqualification des mouvements de protestation qui ont lieu en Arménie.

 

 On propose donc le concept fourre-tout de résilience à des populations arméniennes qui doivent, comme bien d’autres, accepter et subir le décalage entre rhétorique universaliste des principes occidentaux et la poursuite particulariste des intérêts géopolitiques, économiques et autres. Le mouvement du Tavush a mis en exergue comment le discours politique arménien relève plus des féodalités concurrentes que d’un champ politique mature. On s’invective à l’envie usant d’un langage relevant plus de la morale que de la politique, autour des concepts de trahison et de loyauté. Les manifestants et leurs soutiens dans l’opposition sont la « 5ème colonne ». Quant à Pachinian, c’est le « turc ». La population est, encore et toujours, mise devant un choix binaire : tout opposant de l’un ou l’autre camp est un « conspirateur ».

 

On développe pour cela un narratif qui mine toute discussion politique constructive, mais pire encore, on favorise de part et d’autre, des manœuvres anticonstitutionnelles ou antidémocratiques, ce qui démontre le manque de confiance dans l’autonomie morale des citoyens et des citoyennes arméniennes. Il est regrettable que les partis d’opposition ne proposent d’alternatives politiques qu‘au travers de discours complotistes assez creux, mais il est tout aussi regrettable que le gouvernement envoie le 23 avril, un des groupes de vétérans les plus influents d’Arménie (Yerkrapah volunteer) pour maintenir l’ordre contre les protestataires du Tavush. L’utilisation d’une organisation paramilitaire pose question, d’autant plus que cette organisation a souvent été utilisée par les gouvernements précédents. Ces groupes agissent hors de la constitution des pays et on ne comprend pas son utilisation dans le cas du mouvement du Tavush.

 

En 2015, les mouvements antigouvernementaux contre la hausse du prix de l’électricité ont rassemblé des milliers de manifestants scandant « Nous sommes les maîtres de notre pays ». Il ne s’agissait plus d’une foule ou d’une populace hystérique, mais bien d’une multitude d’individus se revendiquant, non seulement, comme sujet social, mais aussi comme sujet politique refusant l’enfermement dans les choix binaires que l’on voudrait de nouveau imposer et qui déforment à la fois le réel, la réalité et les choix qui en découlent.

 

Se manifestent la volonté de ne plus penser le réel dans l’unique scénario présenté comme inévitable ou souhaitable, le refus qu’il n’existe pas d’autres alternatives valides si ce n’est la loi du marché d’un grand hub sud caucasien qui ne garantit aucunement la sécurité de l’Arménie.

 

En 2018 la population arménienne s’était réapproprié sa voix et rappelait d’où venait la légitimité des gouvernants, elle donnait son consentement à un gouvernement porteur d’espoirs. Mais en perdant le consentement, l’État ne dirige plus, il domine, et devient une simple force de coercition comme dans les périodes précédentes.

 

LA PAIX DOIT ÊTRE ÉTABLIE, ELLE N’EST CERTES PAS OFFERTE MAIS…..

 

L’inquiétude de la population arménienne est compréhensible, nombreux sont les exemples des manquements des institutions internationales durant le conflit.  La communauté de droit que représente l’ONU ou d’autres instances a été battue en brèche par des agents censés respecter « l’amour de la paix et de la loi ». Crainte d’autant plus fondée qu’il n’y a aucune garantie contre les infractions de toute sorte que commet l’Azerbaïdjan après signature des « arrangements » avec l’Arménie. Il s’agit plus d’un contrat pacificateur (Kant) que d‘une réelle paix et qui ne prévoit aucune sanction coercitive contre l’Azerbaïdjan. On espère juste que la « pression morale » sur Aliyev soit un facteur de respect du contrat. Il est donc évident que la « paix » du gouvernement arménien ne rejoint pas celle d’une partie de la population arménienne.

 

On ne peut plus réduire toute la politique arménienne à une relation entre hégémonie et subalterne. La jeunesse bien formée crée une nouvelle culture qui n’est pas seulement individuelle, mais permet de porter un regard critique, servant de base à diverses actions : artistiques, écologiques, politique ou économiques. Elle est à même de discuter le jeu des signifiants qu’utilise l’ensemble de la classe politique arménienne. Il est évident qu’un changement de pouvoir dans l’État n’est jamais suffisant pour transformer la matérialité de l’appareil d’État mais depuis 2015 une partie de la population a remis en cause les ressorts de la politique, comme les liturgies politiques ou religieuses qui servaient à légitimer le pouvoir en place. Il est regrettable que l’on veuille, aujourd’hui, atomiser des groupes qui sont en désaccord avec l’orthodoxie générale ou le conformisme du groupe dominant.

 

Le terme de « dhimmitude » est revenu fréquemment dans les analyses faîtes après le conflit sur certains comportements diasporiques ou en Arménie. Il est à récuser car il naturalise la domination et la rend fatale. Les catastrophes engendrées par la guerre ont permis d’éviter toute démonstration explicite d’insubordination comme l’injonction d’adhésion au texte public sous couvert du mythe de l’unité. Mais il y a de nouveau une mise en cause des formes instituées de la participation politique en Arménie alors que les concessions unilatérales faites par le gouvernement à l’Azerbaïdjan exaspèrent la population. L’Azerbaïdjan n’a rien fait ou proposé en retour, pas même la restitution des parcelles occupées sur le territoire arménien. Les injonctions du type : « Nous n’avons pas d’autre choix » a fini par mettre le feu aux poudres. D’autant plus que la Hongrie mettait, fin avril, son véto à l’aide de 11 millions de dollars d’aide militaire à l’Arménie. Et cela malgré toutes les preuves d’allégeance données par le gouvernement arménien qui a rejeté un projet de loi présenté par l’opposition, visant à empêcher la cession à l’Azerbaïdjan des 4 villages frontaliers.

 

L’Azerbaïdjan qui maitrise parfaitement sa communication, annonçait que des accords avait été signés à Bruxelles, démenti du gouvernement arménien, et un ensemble de journaux relataient la destruction totale de l’église St Jean Baptiste de Chouchi. On peut comprendre pourquoi une partie de la population doute des fonctions régaliennes. Il ne s’agit pas seulement de se transformer en arpenteur et de confirmer les accords d’Almaty ou de poster des vidéos plus ou moins édifiantes sur les réseaux sociaux pour mettre en place une communication valide pour une population en désarroi.

 

L’intention d’hostilité de l’Azerbaïdjan ne s’arrêtera pas à l’Artsakh. On l’a précisé plus haut, la paix s’établit mais elle est aussi l’œuvre d’une volonté et un ensemble de gestes criminels contre les populations arméniennes et contre le patrimoine arménien ne semblent pas démontrer une volonté forte de paix chez le président Aliyev. D’autant plus que la force apparait comme le signe de l’excellence de son gouvernement.

 

La « fabrique de paix » occidentale ne peut pas pacifier, à elle seule, une société qui a vécue, comme pour le génocide de 1915, la banalisation et la tolérance de la violence à son encontre et constater l’inutilité du sacrifice de 5000 hommes et l’exode de milliers d’autres. La responsabilité de ce gouvernement est bien là, non pas dans la prédation commise par les précédents gouvernements, mais dans l’incapacité communicationnelle, dans l’incapacité de dire que la violence systémique de l’ordre international n’est pas une fatalité, de trouver les ressources pour un discours inédit qui ne soit pas la pâle copie d’un devoir de management néo-libéral. On ne se donne même pas la peine de donner des justifications valides pour faire croire à la population que quelque chose est vrai. La classe politique arménienne actuelle a cette responsabilité : n’offrir aucun outil pour sortir des déterminismes ou d’une forme insidieuse d’asservissement, laissant la population dans le désarroi. Il ne s’agit pas de dire « sa » vérité, l’exactitude et la véracité sont des outils essentiels dans la transmission des informations et dans la communication des agents après la défaite et les catastrophes subies par le peuple arménien.

 

 La paix néolibérale ou les « carrefours de la paix »

 

Il est évident que jongler avec des ennemis aussi déterminés que l’Azerbaïdjan ou la Turquie nécessite un grand sens de l’équilibre. Toute jonglerie peut être dangereuse. Pourtant dès 2019 l’Union européenne tablait sur une politique fiction doublée d’un projet économique pour la zone. Le problème de l’approvisionnement en eaux de l’Azerbaïdjan était un grand problème pour le pays et l’UE préconisait un accord gaz contre eaux censé être la base de la normalisation des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Cinq ans plus tard et 5000 victimes plus tard, la politique fiction est devenue réalité par la force. Il reste à mettre en pratique ce que déclaraient les premiers ministres arméniens et azerbaïdjanais : « préparer les populations à la paix » néolibérale. L’exode de 120000 individus n’empêchant personne d’évoquer le bilan positif du partenariat de l’Occident avec l’Arménie, même la Turquie a souligné l’aspect positif de ce désenclavement. Il est important de souligner que cela sera effectivement positif pour l’Arménie à certaines conditions, mais il est difficile, aujourd’hui, de se rendre compte des réelles retombées économiques puisque rien de précis n’est annoncé si ce ne sont des déclarations politiques. Il est intéressant de vouloir développer la logistique des transports au niveau régional, mais à quelles conditions ? Dans ce qui est annoncé par le premier ministre à Moscou lors de la réunion du conseil économique de l’Eurasie, on peut constater que derrière le discours de Pachinian se dessine un projet qui intéresse au premier chef l’UE mais aussi la Turquie. Le projet d’un carrefour économique et logistique pacifié qu’est censé être le Caucase du sud présente de nombreux avantages : la guerre en Ukraine a obligé l’UE à trouver de nouvelles routes d’approvisionnement. Le corridor médian est une nouvelle route qu’empruntent maintenant les transporteurs et les sociétés industrielles du monde afin de relier l’Union-Européenne à la Chine occidentale. Ayant pris le nom de corridor médian, cette route chemine par un bon nombre de pays de taille différente. Or, ces nations y voient justement une opportunité afin de se développer. Longtemps tenus à l’écart des échanges commerciaux européens, les changements mondiaux qui se profilent chamboulent les routes commerciales internationales. Le développement du corridor médian est en bonne voie : alors que l’ancienne route vers la Chine et l’Asie de l’est passant par les pays baltes et la Biélorussie a connu un trafic d’à peine 5% en 2023, la route transcaspienne (Turquie, Azerbaïdjan, Kazakhstan) est perçue comme une future route internationale. Le partenaire « miraculeux » de l’Arménie, l’UE a depuis longtemps montré sa volonté de ne plus passer par le territoire russe pour l’acheminement de marchandises, c’était déjà la volonté inscrite dans le projet TRACECA en … 1993. La marginalisation de la Russie dans les routes de la soie, intéresse particulièrement les Occidentaux. La Bulgarie, comme la Serbie ou la Géorgie se sont positionnées dans le TEN-T, (Trans-European Transport Network). Certains leaders du marché du transport utilisent déjà le corridor médian.

 

Pour la Turquie, c’est une option stratégique qui s’intègre dans les nouvelles routes de la soie, elle se positionne déjà en point de passage obligé pour le corridor sud (Kirghizstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Iran, Turquie) et prend le pari sur l’avenir de ce corridor médian avec le soutien de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan. Dans l’arène des énergies fossiles et notamment du gaz, l’Azerbaïdjan joue un rôle essentiel mais depuis peu, les américains au travers de trans Caspian ressources, dirigé par des anciens de BP, ont proposé de ranimer un ancien gazoduc sous-marin, reliant ainsi la production Turkmène aux réseaux des gazoducs allant vers l’Europe du sud. Nous pourrions multiplier les exemples des intérêts multiples qui se jouent dans la région et qui rendent le territoire arménien utile pour un ensemble d’acteurs qui mettent en avant le langage universaliste occidental, mais qui visent tout autant leurs intérêts.

 

La marchandisation généralisée ferait presque oublier les discours vindicatifs du président Aliyev qui rappelle, sans cesse, que l’intention d’hostilité ne s’arrêtera pas à des accords commerciaux. Dans l’univers contraignant où se trouve l’Arménie, aujourd’hui, faire des choix et prendre des décisions n’est pas chose facile puisque les choix semblent limités par différentes contraintes. Mais la multipolarité du monde (mythe ou réalité ?), comme sa multivalence, peuvent être un atout. Les États ne sont plus limités à s’aligner sur l’un des deux blocs dominants même si la multipolarité n’a pas solutionné le désir d’hégémonie de certains pays. Il ne s’agit pas pour certains de se fondre dans un monde interdépendant, mais d’être une puissance dans un monde interdépendant, d’autant plus que l’on note comme en Turquie le retour des logiques de puissance. Plus que de multipolarité on pourrait parler d’hétérogénéité qui permettrait à l’Arménie de nouer des partenariats individuels avec des États sans tomber dans le piège des « blocs » censé protéger sa souveraineté. Le projet de paix kantien proposé à l’Arménie par l’UE, notamment, est battu en brèche par le partenaire de « confiance » de Bruxelles, l’Azerbaïdjan mais personne ne doute de la force de socialisation du commerce qui garantira à n’en pas douter la survie de l’Arménie. La gouvernance par les normes avec son corollaire : des règles stables, précises, partagées et agrées par tous les acteurs sud-caucasiens est la solution indiquée comme solution valide pour la région. Heureusement que le gouvernement azerbaïdjanais rappelle souvent que l’économie libérale, le libre échange ou la mondialisation ne vont pas obligatoirement de pair avec la paix, la liberté ou plus de démocratie. Par contre l’adhésion à ce projet semble totale à Erevan et c’est ce qui inquiète une partie de la population arménienne comme une partie des diasporas, d’autant que peu de précisions sur les différentes stratégies envisagées par le gouvernement arménien transparaissent dans leurs communiqués ou dans le système de communication gouvernemental.

 

La montée d’une puissance intermédiaire comme la Turquie qui n’a de cesse de devenir une puissance régionale est une donnée essentielle pour l’Arménie, dont il faut tenir compte dans ce « processus de paix » pavé de bonnes intentions. La Turquie s’est dotée d’une efficace stratégie d’influence utilisant divers outils comme l’exportation d’armes, le panislamisme ou la culture. La TIKA (agence d’aide au développement) ou la DYANET (affaires religieuses) sont des instruments essentiels de cette stratégie. Sa position géographique et le jeu trouble de ses alliances en font un partenaire important voire essentiel. L’Arménie qui déploie la parfaite panoplie de l’allégeance devrait être prudente pour ne pas donner à son peuple l’impression d’une reféodalisation des rapports avec la Turquie, d’une vassalité d’autant plus insoutenable qu’elle rendrait inutile la perte de 5000 jeunes hommes. La guerre a mis l’accent sur la soumission de l’ordre juridique international à l’ordre économique et technique, du calcul d’utilité et de la gouvernance par les nombres dans un monde globalisé. Compter essentiellement sur les solutions occidentales pour préserver la souveraineté arménienne peut être un pari dangereux, la guerre des 44 jours a montré que la démonstration de la force est l’équivalent de la force, et l’UE comme l’OTAN n’ont pas montré une grande volonté d’arrêter les comportements agressifs de la Turquie et de l’Azerbaïdjan.

 

L’État a la mission de « nous rappeler au sentiment de la conscience commune »

 

La phrase de Durkheim a une résonnance particulière dans ce moment de crise. Mais l’absence de souveraineté du peuple dans la « démocratie » de Durkheim n’est plus valide. L’autorité des décisions ne repose plus uniquement sur la confiance que les citoyens doivent avoir dans les compétences des gouvernants. Mais la réflexion, la délibération et l’exercice de l’esprit critique ne sont pas en définitive réservés aux gouvernants. Les différents mouvements sociaux en Arménie l’ont démontré ces dernières années. La démocratie moderne suppose certes la confiance des citoyens dans les institutions de la démocratie, mais, à la différence de ce qu’il en est dans les régimes autoritaires, cette confiance tient à ce que ces institutions permettent l’expression de la critique. La dissension n'est pas le signe d’une faiblesse de la société, mais souligne la légitimité du débat portant sur ce qui est légitime et sur ce qui est illégitime. (Bernard Lefort)

 

La répression musclée du mouvement du Tavush est une erreur, d’autant plus qu’elle fait suite à une série de « renoncements » symboliques importants de la part du gouvernement.

 

Ce 24 avril 2024, la manière dont le premier ministre arménien se « débarrasse » du problème de la reconnaissance du génocide par la Turquie est pour le moins maladroite. Montrer une bonne volonté pour établir des relations apaisées avec le voisin turc peut se comprendre, mais brader voire bafouer la mémoire d’un peuple n’est qu’un signe de faiblesse, pas une tactique diplomatique et encore moins une stratégie sur le long-terme. Dans la lignée de pensée de Erdogan, qui taxe la diaspora arménienne de « parasite » ou de « passéiste », le premier ministre arménien reprend à son compte une partie de la rhétorique turque sur le génocide. Il appelle donc à « renoncer à la mémoire du passé, à reconnaître la république d’Arménie comme la seule patrie et à dépasser le traumatisme national… » afin de ne plus communiquer avec les autres nations dans un état d’accablement qui empêcherait le pays de distinguer correctement les réalités. Cela fait suite à différents actes particulièrement symboliques : la présence de Pachinian à l’investiture de Erdogan, l’envoi de secouristes en 2023 lors du tremblement de terre en Turquie, la participation du ministre des affaires étrangères arménien au forum « anatolian diplomatic forum » en mars 2024, mais encore une fois, quelles contreparties a obtenu l’Arménie ? Quel acte concret a été mis en place de la part du gouvernement turc ?

 

Si ce n’est la nomination de serdar Kiliç en 2021 comme diplomate responsable de l’avancée du processus de normalisation, en mars 2023 on annonçait l’ouverture de la frontière arméno-turque pour le début de la saison touristique, projet toujours en suspens. Le projet semble plus symbolique et cosmétique en direction des partenaires occidentaux de la Turquie que relevant d’un réel désir d’ouverture. D’ailleurs la dernière proposition de lieu de rencontre avec le gouvernement arménien a été Erevan mais pas Vienne ou Moscou, ce qui aurait donné un éclairage international au projet de rencontre.

 

Pachinian a accepté maladroitement et dangereusement de se couper d’une partie de sa diaspora pour complaire à Erdogan, mais espérons qu’il se rende compte combien cela sert les intérêts turco-azerbaïdjanais, il ne peut se permettre de perdre la confiance du peuple arménien.

 

La donne régionale a changé depuis la guerre russo-ukrainienne, la Turquie est de nouveau en force dans la région et étend de nouveau ses activités en Asie centrale. La diplomatie culturelle, économique, religieuse et militaire fonctionne à plein régime. L’Azerbaïdjan jouit d’un grand nombre d’avantages sur l’échiquier régional, la nécessité du « professionnalisme » des dirigeants est évidente. Ce professionnalisme est aussi celui de la communication, c’est devenu une évidence de souligner combien la communication et l’information sont des outils que doivent savoir manier des gouvernements pour déjouer la désinformation de l’ennemi ou rassurer une population dans le désarroi.

 

Il reste la désagréable impression que le gouvernement arménien écarte tout un ensemble d’informations ou de signaux qui dérangeraient le schéma établi de ce processus de paix. On ne doute jamais de la rationalité des experts ou des autres acteurs, jamais, on envisage que toute négociation est passible d’être remise en question, de rajouts ou de négociations et pas seulement de compromis. S’en remettre avec ingénuité à ceux qui revendiquent la gestion « raisonnable » du monde est dangereux. Tout comme surestimer les bonnes intentions d’autrui. Cela a déjà coûté très cher au peuple arménien.

 

Anticiper les enjeux comme les trajectoires des principaux acteurs du règlement de ce conflit est certes difficile, mais nécessaire. Le choix des experts arméniens est donc crucial. « L’avenir ne se prévoit pas, il se construit ». La formule de Maurice Blondel souligne combien la prospective géopolitique est essentielle si nous voulons être des acteurs et pas seulement les spectateurs des évènements, voire les victimes. On peut rejoindre Pachinian sur le déterminisme du passé, mais alors il faut avoir l’intelligence de ne pas s’enfermer dans un déterminisme du futur qui est encore ouvert.

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