Serge Klarsfeld: "Si le génocide arménien avait été jugé, celui des Juifs n'aurait probablement pas eu lieu".
Le conseil constitutionnel, dans une récente décision de janvier 2017, a décidé, de son propre fait, de censurer certaines dispositions de la loi "égalité et citoyenneté", exposant un ensemble de citoyens français, notamment ceux d'origine cambodgienne, arménienne ou rwandaise, a n'avoir aucun recours en cas de provocation négationniste.
Il ne s'agit pas de reprendre ici toutes les analyses et les problématiques liées aux rapports entre histoire, mémoire, droit et liberté d'expression, mais de souligner que depuis les années 1990 les débats entourant ces notions et leurs enjeux sont de nature essentiellement politique. Aussi l'approche juridique semblait être la plus pertinente, posant aussi une question fondamentale : pourquoi fait-on des lois ?
Pour rappel, le négationnisme apparaît peu de temps après la seconde guerre mondiale et ne s'est pas incarné dans la seule personne de Robert Faurisson, mais tout d'abord dans le plus que contradictoire Paul Rassinier. Socialiste puis pacifiste, résistant déporté au camp de Dora, qui n'était pas un camp d'extermination, député socialiste de Belfort il est l'auteur "du mensonge d'Ulysse" dans lequel il nie l'existence des chambres à gaz. Entre les années 1980 et 1990 les propos négationnistes fleuriront, la loi Gayssot qui n'est pas le premier texte traitant de la diffamation ou sanctionnant l'apologie des crimes de guerre ou la provocation raciste, est adoptée dans l'atmosphère pesante des profanations de Carpentras. Cette loi, rappelons-le, ne sera pas présentée au conseil constitutionnel qui n'a pas eu l'occasion de se prononcer sur sa conformité avec la liberté d'expression.
Le droit peut être un outil de prévention sans pour autant être un instrument de législation de l'histoire, on ne reprendra pas ici tout l'argumentaire développé depuis ces vingt dernières années par les historiens ou les juristes. Mais en tout état de cause, la pénalisation du négationnisme touche au fondement d'un Etat libéral. Faire une loi ou la censurer est une manière d'agir sur le fonctionnement social. Cette censure du conseil constitutionnel n'est donc pas anodine.
Dépasser la spécificité de la loi sur la pénalisation de la négation de la Shoah et adopter une loi générale dans laquelle la négation des génocides soient punissables faisait sens, malgré de nombreuses imperfections. Cette décision amèrement reçue par les Français d'origine arménienne fait échos au procès Perinçek de 2015 et entérine le fait que le négationnisme n'est pas en soi un discours prohibé. Cette disposition prise par les "sages", outre qu'elle crée une inégalité de traitement, met en doute l'universalité des droits de l'homme et laisse la porte ouverte au relativisme le plus dangereux, au refoulement de l'histoire qui est devenue une stratégie étatique en Turquie notamment, et amène presque à penser qu'il vaudrait mieux une liberté d'expression maximale sur le mode anglo-saxon, ne pénalisant plus aucun propos négationnistes simples que ce "pis-aller" juridique qui laisse le sentiment du "deux poids ,deux mesures".
Y a-t-il une liberté, quelle qu'elle soit, sans responsabilité ?
Le statut de "victime" est encore une fois la seule posture revendicatrice autorisée, mais nous devons accepter sans broncher la minimalisation des évènements de l'histoire de nos peuples pris au piège de la mémoire collective du pays d'accueil, de sa culpabilité ou de la géopolitique la plus actuelle. La seule exigence ne serait-elle pas que l'histoire de mon peuple soit écrite comme il se doit?
Ce statut même de "victime" mériterait qu'on dépasse la différence des arguments, tout d'abord dans un but préventif; c'est bien la condition humaine, les fractures de nos sociétés et l'usage de l'histoire dans l'espace public qui sont en jeu dans ce feuilleton juridique.
Petit-fils de rescapés du génocide arménien, cette décision m'a interpellé au plus profond. Elle succède à de longues discussions socio-politico-juridico-historiennes sur le génocide, sur sa réalité, sur la nécessité ou pas d'une loi, sur la liberté de l'historien, sur "les mouches" que nous sommes, l'obligation de la preuve sans cesse renouvelée et, finalement, l'exclusion du champ historique national par décision des historiens-experts.
Se rend-on bien compte de l'humiliation que cela représente?
Il est vrai que l'on peut se demander ce que faisait mon grand-père en 1940 dans l'histoire nationale puisque qu'il fût appelé comme les autres Français, mais sur son livret militaire était inscrit en petites lettres rouges, toutes petites lettres rouges, qu'il était apatride.
L'Etat joue donc un rôle essentiel dans l'enjeu des mémoires qui devrait devenir un dialogue des mémoires. La mémoire de l'autre est aussi ma mémoire.
Pour l'instant, Cambodgiens, Rwandais, Assyro-Chaldéens, Arméniens, nous voila coincés entre universalisme et relativisme, confrontés à la justiciabilité de certains négationnistes et à l'injusticiabilté de ceux qui useraient de la liberté d'expression pour nier les millions de morts de nos peuples, pris dans l'incessante reconfiguration du champ politico-juridico-économique.
Force est de constater le caractère aléatoire de la fabrication de l'universel puisque par cette décision le conseil constitutionnel abandonne ouvertement le principe inhérent et intangible de l'universalité des principes des droits de l'homme.
Il est temps de développer une éthique du partage des mémoires des peuples issus de génocides ou de crimes contre l'humanité qui est aussi celle d'un vivre ensemble. L'élan d'une société n'a de sens que par la direction qu'on lui donne.
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