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Le conflit de l'Artsakh et la Diaspora (1ère partie)

Dernière mise à jour : 23 août 2022

Alain Navarra-Navassartian


Manifestation de la diaspora arménienne pour la paix (ici Berne, 3.10.22)

Cet article ne prétend pas épuiser, loin s’en faut, les sujets traités, mais tente de présenter une partie des questionnements mis à jour par le conflit et ses conséquences.


On pourrait, tout d’abord, avancer que c’est le « sentiment national » des Arméniens diasporiques qui s’est exprimé. Pas l’identité nationale ou l’appartenance nationale puisque dans ce cas précis le nationalisme est détaché de son attribut territorial. Par contre, le lien entre identité et mémoire, le rapport affectif à la Nation arménienne se sont trouvés amplifié par le conflit, son traitement médiatique, son traitement international ou le sentiment d’être seuls face au reste des puissances. La Nation arménienne est un terme que l’on a retrouvé fréquemment dans les commentaires des internautes ou sur les réseaux, dans les affirmations ou exemples donnés par des activistes de la cause arménienne et exprimé aussi au travers des interventions de certains experts. Mais aussi une Nation comme communauté imaginée (B. Anderson 1998). Ce sentiment national a révélé la nature de la relation que les Arméniens de la diaspora historique française entretiennent avec cette communauté imaginée, son contenu, les contextes et les modalités d’expression. Mais la violence de la guerre (rappelons les milliers de jeunes hommes tués durant le conflit), les réponses politiques pas toujours adéquates des responsables communautaires, les lacunes dans la représentation du groupe au niveau national, entre autres, ont, aussi, laissé apparaître un ensemble de revendications, de mises au point ou de demandes de réformes qui soulignent comment une identité et un sentiment d’appartenance donnés pour « naturels » sont aussi des arrangements sociaux, objets de débats, y compris politiques. Les circonstances et les développements du conflit ont entraîné une évidente solidarité, mais ont également remis en cause la simple appropriation émotionnelle du « sentiment national » ou même de certaines expressions de l’arménité, jugées obsolètes, voire inutiles dans ces conditions. Ce terme de sentiment national, peu usité, parfois décrié est utilisé ici pour souligner combien « le spectre de la Nation » hante les Arméniens (Enlun 1994). Même si la multitude de souvenirs individuels de la diaspora historique sont plus attachés à la Turquie génocidaire qu’à une mémoire collective nationale en territoire de la République d’Arménie. Ce qui ne fait que souligner la complexité de l’articulation entre les différents niveaux de l’appartenance et l’intensité fluctuante de l’identification à la Nation arménienne qui contraste avec la profondeur de son empreinte.


Cette guerre a été, aussi, l’occasion de constater comment les Arméniens en diaspora se sont appropriés, ont revisité ou contesté les discours, les évènements ou les symboles mis au point par les instances dirigeantes communautaires. Les questions politiques et sociales ont fait un retour fracassant dans les normes de l’arménité et dans l’expression de cette arménité, jusqu’à remettre en cause les structures existantes. L’extrême connectivité de la diaspora durant la guerre avec l’Arménie a redessiné les liens avec la République d’Arménie.


Beaucoup d’Arméniens de la diaspora française avaient peu de contacts réguliers avec l’Arménie, mais la guerre a redéfini le rôle de ce territoire comme ancrage de la communauté, et aussi le lien social face à ce territoire. Le désir pour une majorité d’individus arméniens de créer des liens de ressources et de supports sur le long terme a été activé ou réactivé par le conflit. Liens qui veulent aller plus loin que l’aide humanitaire ou que des relations autour d’une culture symbolique.


La guerre a fait prendre conscience de la nécessité de sortir d’une adhésion plus ou moins passive à l’arménité. Reste à constater les effets de ce mouvement. En espérant que le moteur n’en soit pas le paradigme « ensembliste », mais bien la prise de conscience que nous sommes appelés à être acteurs et auteurs de cette appartenance.


Nous avons utilisé pour cet article, comme pour un article précédent, les messages ou les posts des internautes sur trois réseaux sociaux (facebook, twitter, instagram) et vingt personnes ont accepté d’être enquêtées. Il ne s’agit là que d’un travail d’observateur, car (étant moi-même dans un engagement militant après cette guerre) il n’a pas pour vocation d’être perçu comme un travail de recherche mais d’ouvrir à un questionnement qui n’est pas le fruit de ma seule subjectivité.


Réponse interprétative des réalités de la guerre et de ses conséquences


Les réponses interprétatives des réalités et des conséquences de la guerre ont été remises en cause par un grand nombre d’internautes et de personnes interrogées. Estimant que ces réponses semblent enracinées dans une structure culturelle et sociale qui change peu et qui prend, parfois, la forme d’une idéologie. On puise en permanence dans un stock de ressources sans jamais vraiment questionner son utilité (aujourd’hui) dans la construction des cadres de l’action collective. Le discours « officiel » diasporique a beaucoup de mal à reformuler ou à formuler de manière contemporaine la question des droits concernant la population de l’Artsakh, on a la fâcheuse impression d’une soumission aux discours officiels français comme arméniens d’ailleurs. Cette difficulté à créer lors des interventions des uns et des autres, des points de contact idéologiques avec un public élargi est assez symptomatique. Le discours officiel des responsables diasporiques a peu de pouvoir d’attraction après cette guerre. Tout comme le « récit arménien diasporique » semble devoir être revu pour avoir plus de résonnances avec des récits de plus grande amplitude qui impliquerait plus de non Arméniens (Snow et Bentford.1988).


Il ne s’agit plus d’avoir, uniquement, des artifices stratégiques mais de réussir à inscrire un certain nombre d’actions dans l’arène publique.


Au travers des commentaires et des réactions utilisés pour cet article, l’appartenance durant la guerre, et même après, se vit comme une appartenance à une communauté homogène, unie et qui doit rester telle (la peur du conflit intracommunautaire est récurrente) avec un territoire sacralisé d’autant plus qu’il est attaqué (l’Arménie) avec, en toile de fond, le drame du génocide et l’impossible retour sur le territoire d’origine (L’Arménie historique). On pourrait avancer que le conflit a renforcé le sentiment d’ethnicité communautaire et que l’expression de cette appartenance reste tributaire de la logique de l’État-nation (L’Arménie), c’est dans la tranche d’âge la plus élevée que l’on retrouve cette approche. Mais il a été aussi souligné, par les plus jeunes, que les caractéristiques d’un mouvement nationaliste peuvent être aussi de définir des objectifs en termes de changements culturels mais aussi politiques au nom de la Nation et de s’engager, pour ce faire, dans des actions collectives et de présenter ainsi tant un défi politique envers les autorités arméniennes qu’un défi culturel envers le système des valeurs dominantes. Ce nationalisme est intrinsèquement porteur d’un élément contestataire. Différents groupes se sont formés pour revendiquer une appartenance fondée, aussi, sur la loyauté envers des normes et des valeurs partagées autre que les valeurs anthropologiquement reconnues comme arméniennes (langue ou religion). Une demande forte, d’une approche contractualiste s’est faite jour, qui permettrait à chacun de participer à la construction de la « Nation ». Il ne s’agit pas pour autant d’évacuer le contenu émotionnel de cet ensemble de réactions car cela empêcherait de saisir le lien de la culture aux actions et aux interactions. Mais il serait souhaitable que la colère et l’indignation (justifiées) ne soient pas que des filtres à l’information mais servent à poser des actes. Les émotions partagées ne suffisent pas à lutter contre des cadres d’injustice. Nous devons être capables d’articuler nos « sentiments » dans des discours et des actions collectives à visée publique afin que ces sentiments ne restent pas que dans le domaine de la conscience communautaire.


La peur du conflit communautaire et de ses conséquences est présente dans un grand nombre de réponses soit pour la souligner soit pour arguer d’une volonté de se libérer d’un système de contraintes et se révolter contre le « confort de la domination ». C’est une prise de risque en regard d’un certain conformisme communautaire. Mais très vite on voit se former un cercle vicieux : une sujétion au collectif (à cause la guerre) qui est porteur du conflit dans les frontières internes de la communauté.


Ce qui était tenu pour acquis : homogénéité du groupe, absence de conflits, etc. a volé en éclat par l’abandon de la population arménienne du Haut-Karabagh par le gouvernement arménien. Même si on tente de masquer cet échec par une interprétation des actions qui est censée maintenir l’unité de la communauté. La plupart des enquêtés relèvent que l’accès aux ressources politiques et symboliques pour les Arméniens est réduit à sa portion congrue. Il est intéressant de noter que beaucoup craignent la construction d’un « écosystème culturel » (Habermas) en ne voulant pas permettre la critique qui garde les cultures vivantes. En essentialisant « l’être arménien » on est porteur de stéréotypes, on ignore, par-là même, toutes les minorités internes à la communauté. L’identité d’un groupe ne repose pas, uniquement, sur un noyau dur inaltérable.


Il est devenu évident que la dévotion à l’arménité ne pouvait plus tenir lieu de réflexion. Un grand nombre d’individus d’origine arménienne ont pris conscience d’être une entité dépendante, voire subalterne dans le paysage politique français. Les frontières de la communauté se sont modifiées dans les rapports d’altérité croisés entre les individus, les réactions au conflit et leurs aspirations. Des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées pour contester le système de représentation du groupe et le système d’autorité mis en place. Système qui précise qui a le droit à la parole, qui représente l’ensemble du groupe arménien et qui affirme les aspirations de l’ensemble du groupe.


L’appartenance se donne à la fois comme un produit, mais aussi comme expression assumée par des sujets, elle est devenue une marque significatrice de la volonté personnelle. Les réactions au conflit viennent souligner cette nouvelle donne. Le collectif est un enjeu plus qu’une donnée. La mobilisation de la diaspora française a été importante, mais rapidement s’est posé le problème du travail interne au groupe arménien et l’efficacité externe, tout comme l’absence d’entité sociale. Il s’agissait plus d’un réseau d’individus pris dans des formes de relations réticulaires. Ce qui a été le plus contesté reste le passage de l’action collective à l’action publique. Comment s’est-il opéré ? A - t-il été efficient ? Comment est-il structuré dans le groupe arménien ?


Il semble difficile d’introduire, pour le moment, un véritable processus dialogique dans la communauté, je ne parle pas de l’illusoire discussion sur le fonctionnement démocratique au sein de la communauté. Mais nous devons bien souligner qu’il n’y a pour l’heure que des opinions majoritaires et minoritaires. Pas de processus dialogiques qui permettraient de prendre en compte la diversité du groupe et d’avoir une portée transformatrice.


Le conflit et les conflits


Le conflit et ses conséquences tragiques ont amené un grand nombre d’individus arméniens à s’interroger sur la relation au pouvoir politique français, les contradictions à l’intérieur du groupe, le rapport à la société globale, la monopolisation des pouvoirs, le dogme du consensus à maintenir, les mécanismes de cooptation ou les contradictions idéologiques et politiques internes. Ce processus prend place, avec pour fond, une prise de conscience qui va à l’encontre de certaines perspectives politistes selon lesquelles le groupe arménien serait un réel groupe de pression dont l’action s’exerce de façon homogène dans la sphère politique nationale. Dans une conjoncture où l’État français n’est plus, pour le groupe arménien, l’état providence mais devrait devenir l’état partenaire. Et cela demandera certainement des changements importants tant structurels que sur la prise de conscience du pouvoir d’agir des individus arméniens hors des cadres traditionnels. Définir une identité particulière, autre que celle de la victime, posséder un statut socio-économique déterminé, avoir une expertise en différents domaines sont des conditions d’accès au processus de la décision publique. La gouvernance du groupe basé sur un fonctionnement de type corporatiste qui a évacué un grand nombre d’Arméniens des débats, pose un réel problème. On pourra toujours mettre en avant la nécessité de l’institutionnalisation du pouvoir d’influence du groupe, cela ne semble plus convenir. Un certain nombre de structures (amitiés, pouvoir, conseil, influence, etc.) qui ont donné lieu à l’émergence de la culture du groupe arménien pour ses normes, ses relations de pouvoir, ou de règles ont été remises en question. (St Charles 2006). La guerre et ses suites tragiques ont mis en place un processus d’actualisation des informations sur la communauté (au sein de la communauté elle-même). Il a bien fallu que l’individu d’origine arménienne change sa représentation de certains aspects du monde qui l’entoure.


La posture déterministe a été mise à mal, posture selon laquelle les comportements seraient uniquement régis par des contraintes normatives ou des valeurs immuables. Si l’on considérait que ce sont les individus, en tant qu’acteurs, qui peuvent produire le système et non l’inverse ? Car il y a des contraintes inhérentes au groupe, mais elles ne seraient plus l’équivalent d’un déterminisme abscons.


La légitimation du système de fonctionnement « institutionnel » de la communauté arménienne s’appuie sur l’idée dominante de vouloir apparaître « neutre » en assurant d’agir en faveur de tous les Arméniens. La naturalité supposée des rôles de responsables communautaires ne cesse pourtant d’interroger, les individus protagonistes cherchant à protéger le « texte caché » (James. C. Scott.2009) par de grandes liturgies, mémorielles le plus souvent. Pourtant, là encore, la guerre a révélé la conflictualité prégnante dans la communauté comme dans toute communauté. Mais ce ne sont pas des indicateurs d’un manque de cohérence sociale, mais plutôt, l’indice d’une « communauté politique » et non un simple agrégat de personnes partageant une même origine ethnique.


Le conflit, la discussion, le désaccord ne sont pas le signe de l’absence de communauté. Si les gens s’opposent, cela voudrait dire qu’il n’y a pas de cohésion sociale à l’intérieur de la communauté. C’est, à la fois, une conception fausse et apolitique de la communauté ethnique. C’est le meilleur moyen de détourner l’attention des mécanismes en cause dans les relations conflictuelles et de leur rôle dans l’évolution d’un groupe. Il serait plus intéressant de porter l’attention sur l’absence des mécanismes efficaces pour la gestion d’éventuelles divergences, qui répétons-le, sont salutaires.


La mise en danger de mort ou d’exil de plus de 150.000 Arméniens du Haut-Karabagh, les contradictions criantes entre les discours officiels et la réalité sur le terrain, l’absence des institutions internationales dans les moments cruciaux de la guerre ou de la mise place du processus de paix ont bien fait comprendre aux Arméniens le sens hégémonique d’une certaine histoire. Il est donc bien naturel que beaucoup d’entre eux ont la volonté de dénaturaliser les hiérarchies existantes et de se rebeller contre la résilience assignée d’office aux Arméniens, ce processus qui viendrait interrompre par miracle le cycle des injustices. Tapez leur dessus, massacrez-les en toute impunité puisqu’ils sont résilients. Pourtant beaucoup d’Arméniens se sont réveillés, certes, sonnés mais plus à même de comprendre que l’antagonisme, le refus du consensus à tout prix permet aussi de mieux mesurer les dimensions de l’environnement politique qui incitent à entreprendre une action collective (S. Tarrow). Il y a des évènements qui sont des fenêtres d’opportunité et qui permettent d’agir et de mobiliser les membres du groupe (comme le discours d’Emmanuel Macron à Bruxelles) mais les entrepreneurs diasporiques ont manqué diverses opportunités.


Cadres


La théorie de Snow et Benford sur les cadres présente un grand intérêt pour saisir certaines réactions et manques face à la guerre et à ses conséquences. On a souvent noté durant le conflit, la grande connectivité de la diaspora arménienne, s’employant souvent à contrer une véritable guerre de l’information sur le web.


Pourtant les posts, messages ou autres des Arméniens semblaient être des juxtapositions à des réseaux qui les ignoraient. On ne développera pas ici, les carences communicationnelles de la communauté durant cette guerre, mais mettre en avant l’absence de « frame bridging » dans cette communication. C’est-à-dire la capacité de congruence des griefs de plusieurs groupes ou organisations afin d’engendrer un intérêt collectif qui puisse être un moteur d’engagement pour des non-Arméniens. Au lieu de cela, on nous a coincé dans un conflit de civilisation, une guerre de religion en miroir avec les discours performatifs du président Alyiev. Se profile, dans ces différentes campagnes contre l’héritage culturel arménien, « l’impureté » de ce peuple qui a commis des « crimes contre le monde de l’Islam » (Aliyev, 2021). On avait, durant le conflit, constaté que des photos d’une mosquée transformée en porcherie circulaient sur les réseaux sociaux, et avaient soulevé un tollé général dans certains pays arabes. Inutile de dire que ces photos étaient un montage, mais pour la première fois dans ce conflit du Haut-Karabagh qui dure depuis trente ans, la dimension religieuse n’avait jamais été aussi clairement présente. Les églises sont les hauts lieux de l’identité arménienne, dans le quotidien des populations : lieux de sociabilité, d’éducation ou de construction identitaire (A. Navarra. 2020). La politique de déni, de privation ou de dégradation menée par l’Azerbaïdjan à l’encontre de l’héritage culturel arménien marque la volonté de couper le peuple arménien de la région de son histoire, de ses biens matériels ou immatériels. Le patrimoine entendu au sens de l’identité culturelle est d’autant plus en danger. Nous avons déjà mis en exergue, dans différents textes, les liens de la population au patrimoine et les effets de sa destruction sur les individus, notamment : une vulnérabilité accrue. Le déni systématique de l’origine du patrimoine construit arménien est devenu une politique systémique en Azerbaïdjan. Toutes les églises trouvent leur origine chez les Albanais du Caucase, les épigraphies sont effacées et la reconversion du patrimoine arménien va bon train, devenant le support du refoulé de l’histoire.


Il y a bien une nécessité à travailler sur la production et le sens des idées destinées à mobiliser d’autres groupes que les seuls groupes arméniens. La « politique de la signification « (S. Hall. 1982) et aussi le rôle de tous les acteurs sociaux, donc d’un nombre élargi d’individus d’origine arménienne, plus à même de saisir les enjeux des cadres de l’action collective, des processus discursifs et des interactions nécessaires en ces temps troubles pour le peuple arménien. « Mobiliser du consensus » et « Mobiliser de l’action » est un enjeu essentiel. (Benford, Snow) L’action collective n’est pas l’addition d’attitudes personnelles mais bien l’aboutissement de négociations partagées qui permettent de définir les cadres d’injustice (W.A. Gamson) contre lesquels l’action collective se déploiera. On a vu durant le conflit et jusqu’à présent, les tensions qui surgissent autour de l’identification des responsabilités.


D’autre part, les griefs exposés sur la toile questionnent sur autre point : aucune proposition de solution, de plan ou de stratégies. Une vaste agitation. Plus les cadres de l’action collective semblent rigides, fermés, exclusifs moins ils auront de chance d’avoir une portée élargie. Je le répète se laisser enfermer dans un conflit civilisationnel est plus que restrictif, cela est dangereux. Nous n’avons fait que répondre aux discours performatifs d’Alyiev, sans élaborer, nous-mêmes, un discours qui aurait touché divers segments de population. Il faut immédiatement préciser que le monde était prêt à croire le président Alyiev, considéré pour divers intérêts (économiques, géopolitiques etc.) comme éminemment plus crédible que n’importe quel éminent individu Arménien.


La « boite à outils » arménienne semblait bien vide (Ann. Swindler) c’est-à-dire un ensemble de ressources culturelles à partir desquelles sont élaborés de nouvelles stratégies d’actions collectives, par exemple.


Une réponse collective aux failles des prescriptions communautaires ?


L’identité collective arménienne doit elle se résoudre à être un simple réseau d’échanges qui aurait pour résultat un « bricolage » de l’action collective ? D’autant plus que l’espace communautaire ne se caractérise pas par un système d’échanges généralisés. On nous serine à n’en plus finir la nécessité de l’unité, mais on est pourtant dans un conflit de prescriptions. Il semble pourtant nécessaire de mettre en place un nouveau répertoire d’actions commun et un sens de l’action partagée. On ne peut pas passer son temps à invectiver les « suppôts des cocktails » ou à taxer tout individu qui pense autrement de « gauchiste ». On aboutit à la situation dans laquelle l’identité manifestée présente un champ étroit des caractéristiques communautaires, ce qui entraine des partages de connaissances lacunaires sur la communauté arménienne (génocide, un certain type de culture, politique mémorielle, etc.) avec l’ensemble de la population française. Un savoir tacite sur la communauté arménienne mais qui oblitère tout un autre éventail d’approches conceptuelles (sociologique, économique, anthropologie sociale, etc.).


Il y a un rapport dialectique entre la communauté et la société comme il y a un rapport dialectique entre l’individu et la communauté (Simmel). Les liens communautaires ne sont pas aussi naturels et spontanés qu’il y paraît et il revient à l’organisation communautaire de mettre en place des stratégies formalisant et élargissant les possibilités de créer des liens communautaires, voire de produire un sentiment d’appartenance.


La communauté arménienne de France est inscrite dans un système politique et social à volonté démocratique, c’est-à-dire, un système où la légitimité des appareils politiques dépend de leur capacité à représenter ce que veut la population, il est donc important pour tout acteur organisationnel d’être sûr d’agir et de donner forme aux demandes d’un ensemble important de la communauté.


Il y a finalement plus ou peu de travail de collecte de données sur la communauté arménienne de France, des travaux qui permettraient de décrire et d’expliquer sa réalité. Le terme diaspora n’est pas a-historique, et l’absence de travaux (sociologie, anthropologie sociale, etc.) récents posent problème. Le peu de chiffres avancés apparaissent vite comme des objets de manipulation : les uns, voulant diminuer la force du nombre avancent 350.000/400.00, les autres, 600.000 Français d’origine arménienne, on comprend cette guerre des chiffres lorsque le gouvernement turc rappelle le million d’individus d’origine turque en France. Dans l’hexagone il est interdit de collecter les origines raciales, ethniques, les opinions politiques, religieuses, les appartenances syndicales ou sexuelles, comme les informations de santé des individus. Faute de sources administratives. La réalité du fait communautaire ne peut reposer que sur les enquêtes qui passe par les institutions communautaires, or ce sont en général des structures associatives loi 1901. On constate donc une littérature importante sur ces associations (histoire notamment) mais les chiffres sont peu fiables car rares, voire inexistants. Pourquoi savoir ?


Pour éviter, par exemple que n’importe qui dise n’importe quoi sur la communauté arménienne, mais plus sérieusement parce qu’une diaspora est évolutive (il ne s’agit pas ici de traiter de l’inflation du terme). Pour mieux comprendre la réalité qui se cache derrière le concept de diaspora, mieux comprendre quelle est sa substance en 2022. Sa structuration spatiale a changé (depuis quelques années les arrivants d’Arménie sont nombreux, elle s’est donc enrichie d’une autre forme de migrants que dans les années 1970/1990). Cette absence de travaux, notamment sociologique, entraîne une « illusion fixiste » (S.Dufoix.) comme si toutes les structures étaient à jamais inscrites dans le temps, nous ne pouvons pas faire l’économie de comprendre les processus dans la communauté et simplement acquiescer aux dénominations.


Durant la guerre, nous avons pu constater ce que la psychologie sociale avait noté depuis un certain temps : la cohésion à l’intérieur d’un groupe (Brewer et Roderick.1986) par la conformité aux normes et notamment en période de conflit (Fiske et Taylor.2011), l’appel au consensus, va vite révéler un discours convenu. Consensus dont il faudrait discuter la nécessité dans différents contextes tout comme de la valeur du conflit dans une communauté. On reprochera à certains de mettre en danger l’unité du groupe, par des propos allant à l’encontre de ce que les entrepreneurs communautaires veulent offrir comme réponses aux autorités françaises, réponses socialement valorisées et attendues par les institutions. Comme si toute complexité ou diversité représentait un danger. Mais un danger pour qui ? Et pourquoi ?


Le coût de la mobilisation ?


Partant des travaux de Olson (1965) ou de Tilly(1988) nous savons que la répression a un effet négatif sur les mouvements sociaux car elle pèse sur le coût de la mobilisation et provoque des désaccords. La dernière guerre en Artsakh a montré les failles parmi les divers groupes diasporiques. Le désir de complaire aux différentes institutions a été largement discuté, avec plus de véhémence sur un réseau comme twitter mais largement repris sur Facebook. Si l’élaboration de la figure de l’ennemi turc reste évidente (les désastres de la guerre et les exactions n’ont fait que la justifier) la posture communautaire face aux institutions françaises, européennes ou mondiales, comme face au gouvernement arménien a divisé le groupe arménien. Posture considérée comme une attitude de compromis insoutenable face aux « manquements » des institutions nationales et internationales.


Ces attitudes du leadership communautaire arménien comme du gouvernement arménien fera renaître un esprit de lutte, du moins suscitera un appel à la lutte qui a animé l’histoire de la résistance arménienne durant plus de cent ans. D’autre part cette opposition a révélé une modalité de fonctionnement centre /périphérie (l’Arménie étant le centre) qui ne pouvait pas fonctionner pour une grande partie de la population arménienne en France au vu des manquements du gouvernement arménien (communication en temps de crise, gestion en temps de crise, etc.) Mais cela a engendré un conflit de légitimité dans les frontières internes de la communauté. Conflit accentué par les soupçons que N. Pachinian puisse reconnaître l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan déjà assumée par la communauté internationale.


On a vu donc s’exprimer, avec beaucoup de détermination des formes de mobilisation et des mouvements qui mettent le politique au cœur de leurs revendications (Charjoum, le mouvement, par exemple) et qui rappelle la nécessité de la lutte pour une population arménienne du Haut-Karabagh en danger d’exil ou de mort.


Reste à comprendre dans quelle mesure ces différents changements auront un impact sur des postures de compromis, de lobbying, de militance ou des modalités d’action. Il est par contre assez évident que les discours politiquement neutres ne correspondent plus aux attentes de la communauté arménienne d’autant plus que l’on dénie au peuple arménien de l’Artsakh (Haut-Karabagh) des droits fondamentaux (absence de visite des commissions de l’UNESCO et de l’ONU, par exemple). On peut aussi souligner que de manière balbutiante, l’engagement politique est en corrélation avec un projet social différent. Il faudrait définir les profils des personnes engagés dans ce processus et les seuls relevé, classification et analyse des posts sur les différents réseaux sociaux ne suffissent pas pour cela.


Mais tout un pan de la diaspora arménienne reste invisible sans que l’on cherche à s’interroger sur le sens social de cette invisibilité. On a pu constater que des individus qui était peu enclins à intervenir dans les débats communautaires participaient au mouvement d’indignation que l’immoralité (restons dans le champ de l’éthique et de la morale) du gouvernement azerbaïdjanais et de son corollaire turc soulevait. Cette population permet, finalement de saisir des mécanismes à l’œuvre dans la diaspora arménienne, moins appréhendés que ceux mis en place par les leaders ou les « actifs diasporiques ».


Une partie silencieuse de la diaspora s’est réveillé pendant le conflit, souvent située là où le désengagement se joue voire la désappartenance, concepts importants car autour d’eux se jouent des valeurs ou des devoirs dont on se libère parce que l’on ne se reconnaît plus comme composante du groupe ou que l’on n’y trouve plus un travail de réflexion ou parce que les contextes sociaux ou politiques ont évolué. Sortir de la mythification de la diaspora pour mieux en connaître les contours réels est un travail essentiel pour saisir les rouages de la loyauté identitaire, de la prise de parole, des contenus, des défections ou de la posture militante, entre autres. Les enjeux entre contraintes individuelles et l’engagement collectif.


Le consensus autour de la demande de justice pour le peuple arménien du Haut-Karabagh devrait permettre la pluralité au sein de la communauté sans que cela soit vécu comme un danger, mais plutôt envisagé comme le reflet des capacités d’adaptation de la communauté arménienne à des évolutions nécessaires dans des contextes politiques, sociaux et internationaux en pleine mutation.



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