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La promotion des pratiques autoritaires : le cas de l'Azerbaïdjan



Dr. Alain Navarra-Navassartian. PhD.Histoire de l’art ; PhD sociologie.


Les discours performatifs du président Aliyev s’intensifient depuis quelques temps autour des questions de nationalisme d’autant plus que le 26 août est la fête de la ville de Latchine, présenté comme le jour du rétablissement complet de l’intégrité territoriale azerbaïdjanaise. L’annonce de l’installation de plus de mille familles et la construction de 900 autres maisons a été annoncée devant un parterre de diplomates de l’UE, comme l’ont annoncé les médias azerbaïdjanais, il semblerait que la France a tenté de les en dissuader.


Ces actes de langage ne sont pas anodins par leur violence à l’encontre des Arméniens par la référence à un système de conventions, de rituels et une stratégie qui croise les références historiques, le discours politique, la symbolique des récits épiques (le culte du héros) et le nationalisme le plus vindicatif. La victoire a permis de gravir un cran dans la personnalisation du régime et la teneur des discours, si elle reste en grande partie identique à celle des discours de 2020, montre un changement important, même s’il s’agit toujours de démontrer que le groupe arménien du Haut-Karabagh est juridiquement et sociologiquement inférieur. Leurrer sa population en modelant ses croyances au travers du contrôle et de la manipulation de l’information est devenu aussi un enjeu essentiel. Toute cohésion éventuelle des populations est rejetée, ce sont des thèses primordialistes qui mettent en avant des haines immémoriales. Si l’Azerbaïdjan se targue de multiculturalisme et de tolérance, aidé dans cette politique par certains états comme Israël : la prochaine réunion biennale de la conférence des rabbins européens doit avoir lieu du 12 au 15 novembre 2023 à Bakou. On pourrait s’étonner de cela, mais le rapprochement entre Israël et l’Azerbaïdjan est connu depuis longtemps : le Mossad semble avoir une branche en Azerbaïdjan et a même préparé un aérodrome. Quant aux ventes d’armes à l’Azerbaïdjan, c’est un commerce qui existe depuis 2005. Si l’hybridité du territoire s’accommode des diverses communautés en Azerbaïdjan, la « pureté » du territoire est remise en question par les Arméniens. Il s’agit moins aujourd’hui pour le gouvernement azerbaïdjanais de mobiliser les masses qu’à les canaliser dans leur vie privée en créant un consensus autour de la haine de l’Arménien. Unissant la partie informée de la population (citoyens diplômés, usagers des médias ou population ayant accès à l’information internationale, etc.) et les couches populaires. Même si le président Aliyev a le vent en poupe, la popularité est volatile d’autant plus que le clan Aliyev ne partage pas vraiment les bénéfices de la manne pétrolière et gazière.


Le conflit ethnique est devenu le ciment d’une cohésion nationale renforcée par la victoire de 2020. L’image d’un pouvoir éclairé et moderne est facilitée par le consensus international autour de la qualification du pouvoir d'Alyiev, mais le sentiment anti-Arménien en Azerbaïdjan permet de canaliser une partie de la société civile, même minime, qui a tenté d’élever la voix contre tel ou tel procédé. Une dissidente connue, pourtant malmenée par le pouvoir, se retrouvait dans les discours performatifs et violents du président Aliyev. L’essentialisation de l’identité semble convenir à tous et à toutes en Azerbaïdjan, tout comme, la tolérance à la violence contre des civils arméniens semble être assez bien partagée. Pourtant il y a eu des individus, une minorité, qui ont appelé le gouvernement azerbaïdjanais à reconsidérer les moyens utilisés pendant cette guerre ou à cesser la communication haineuse contre la population arménienne. Mais Aliyev n’a plus vraiment besoin de dissimuler l’autocratie dans un semblant d’institutions démocratiques, l’Occident lui a accordé un blanc-seing. Le conflit du Haut-Karabagh servant de pivot à sa politique intérieure.


Façonner l’opinion publique


Acheter des services dans le domaine de la communication et des relations publiques n’est pas un fait nouveau, un certain nombre d’autocrates l’ont déjà fait et le font encore, de Chavez à Nazarbaïev la liste est longue, créer des comités consultatifs internationaux avec dans les comités des personnalités occidentales importantes, notamment du monde universitaire, est tout aussi courant, financer des think tanks, ou créer des conseils de coopération, engager des lobbyistes le sont tout autant. Ce sont des stratégies utilisées par un ensemble de régimes autoritaires. Mais c’est la tolérance à un certains nombres de manquements au droit international, à la liberté d’expression, aux droits fondamentaux dans les pays concernés qui est troublant.


Si en 2022, la nouvelle loi sur les médias en Azerbaïdjan soulevait de vives préoccupations en matière de droits humains et de liberté d’expression dans l’UE, si en 2016 les relations de l’UE et de l’Azerbaïdjan butaient sur les droits humains, si en 2018 Rahim Namazov, journaliste, était victime d’une fusillade à Colomiers (France) après avoir dénoncé le régime mais aussi des trafics d’organes pris sur des soldats morts, même si le régime a financé en espèces sonnantes et trébuchantes des responsables politiques ou des hauts fonctionnaires en Europe, la tolérance à son égard est importante et on doit reconnaître à Bakou sa capacité à cadrer et à imposer son interprétation des faits, notamment sur le patrimoine arménien ou sur certains épisodes de la guerre, mosquée transformées en étable, etc. Cette désinformation discrète au début mais persistante devient donc un fait. Précisons que cette stratégie de la communication a fait gravement défaut au gouvernement arménien.


La manipulation de l’information n’est pas un fait nouveau, mais l’utilisation des réseaux sociaux et leur rapidité ont changé la donne dans l’information autour du conflit des 44 jours et de la période qui suit le cessez-le feu. Là encore, l’utilisation stratégique par l’Azerbaïdjan de certains réseaux sociaux : tweeter et facebook en particulier a été importante dans leur description des faits et dans la façon d’imposer la « réalité » des faits, arrivant à la relativisation de la notion même de vérité.


L’utilisation des instruments de la persuasion comme l’information est un outil essentiel. L’information sert à propager une vision de l’État et de la société azerbaïdjanaise, un narratif plausible à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. La manipulation du champ discursif, la manipulation de certains médias ou de certains producteurs de savoirs a été mise en place très rapidement durant le conflit, première cible : le patrimoine religieux arménien devenu la production des Albanais du Caucase à grand renfort de textes « scientifiques ».


En appliquant les techniques des relations publiques, le gouvernement azerbaïdjanais a parfaitement fait passer son message dans un monde occidental prêt à le recevoir sans sourciller. Le gouvernement azerbaïdjanais mène une campagne active de communication sur son image : pages de publicité à destination du tourisme, organisation d’évènements sportifs, financement d’évènements culturels ou de travaux de rénovation de divers monuments en Europe, comme le projet des catacombes de Comodilla à Rome en partenariat avec le Vatican. Ce dernier projet s’inscrivant dans la dynamique d’échanges interreligieux voulue par le pape François mais cette politique de soft power de l’Azerbaïdjan a été mise en place depuis un certain temps : restauration du bas-relief de la rencontre du pape Léon Ier et d’Attila de St Pierre de Rome. Rappelons aussi que le pape n’a pas désigné l’Azerbaïdjan comme agresseur, mais a simplement déploré la crise dans le Caucase du sud. Se rallier des intermédiaires influents dans le monde occidental est une stratégie bien rôdée des régimes autoritaires, il s’agit moins dans le cas de l’Azerbaïdjan d’imposer une idéologie que de manière opportuniste recruter des alliés de choix. Démontrer, avec l’aide de ces alliés que l’Azerbaïdjan est un partenaire économique, culturel et géostratégique d’importance adhérant aux valeurs universelles de l’occident a été un travail mûrement pensé par le gouvernement du pays, qui a saisi l’importance de la culture dans les relations internationales, objet de prédilection des pouvoirs, l’Azerbaïdjan en a fait une sorte de « missile » idéologique, et a mis en place des stratégies culturelles qui sont devenues des outils de prestige et de visibilité. Même si l’universel semble, aujourd’hui, un mythe sans réelle objectivité, mais que l’on impose comme une vérité objective s’acheter une image convenable pour les instances internationales et dans les instances internationales est important pour les régimes autoritaires.


Tout comme la culture, l’altérité domine l’air du temps et le discours de la différence et de son acceptation semble occuper une place importante dans les discours du régime autoritaire de Bakou. Durant la guerre le grand Rabbin de Bakou rappelait la tolérance religieuse de l’Azerbaïdjan et la « parfaite réussite du vivre ensemble » dans le pays. Il semble donc que la défense des valeurs normatives dominantes, à savoir le racisme anti-Arménien soit passé inaperçu. Rappelons que le congrès des Rabbins européens se tiendra à Bakou, il est juste regrettable que des hommes de Foi se rallient aussi prestement à une politique étatique. Le multiculturalisme est une pierre angulaire de la politique extérieure de l’Azerbaïdjan, ce qui permet de définir à l’étranger une identité collective et de mettre en place un ensemble de narrations qui décrive la Nation comme tolérante et ouverte. La politique communicationnelle mise en place par le pays depuis le début de la guerre est particulièrement bien menée, il faut réussir à changer l’interprétation que se font les publics des diverses actions contre les droits fondamentaux des Arméniens du Haut-Karabagh (Artsakh) contre le droit de la guerre ou contre les droits de l’homme. On oppose donc le nationalisme minoritaire séparatiste des Arméniens à l’intégration multiculturaliste du gouvernement azerbaïdjanais. Le tour est joué, on propose donc à une population en danger et depuis longtemps brimée de renoncer à sa politique identitaire pour adhérer au mythe du modèle de citoyenneté multiculturelle azerbaïdjanais. Encore une fois, ces techniques sont connues depuis longtemps : Hugo Chavez et l’agence de Deborah James, comme Nazabaïev et Tony blair venu le conseiller après les incidents de Zhanaozen ou encore Poutine et le cabinet américain Ketchum. Il semble, par contre, que le monde arménien en découvrait le fonctionnement ou ne savait pas utiliser un outil important qui est la manipulation.


La crise énergétique alimente la source d’alliés et de compétences que représente l’Occident pour ces régimes autoritaires. L’aide trouvée en Europe pour construire son image ou manipuler l’information a été essentielle, pour l’Azerbaïdjan, dans l’interprétation des faits de la guerre des 44 jours.


Tous signes de respect au niveau international renforcent les prétentions des dirigeants autoritaires. Les déclarations de Ursula von der Leyen sur l’excellence du partenariat avec l’Azerbaïdjan ont été commentées de façon dithyrambique dans les médias du pays. Si la diplomatie culturelle et sportive fonctionne parfaitement, la volonté de simuler la démocratie et de coopérer avec les puissances occidentales (tout en les dénigrant dans la politique intérieure du pays) est tout aussi important. Il s’agit de dénoncer leurs faiblesses et de les exploiter mais de participer au fonctionnement de certaines institutions internationales et d’en tirer des bénéfices, le cas de la Turquie et de l’OTAN en est un exemple parfait : Erdogan déplie en 2012 les batteries de missiles patriot mais achète à la Russie un système de défense aérienne (missiles S-400) sachant que l’OTAN ne dispose pas de mécanisme permettant d’exclure un État. Tout comme le chantage fait à ses partenaires occidentaux pour qu’ils soutiennent son offensive contre les Kurdes de Syrie. Remodeler l’opinion publique mondiale et se rallier des intermédiaires influents dans le camp occidental est un enjeu important, les réseaux sociaux sont utilisés par les régimes autoritaires pour générer du chaos, mettre en place la propagande la plus mensongère comme la plus raffinée (tweeter est devenue l’arène parfaite pour cela).


Les moyens sont multiples pour influencer une opinion publique, un dirigeant de pays démocratique est évidemment plus tributaire de ses citoyens qu’un autocrate et le soutient de l’opinion publique est nécessaire pour lancer une campagne de soutien à telle ou telle cause. Des conseils consultatifs internationaux composés de personnalités occidentales au lobbying parfaitement organisé en passant par la corruption la plus directe, l’Azerbaïdjan n’est pas le premier pays à utiliser de tels moyens, ce qui est le plus surprenant c’est la surprise et le manque de réactions du monde occidental et du monde arménien lui-même face à ces pratiques. Tout le monde désigne Poutine comme le suppôt du mal mais le diable utilisait les services de la société ketchum, société américaine de conseil en communication.


La manipulation et l’image sont devenues des armes efficaces.


Éroder la cohésion d’institutions internationales voire nationales est un enjeu important pour les régimes autoritaires, alors que les démocraties se trouvent dans des situations périlleuses pour certaines mais pour toutes, le concept de démocratie se redéfinit autour de plusieurs approches. Il s’agit bien d’une bataille d’idées, la guerre en Ukraine a changé la donne sur bien des plans et si pendant un certain temps les gouvernants des régimes autoritaires ne voulaient pas définir un modèle alternatif à la démocratie occidentale, il en va autrement aujourd’hui. Mais le modèle démocratique reste séduisant, encore, pour une majorité d’individus dans le monde et c’est très certainement sa force mais les systèmes non démocratiques sont de plus en plus performants. A bafouer nos propres valeurs, nous entraînons des vagues de désenchantement qui auront des répercussions dans nos propres sociétés.


Tromperie, manipulations, propagande et culture


La théorie veut que le développement économique permette le changement politique, croissance et développement sont associés au changement. Mais en Azerbaïdjan les hausses de revenus de l’État grâce aux hydrocarbures ne provoquent pas de réels changements systémiques mais transforment le pouvoir par des liens économiques et diplomatiques réguliers avec l’Occident en une démocratie simulée.


Depuis des années la fondation Haydar Aliyev avec à sa tête, la première dame du pays, diversifie ses activités (culture, éducation, évènements culinaires, etc.) jusqu’à un rapprochement avec l’Église catholique pour la restauration des catacombes des saints Pierre et Marcellin, le soft power utilisé depuis 2004 est efficace, utilisant des techniques connues des régimes autoritaires depuis longtemps : faire entrer dans différents conseils consultatifs des personnalités européenne (Romano Prodi a occupé pendant un temps un poste dans une société énergétique russe, comme Gerhard Schröder, président de la société pétrolière rosneft, René van der Linden, président honoraire de l’assemblée parlementaire du conseil de l’Europe est dans le conseil de direction de l’université Ada de Bakou, etc.).


Jacque Ellul avançait l’idée d’une propagande horizontale efficace, la culture offre un outil parfait pour cette approche. La communication narrative (une mise en avant du récit dans ses divers usages) a été parfaitement maîtrisée par l’Azerbaïdjan alors que dans le camp arménien (diasporas européennes) on commence péniblement a parlé de ces stratégies, c’est d’autant plus important que c’est un outil de gestion et de construction identitaire. Les récits utilisés par les protagonistes de cette guerre servent à légitimer des messages et des actions à destination de la scène internationale mais également à destination de leurs diasporas. Le soft power azerbaïdjanais s’il défend la vision du gouvernement : une approche centrée sur la souveraineté de l’État et le centralisme du pouvoir, offrait aussi aux Azerbaïdjanais en diaspora une image de héros virils s’opposant au monde des « commerçants » réenchantant (Max Weber) un nationalisme qui induit la violence : détruire l’entité rivale à savoir l’Arménien. La stratégie d’influence de l’Azerbaïdjan pouvait se heurter, à son modèle politico-social, il semble aujourd’hui, que l’Occident est prêt à fermer les yeux sur la différence entre la réalité du pays et ce qui est projeté à l’extérieur. En guise d’exemple, dans le cadre du projet « montre- moi l’Azerbaïdjan » en 2022, des bloggeurs européens ont visité le Haut-Karabagh afin de voir les beautés artistiques et naturelles de la région. Il est évident que pour tout individu d’origine arménienne cela passe pour du cynisme mais au niveau de la communication ce fut une réussite : des milliers de vues et de vidéos diffusées dans le monde entier. Nous regrettons une seule chose, que malgré nos demandes. les diasporas arméniennes ne furent pas et ne sont pas capables de mettre en place de telles stratégies. Hyestart ne peut pas assumer seul un processus qui demande compétences, moyens et spécialistes.


Le soft power a ses limites, il suppose que l’autre soit prêt à suivre un modèle et l’Azerbaïdjan n’est pas la référence en matière d’incarnation des valeurs universelles qui pourrait entraîner une adhésion à son système politico-social. L’odieux blocus contre la population arménienne de l’Artsakh ne peut que renforcer l’idée que toute la propagande déployée n’est qu’un leurre, si le gouvernement a été parfait pour affirmer des faits erronés, certaines réalités sont impossibles à dissimuler : la prise en otage de toute une population, la famine et l’absence de soins infligée aux malades et à des enfants souffrants, etc. La parfaite image se fissure gravement. Reste l’image ubuesque d’un dirigeant qui laisse entendre que toute victoire émane de sa personne et que l’on appelle dès 2021, le commandant suprême victorieux.


Le soft power azerbaïdjanais a intégré des figures mythiques exemplaires, sportifs, héros ou figures tutélaires afin d’offrir l’image d’une communauté guerrière et courageuse alors que le discours arménien s’enfermait dans un périmètre narratif précis : l’humanitaire ou la demande d’attention. Dans un temps de guerre qui voit le retour du héros viril et combatif, cela crée une grille de lecture convenue de la culture arménienne et l’enfermement dans l’ordre humanitaire de la question de l’Artsakh. Save Armenia plutôt que fight with Armenia.


La puissance est une interaction qui ne vaut pas dans l’absolu, mais dans une situation donnée et pour une relation particulière (Kenneth Waltz). La puissance est un concept dynamique et multidimensionnel. On peut être dominant dans un secteur donné sans l’être dans les autres. Pour reprendre la notion proposée par Susan Strange, il y a une puissance structurelle que possède l’Arménie en bien des domaines mais aussi les diasporas. La puissance d’attraction du pays est grande : un des États les plus démocratiques de la zone, une culture millénaire, des diasporas activent dans le monde entier, ou encore le nombre d’individus créatifs avec un niveau d’étude élevé. Pourtant le soft power, mis en place tardivement et maladroitement n’a mis en avant que la victime résiliente, bien entendu, l’Arménien victime par définition, vaincu dans une continuité-éternité, finalement rassurante pour le plus grand nombre. 5000 victimes de la barbarie que l’on tolère puisque le mercantilisme l’exige et amputées du sens leur combat.


Ce n’est pas tant l’information qui a fait défaut durant la guerre des 44 jours et jusqu’à aujourd’hui, mais c’est la vérification des faits, leur interprétation et leur ciblage qui a été essentiel. L’Azerbaïdjan a parfaitement saisi l’importance de la propagande en contexte numérique, l’utilisant, tout d’abord, autour de l’héritage culturel arménien de l’Artsakh : allant à l’encontre de la multiplicité d’informations historiques, les usagers azéris ou des trolls donnaient une simplification du contexte historique, détournaient la vérité scientifique et attribuaient, en suivant leur gouvernement, l’ensemble de l’architecture religieuse arménienne aux Albanais du Caucase. La simplification du champ cognitif est une tactique importante qui permet à leurs spécialistes, bloggeurs, trolls et autres d’orienter l’opinion et de promouvoir le relativisme en payant par exemple des études pseudo-scientifiques sur les Albanais du Caucase. La fiction au service de la réalité.

La volonté de cloisonner et de séparer la population arménienne de l’Artsakh des préoccupations des sociétés civiles occidentales a bien fonctionné jusque- là, la guerre en Ukraine facilitant le processus. Mais le blocus du corridor de Latchine, les déclarations du président Aliyev ou du ministre des affaires étrangères turc démontrent que nous ne sommes plus dans un processus de persuasion et de propagande, mais que la force et la menace sont de retour. Pourtant on s’accorde à normaliser des tactiques douteuses : un convoi humanitaire mené par des politiques français de premier plan a été bloqué à la frontière, des enlèvements d’individus arméniens ou d’étudiants torturés soulignent que la force dicte la loi, le droit dans un ordre guerrier.


C’est la ligne de défense même du monde occidental qui est en cause par ce jeu de la définition floue des ennemis à vaincre ou des violations du droit international qui doivent attirer ou pas notre attention. Les régimes autoritaires érodent la confiance dans la démocratie libérale avec beaucoup de facilité et le leadership moral occidental est aisément battu en brèche. Il ne s’agit pas ici de défendre une pastorale pour les dévots des droits humains, mais de voir comment articuler les exigences de l’éthique avec le réalisme de situations données (Stanley Hoffman). Si les démocratures (Pierre Hassner) semblent tant convenir aux instances internationales, ne sommes-nous pas amenés à n’avoir qu’une représentation purement instrumentale de nos démocraties ?


Autour des droits humains


Le droit international occupe une place importante en tant qu’ordre normatif autonome, mais sa place est marginale par rapport aux justifications politiques et le cas de l’Artsakh et de sa population en est un des multiples exemples. Le droit est constamment violé mais pire encore, évacué du discours destiné à l’opinion publique. La guerre est hors la loi, mais seuls certains coupables de ce crime sont punis. Depuis l’étude fondatrice de Barbara Geddes en 1997, l’étude des régimes autoritaires fait l’objet d’une grande attention et d’un nombre important d’études. Dans le même temps on annonçait la fin des droits humains, on constate plutôt leur institutionnalisation : cour pénale internationale, justice transitionnelle, politique européenne des droits humains, multiplication des ONG de défense des droits humains, etc. Si les droits humains restent évoqués par tous du Nord au Sud, ils sont devenus un champ de bataille, en tout cas un objet de contestation. Nommer, dénoncer, démontrer les violations aux droits humains reste de plus en plus sans conséquences pour les perpétrateurs de crimes qui entrent dans une confrontation politique directe avec ceux qui acceptent les obligations liées à la définition des droits humains. L’Azerbaïdjan fait clairement partie de ces pays. L’ordre international est en pleine modification et transition, certes, mais les droits humains doivent être le critère de légitimité de cet ordre en mutation. Le droit ne peut être érigé en argument politique, c’est un processus dangereux pour nos propres démocraties. C’est dans le champ des droits humains que peut s’exprimer des visions mêmes conflictuelles, mais ce champ permet de garder en point de mire le vivre en commun, laisser bafouer les droits de certaines populations comme celle des Arméniens de l’Artsakh est aussi accepter la remise en cause du fonctionnement de nos organisations sociétales, mais pas pour le meilleur.


A justifier ses manquements aux droits humains, l’Occident sème le doute sur son engagement réel envers le système démocratique. Le National Intelligence Council américain prévoit que d’ici quinze à vingt ans le modèle d’État libéral sera concurrencé par un capitalisme d’état. Viktor Orban ne souhaitait-il pas un État « illibéral » ?


Freedom house notait en 2018 un recul dans le niveau démocratique mondial et dans le même temps varieties of democracies pointait du doigt un processus « d’autocratisation » dans le monde. La politique de l’UE en faveur de la démocratie ne reçoit plus autant d’échos favorables, on peut même avancer que l’on y oppose, dans certains endroits du globe, une réelle résistance. A force de compromis d’aveuglement, l’UE se trouve démunie pour appréhender une quelconque riposte aux calculs de régimes autoritaires dont les chefs de gouvernement ont décidé d’endosser le costume du héros protecteur et viril balayant d’un revers de la main les rodomontades sans effet d’une Union européenne perdant de plus en plus de crédibilité par le manquement constant à ses valeurs. Alors même que le système démocratique continue d’être une inspiration majeure dans le monde. Si l’UE occupe toujours la troisième place dans le commerce mondial, sa part est aujourd’hui de 16,5%, elle était de 18,8% en 2009, les pays à régime autoritaire sont de plus en plus performants et l’UE pour différentes raisons ne semble plus être un pouvoir de transformation. Notre ordre politique moderne n’est-il capable que de créer un mécanisme de protection de la violence seulement en acceptant le transfert de celle- ci loin de chez nous ? A quoi bon alors ériger des normes comme la responsabilité de protéger ?


Les Arméniens de l’Artsakh seront donc les « victimes sacrificielles » tolérées par un ordre international qui remet, par là même, en cause les progrès du droit international.


Constatant l’attitude de l’Azerbaïdjan durant la mise en place de ce blocus, qui peut encore croire que la population arménienne vivra en sécurité sous le joug de l’Azerbaïdjan. Qui peut croire en une sécession interne, alors que le nationalisme le plus haineux et le plus vindicatif s’exprime depuis des dizaines d’années contre les Arméniens depuis le régime soviétique ?


Aucune volonté d’inclusion de la part du groupe dominant et pire encore l’exclusion du groupe arménien est devenue un outil de stratégie politique intérieure et d’identité nationale. Le redéploiement des populations se fait autour des discours de haine à l’encontre des Arméniens. Qui peut croire que cette population sera en sécurité ? A moins que l’on décide sciemment de fermer les yeux sur les structures sociales qui induisent le cycle de la haine raciale et de son utilisation politique.


Il y a différentes façons d’accélérer un déclin historique. La Syrie en a été un bon exemple, après le déshonneur ce fut la guerre, pour paraphraser Churchill, mais cela peut être aussi le chaos. A prendre l’habitude de ne rien attendre de la communauté internationale, à se rendre compte que les mécanismes incitatifs sont devenus inutiles, que l’outrage aux valeurs défendues par l’UE est monnaie courante au sein même de l’Europe, c’est la confiance dans l’intégrité et le libéralisme des gouvernements démocratiques qui est en jeu.


Si ne pas prêter attention à une population en danger est un crime, c’est aussi une grave faute politique. Si l’absence de clarté morale est une évidence dans le cas de l’Artsakh, il démontre aussi une absence de vision stratégique. Il ne s’agit pas d’être naïf et les interventions internationales sont sujettes aux contingences du moment (nous entrons dans le champ miné de l’éthique dans les relations internationales), mais il y a ce que Weber appelait la « morale de la responsabilité » qui devrait dépasser le simple raisonnement comptable. Nous devrions être, nous-mêmes, vigilants et porter un regard attentif sur les processus d’atomisation d’une population par le gouvernement Aliyev qui transforme cette population en une masse d’individus isolés sans recours possibles puisque les barrières légales ou les décisions juridiques internationales sont ignorées par le président Aliyev.


Il y toujours cette idée exaspérante que les opprimés ne peuvent agir de manière efficace, la population de l’Artsakh a démontré le contraire, mais l’ordre international n’aime pas être dérangé, alors la trahison des peuples opprimés devient un fait coutumier des relations internationales, le peuple syrien en est un bon exemple. Il nous reste à être « les géographes de la mort » et constater comment nos démocraties accréditent la domination par l’imposture ou la violence plutôt que privilégier la justice.


A nous de savoir si nous ne voulons être en Europe que « les concierges de la lâcheté » (Mathias Enard)



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