De la possibilité et de la fierté d'être gay et arménien et de la nécessité de le dire haut et fort.
Alexis Krikorian
Je suis "out" dans plus ou moins tous mes cercles relationnels (amis, famille, profession). Le seul cercle pour lequel je sois encore en grande partie dans le placard est l'un des cercles formant l'une de mes strates identitaires et qui a en parti recoupé mon cercle familial: le cercle de la "grande famille" arménienne.
Le besoin de proclamer haut et fort mon identité gay (l'une de mes autres strates identitaires) au monde arménien m'est venu cet été après avoir suivi les cours intensifs d'arménien donnés par les Mékhitaristes à Venise [1]. Je me suis retrouvé dans ce cours à choisir les interlocuteurs auxquels je disais mon homosexualité et ceux auxquels je la taisais. Un inconfort insupportable pour l'homme de 45 ans que je suis et qui me renvoyait à des attitudes qui étaient les miennes il y 25 ans ou plus, avant mon premier coming out à mes amis proches. Ou encore il y a une dizaine d'années dans le monde professionnel. Dans ce cours, j'ai donc tu mon homosexualité auprès de femmes et d'hommes dont j'ai estimé qu'ils étaient trop conservateurs pour accepter un tel état de fait. Ce faisant, je me suis forcément trompé sur bon nombre d'entre eux qui auraient sans doute accepté cette "révélation" avec bienveillance et je m'en excuse volontiers auprès d'eux. Le conservatisme de l'environnement mékhitariste n'incite cependant pas à l'honnêteté en la matière. Les repas pris ensemble précédés d'un bénédicité ou les sermons attaquant le principe de laïcité n'incitent pas à la "confession", mais plutôt à la "confusion des sentiments". L'homosexualité est un sujet tabou. Un sujet qu'on passe sous silence, même si l'on sait de quoi il retourne. D'où l'importance du devoir de vérité et de transparence en (et pour la) Diaspora. Dans les communautés arméniennes de diaspora, il s'agit encore, bien souvent, d'une maladie honteuse, comme dans la chanson "Comme ils disent" de Charles Aznavour. Sur ce plan-là, la communauté vit encore, à bien des égards, en 1972[2].
Le fait de cacher sa sexualité dans ce cercle arménien est pourtant paradoxal à deux titres au moins.
Tout d'abord par ce que c'est dans cette strate-là que j'ai co-créé une ONG de promotion des droits humains et de soutien à la création littéraire avec Alain Navarra-Navassartian. Or on ne peut pas exiger des autres (des puissants, des autorités, des gouvernements) des comptes en matière de droits humains sans être soi-même complètement sincère sur sa propre identité. On ne peut pas fonder une ONG active dans le domaine des droits humains en Arménie et dans les pays voisins sans remplir un devoir de transparence absolue sur qui je suis. Nos partenaires ont le droit de savoir à qui ils ont affaire.
Il y a deux ans, lorsque nous avions organisé une soirée sur les droits LGBT en Arménie avec Pinar Selek, en collaboration avec Dialogai, un membre actif de la communauté arménienne de Genève qui avait assisté à la soirée s'était exclamé, à mon encontre : "Quel coming out !". Il avait raison. Mais en partie seulement. Car défendre les droits LGBT en Arménie sans être ouvertement gay soi-même est paradoxal, voire hypocrite. A la question, "peut-on défendre les droits des minorités sexuelles en catimini?", je répondrais non, à moins d'opérer au coeur d'un système répressif ou autoritaire. A une époque où le gay bashing est omniprésent et instrumentalisé en Arménie[3] et par essence dangereux, une telle posture (la défense des droits en catimini) n'est pas très courageuse non plus, il faut malheureusement bien en convenir. J'en arrive à la conclusion qu'il est important, voire nécessaire, que les Arméniens ou personnes d'origine arménienne LGBT qui vivent dans des pays respectant peu ou prou les droits LGBT vivent ouvertement leur sexualité à des fins d'exemplarité pour les jeunes (et moins jeunes) LGBT arméniens. Ces derniers et ces dernières vivent dans un climat de peur, risquent de se faire agresser, tuer ou s'ôtent eux-mêmes la vie. Sans parler de ceux et celles qui sont forcés à l'exil et de celles et ceux qui s'imposent de vivre une vie hétéro-normative en se mariant et en ayant des enfants afin qu'on les laisse en paix.
La "grande famille" arménienne, en Arménie ou en Diaspora, est une famille aux valeurs conservatrices. Marquée par la tragédie du génocide, cette grande famille devrait, normalement, être aux avant-postes en matière de défense des droits humains. C'est à mon sens la deuxième raison pour laquelle être dans le placard en "arménité" est paradoxal. Si la "grande famille" arménienne est en avance sur certains sujets (les crimes de masse et contre l'humanité, la défense des minorités religieuses et ethniques en Turquie et au Moyen-Orient), elle est en retard sur d'autres où le conservatisme, voire la réaction, l'emporte largement.
De ce point de vue-là, les Arméniens ne se distinguent pas des autres peuples ayant subi des génocides. L'on voit bien aujourd'hui que d'Israël au Cambodge, les droits humains sont bafoués, maltraités, marchandisés par les Etats de ces peuples victimes de génocide. Bien-sûr tout cela est à géométrie variable. En Israël, alors que les droits LGBT sont plus ou moins respectés, ceux des Palestiniens sont bafoués et ceux des Arméniens sont mis à mal. Le partenariat stratégique entre Israël et l'Azerbaïdjan est objectivement une honte en matière de droits humains et du droit à la vie des Arméniens.
De même, la région dans laquelle se trouve l'Arménie est une région où les droits LGBT sont largement bafoués. De l'Iran, où être homosexuel peut valoir la mort, à l'Azerbaïdjan, où des dizaines de membres de la communauté LGBT ont été arrêtés en 2017[4], en passant par la Turquie où les droits LGBT régressent à grands pas après avoir connu une embellie certaine au début des années 2000. L'ombre de la Russie pèse par ailleurs toujours très fort sur l'Arménie où la tentation d'adopter une loi interdisant la propagande LGBT sur le modèle russe est toujours prégnante. Même la Géorgie, qui semblait posséder une certaine avance dans ce domaine, a montré les énormes obstacles qui y demeurent à la faveur des déboires de la première marche des fiertés de Tbilissi[5] cette année même.
La spécificité de l'Arménie, à la fois sur le plan régional et dans le camp des peuples ayant subi un génocide, est celle d'avoir subi un génocide non-reconnu, ni par la (majorité de la) communauté internationale, ni par l'Etat qui a succédé à l'Etat perpétrateur. Cette non-reconnaissance par la Turquie, qui s'accompagne d'un négationnisme d'Etat virulent, couplée à l'état de guerre permanent (et lourd de menaces) avec l'Azerbaïdjan, fait que la survie de la nation arménienne reste, objectivement et par conséquent, toujours en suspens.
Les effets psychologiques d'un génocide sur les générations suivantes sont traités à merveille dans des livres comme ceux d'Hélène Piralian. Un sujet qui n'est à ma connaissance jamais traité est le sentiment de culpabilité qui peut habiter certains sujets homosexuels d'origine arménienne en rapport à cette question de la survie de la nation arménienne.
La réponse à ce sentiment de culpabilité, à la croisée de l'opposition classique entre droits nationaux et droits humains, est l'acceptation, voire l'affirmation, de soi et la nécessité du respect des droits humains pour toutes et pour tous. A l'avenir, c'est bien ce qui effraie nos opposants, plusieurs modèles familiaux seront possibles, y compris dans la région. A ce stade pourtant, de tels modèles sont purement utopiques et ne sont qu'un chiffon rouge agité par l'ancien pouvoir et des groupuscules d'extrême droite pour discréditer le nouveau pouvoir en place en Arménie[6]. La première étape réaliste dans le domaine des droits LGBT que l'Arménie devrait franchir (Hyestart l'a dit à maintes reprises) est l'adoption d'une loi de non-discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. C'est une étape réaliste qui conforterait, parmi d'autres mesures, le caractère plus démocratique de la "nouvelle Arménie". Le respect plein et entier des droits de tous les citoyens et de toutes les citoyennes est un préalable nécessaire à leur épanouissement et à celui de la nation dans son ensemble. L'opposition entre droits nationaux et droits de la personne est de ce point de vue-là stérile. On peut tout à la fois être gay et arménien. Հպարտութեամբ՜[7]
[1] Les cours sont données par l'association culturelle Padus-Araxes, association co-fondée et présidée par Mgr. Levon Zekiyan, actuellement délégué épiscopal auprès de la Congrégation des pères mékhitaristes.
[2] Date de sortie de "Comme ils disent".
[6] Voir à nouveau: www.opendemocracy.net/en/odr/armenia-first-behind-the-rise-of-armenias-alt-right-scene
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