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  • Les singularités du populisme turc

    Alain Navarra-Navassartian Ece Temelkuran est journaliste et nouvelliste, Turque et exilée, elle vit aujourd’hui en Croatie. Après le percutant, « Turkey : the insane and melancholy » publié en 2016, elle revient avec cet ouvrage « Comment conduire un pays à sa perte » dans lequel elle récuse l’idée d’un populisme inhérent à la culture politique de la Turquie. La politique de Erdogan est pour elle le syndrome d’un mouvement plus large et qui gagne toute l’Europe et une partie du monde occidental. Il est vrai que plus de trente partis populistes de droite sont présents dans 18 pays européens. Le terme apparaît dans le champ littéraire en 1912, mais ce n’est que plus tard que, le terme populiste, choisi pour traduire le russe « narodnitchestvo », entre dans le domaine politique pour désigner une idéologie particulière. Les populistes (les narodniki) étaient favorables à un socialisme d’esprit russe. Quant à l’aspect péjoratif du mot, il date des années 1980. Le populisme pour reprendre le mot de Paul Ricoeur est le « discours de l’autre ». Mais les stratégies populistes divergentes se dessinent au gré des contextes nationaux et en fonction des époques. On ne peut, malgré tout, attribuer la naissance d’une politique populiste de droite au seul Erdogan. Puisque les politiques populistes ont été mises en place dès l’instauration du régime multipartite en 1950. Les politiques populistes en Turquie ont toujours été menées par les gouvernements de centre-droite. Le travail de Ece Temelkuran questionne les populismes de droite pour mettre en garde l’occident. Mais qu’est ce que le populisme ? Un concept qui sert à se former une certaine image du peuple, une idéologie ou un style politique cohérent ? Le terme, qui renvoie aussi bien au communisme d’inspiration universaliste qu’au nazisme racialiste, a une longue histoire qui demande un travail comparatif, ce qui n’est pas le propos ici. Mais plutôt attirer l’attention sur ce que l’on entend par « peuple » en Turquie. Le peuple turc ; un mythe ,une construction qui va de pair avec celui de la nation, deux concepts unanimement attribués à Zyia Gökalp, très marqué par le concept de solidarité organique de Durkheim. Concept fondé sur le principe de la complémentarité des fonctions et des individus au sein du système social. La réflexion turque portera, d’ailleurs, plus sur l’émergence de nouvelles notions (peuple, nation, etc.) que sur le danger des populismes à préserver les oligarchies traditionnelles. On peut comprendre que la solidarité, imaginée par Durkheim a pu intéresser Gökalp, dans la mesure où elle oscille entre intégration et régulation. L’intégration s’entend d’un produit de la contrainte comme intériorisation des représentations et des valeurs ; pour Durkeim, cela préparait l’individu à des dispositions altruistes, pour Gökalp je n’en suis pas aussi sûr. Quant à la régulation, elle permet d’ébaucher une évolution du rapport de l’individuel au collectif. Le livre de Ece Temelkuran a pour mérite de nous entrainer à questionner ces rapports d’intégration et de régulation dans la Turquie actuelle, puisque l’on peut déjà constater que le rapport s’est inversé. Il s’agit aujourd’hui plus de régulation/intégration que d’ intégration/régulation. La solidarité en Turquie, qui repose pour beaucoup sur la dépendance, ne contient plus grand-chose qui puisse inciter à l’altruisme. Et on revient, pour ainsi dire, toujours à deux termes essentiels dans l’histoire moderne et contemporaine de la Turquie : nation et peuple. Nous avions, dans un article précédent, attiré l’attention sur la racine de ces deux vocables en turc et l’ambiguïté qui en découle. Peuple et nation, termes importés, mais qui s’adapte parfaitement à un but précis : une nation à bâtir par un Etat qui souhaite un peuple idéal. Mais la greffe a-t-elle pris entre ces mots occidentaux et le « halk » et « millet » turc ? Querelles sémantiques seulement ? Ou plus profondément des concepts mal digérés et inappropriés à la lecture sociale et politique de la Turquie d’aujourd’hui ? « Malgré le peuple et pour le peuple » mot d’ordre significatif qui entre en vigueur dès 1923. Le peuple a son parti : « le parti républicain du peuple » quadrillage administratif et volonté d’élévation culturelle du peuple, d’un peuple abstrait, vont de pair. Mais c’est au niveau économique que le populisme à la turque se révèle le plus intéressant. Dès les années 1950 le parti au pouvoir, le PD, de tendance libérale, a été confronté, d’une part à la nécessité de poursuivre l’industrialisation et, d’autre part, à la nécessité de satisfaire sa clientèle électorale, en l’occurrence, la population rurale qui constitue une grande partie de la population active. Le PD épouse donc des buts partisans à courte vue. Mais sans l’irresponsabilité fiscale imputée aux gouvernements populistes, ce qui est un des particularismes de ce populisme turc. Mais le clientélisme est aussi une autre des caractéristiques du populisme turc. Phénomène qui s’accentue par le peu de développement de l’état de droit ou, dans la configuration politique actuelle, par son recul. Les lois et les règles étant de plus en plus arbitraires. La domination quotidienne, ou la domination comme dynamique politique, a toujours été présente dans la société turque. La légitimité du pouvoir repose sur une croyance qui s’actualise dans une conduite d’obéissance. Le rapport dominant/dominé, en Turquie, a toujours substitué la notion d’acceptation à celle d’accord. Dans les sociétés caractérisées par le clientélisme, la compétition pour les ressources économiques se déroule entre différents groupes protégés par différents « patrons » plutôt qu’entre différentes classes sociales. Tant que l’Etat assure l’expansion économique, il obtient l’appui de certaines couches intermédiaires de la population ou, du moins, sa neutralité. On a beaucoup écrit sur la catégorie des entrepreneurs anatoliens, largement soutenue par l’AKP, jusqu’à les qualifier de « calvinistes » de l’Islam, puisqu’ils mêlaient Islam et esprit libéral, capitalisme et Coran. Kayseri est devenue la vitrine et le laboratoire de l’AKP en ce domaine. Mais les relations de dominations perdurent, résultat du refus ou de l’incapacité de l’Etat à mettre en place un contrat social négocié et intégrateur. Intégrer les nouvelles forces sociales et politiques du pays, ainsi que la pluralité ethnique, culturelle et confessionnelle reste la plus grande difficulté de la Turquie. La Turquie fonctionne sur un système de relations en « réseaux ». Et le pouvoir, jusqu’à présent, sait parfaitement réunir les différents réseaux de pouvoir. Les politiques populiste et néo-libérales sont plus complémentaires que contradictoires. Elles entrainent une marginalisation et une fragmentation croissante de la société et réduisent la participation politique au fait d’aller voter lors des élections ainsi que l’utilisation d’organisations partisanes. Il n’existe pas d’opposition légitime ; quiconque, est contre le dirigeant, ici Erdogan, est contre le peuple. Mais confronter un gouvernement populiste et autoritaire comme celui de Erdogan, à leur déviance semble peine perdue. Seul reste le fait de dire et de répéter que le clientélisme, l’absence de transparence démocratique, le dysfonctionnement judiciaire, entre autres, portent atteinte au peuple, à tous les peuples, de quelque bord qu’il soit et cela sur le long terme. Les populismes de droite veulent apparaître comme une réponse à ce qui est perçu comme un échec des partis démocrates. L’enjeu n’est pas d’admettre ou de nier les populismes, mais de prendre en compte la fonction concrète de chaque populisme. Il est évident que pour nos sociétés le seul respect de la production et de la consommation sécurisée ne peut plus suffire comme enjeu du futur. Bibliographie: Pierre André Targuieff. Les populismes. Perrin/tempus.2007 D.Reynié. Populisme, la pente fatale. Plon.2011 Ali Riza Aydin. Kamu özel fonlari Guillermo O Donnell. Delegative democracy. 1994 E.Tokgöz. Iktisadi gelisme tahiri.(1923.1980) Sabri Sayari. Some notes on the beginning of man political participation in Turkey. Ayse Kudat. Patrons-clients relations. Eric Fassin. Populisme :le grand ressentiment. Textuel.2017 Hanspeter Kriesi. The populist challenge.2014 Bob Jessop. The future of the capitalist state. Cambridge.2002 Norman Fairclough. Language and globalization. Routledge.2006 Christopher Bukerton. From nation-states to member states.Oxford.2012 Peter Man. Ruling the void. Verso.2013 Peter Burger/Thomas Luckmann. La construction sociale de la réalité. Armand Colin.2014 Jacques Rancière. La haine de la démocratie. La fabrique.2005 Anton Jagër. The myth of the populism. 2018 Ernesto Laclau. On populist reason. Verso.2005

  • Zehra Dogan: l'exposition polémique de Londres

    Alain Navarra-Navassartian “Mon travail est une installation. C’est un travail que j’appelle ‘Ê Lı Dû Man – Ce qu’il en reste’. Une couverture brûlée sera suspendue à l’entrée. Cette couverture est de celles qui barraient les rues comme des barricades, à Nusaybin. Les gens avaient accroché des rideaux et des couvertures dans leurs rues pour se protéger des snipers. Ces barricades suspendues et ces rideaux n’étaient pas que des rideaux. C’était aussi des armures. Quelqu’un se souvient du drapeau blanc dans une main ? Nous savons tous encore ce que cela signifie. Il y aura un tapis fait main, brûlé, sur le sol. Ce tapis représente les habitants de ces terres. Pour être ensemble, nous avions travaillé les nœuds et étions tissés telle un beau tapis. Mais il est brûlé et cet état calciné nous représente. Arménien, Syriaque, Chaldéen, Masjid, Kurdes. Nous avons été tous brûlés. Nous sommes comme le tapis, nous sommes brûlés comme ce tapis, nous sommes brisés, déchirés… Avec l’installation, les vidéos et les photos que j’ai prises pendant la période de couvre-feu seront affichées sur écran. Et les histoires de celles et ceux qui vivaient derrière les barricades seront lues. 18 histoires. Que s’est-il passé pendant la période du couvre-feu, que s’est-il passé auparavant et comment cela s’est-il terminé ? ChacunE des arrivantEs sera informéE des événements de 2015-2016 et recevra un texte écrit. Il/elle va lire, savoir et comprendre. Et quand ils partiront, ils prendront le journal ‘Ê Lı Dû Man’, du même nom, préparé avec le journaliste Ege Dündar. Dans ce journal, on racontera les expériences des Kurdes, des journalistes en prison, des grèves de la faim, des écrivains, des poètes, des artistes et des enfants. Peut être qu’après tout cela, chacunE pourra rentrer et agir et peut-être écrire une lettre aux prisonnierEs par exemple…”. L’exposition de Zehra Doga, à Londres, a suscité de très vives réactions aussi bien dans le public que parmi la critique artistique. Si les visiteurs étaient enthousiastes, la critique et certains professionnels du monde de l’art, l’étaient beaucoup moins. Certains n’hésitant pas à employer des termes aussi violents que "pornographie de la violence et de la guerre", tout en s’insurgeant contre un travail qui ne relèverait pas de l’art, mais d’une simple démarche documentaire mâtinée de voyeurisme. Autre questionnement encore plus étrange, l’engagement de l’artiste et les modes d’expression de cet engagement, puisqu’on lui reproche de rendre compte plutôt que d’avoir été sur place au moment des faits ou d’avoir privilégié une approche artistique plutôt que journalistique (Zehra Dogan est également journaliste). Par quoi peuvent être motivées des réactions aussi violentes ? Le politique, la turcophilie ou un simple aspect mercantile lié, d’ailleurs, aux deux précédents ? Pour rappel, Zehra Dogan est Kurde et son travail ne cesse d’interroger la violence d’Etat (cf. article sur ce même blog). L’installation, qui pour certains ne pouvait prétendre à l'être artistique de l’œuvre d’art, n’avait pourtant rien d’étonnant. Depuis les années 1960 et depuis l’essor de l’art conceptuel, on est habitué à ce qu’une œuvre d’art réunisse des enjeux esthétiques et politiques. Quant à l’engagement de l’artiste contemporain, il est depuis longtemps étudié et prend en compte un ensemble de facteurs, allant des médiums ou objets utilisés à la réception des œuvres. On comprend d’autant moins les reproches acides sur "un simple assemblage d’objets" ou "l’absence de création". Il s’agit pour Zehra de questionner un système de violence, qu’elle connait bien. Alors qu’est ce qui dérange tant ? Que l’artiste soit Kurde et qu’elle montre les traces des affrontements et de destructions commises par le gouvernement turc à Nusaybin, à Cizré ou à Silvan ? Ou qu’elle soit plus engagée que les professionnels et intellectuels qui lui reprochent sa resistance ? Rappelons juste que, durant les évènements de 2015 et 2016, le « monde intellectuel » turc a fait entendre avec très grande force sa voix contre les 200.000 civils déplacés des zones kurdes de Turquie, ou contre les civils brûlés vifs dans des caves à Cizré, et contre la disproportion des opérations militaires . La pétition pour la paix, signée par 2000 universitaires turcs et étrangers qui réclamaient la fin de l’intervention des forces turques dans les régions kurdes, a coûté cher à un grand nombre d’entre eux : la prison et leur carrière. 191 condamnations, 380 licenciements par décret-loi et une centaine de procès en attente. Alors, l’engagement est un sentiment dangereux que pourtant pratiquent des milliers d’hommes et de femmes dans cette région du monde. Dernière victime en date de la déviance autoritariste du gouvernement turc, Füsun Üstel. Professeure émerite de science politique, condamnée à 15 mois de prison pour avoir dénoncé la répression contre les Kurdes. L’installation de Zehra Dogan était donc un espace d’interpellation du public au regard de la cause défendue par l’artiste. C’est bien à l’artiste de choisir le niveau de responsabilité qu’elle souhaite assumer ainsi que la nature même de son engagement. L’artiste n’aurait fait que "transporter" des objets dont on ne peut tirer aucune signification. Sous couvert de théories de l’art, on lui renie une possibilité d’interprétation, donc, on la boute hors du champ artistique puisque une œuvre d’art est constituée par l’interprétation, du moins en partie. Mais plus encore, deux des textes remettent en question l’idée du témoignage que représente l’installation. Ma première réaction, en tant qu’historien de l’art et sociologue, est de penser que ces polémiques ne sont dues qu’à une certaine approche sur la construction des représentations de l’art et des artistes non occidentaux. Le processus d’intégration d’une œuvre dépend des médiations qui l’entourent et dans le cas de Zehra Dogan, ces médiations ne lui sont pas fournies. Les articles, les textes font partie de ces médiations. Les termes utilisés abritent, eux mêmes, des représentations : "pornographie de la violence", "processus de création vs. transport d’objets", "il aurait mieux valu informer ou écrire un article". Les termes de ces articles expriment des jugements ou des hiérarchies. Zehra Dogan a la volonté de témoigner. Est-ce le problème ? Derrière une réaction "turcophile" évidente de certains auteurs, on pourrait aussi penser à la volonté de ne pas "offenser" ou déranger les tenants du monde de l’art stambouliote. Dans une période de marasme pour une partie du marché de l’art, Istanbul et sa biennale offre tout ce dont peuvent rêver certains marchands, certains commissaires indépendants ou tout ceux qui aimeraient des critères d’admission plus souples dans les foires d’art. Istanbul s’est affirmée, depuis les années 1990, comme une place importante du marché de l’art régional et à montré sa volonté d’être un hub artistique pour le marché du Moyen-Orient, dans les années 2000. Le monde de l’art est encastré dans des logiques de marché ; sa territorialisation est donc importante. La Turquie se plaçait en 2010 dans les dix premiers pays mondiaux pour les bénéfices des ventes aux enchères (cela n’est plus vrai aujourd’hui). Les grandes familles d’industriels sont en général à la tête des fondations qui promeuvent le développement artistique stambouliote. De nombreux partenariats ont été mis en place avec le Proche-Orient, Doha et Dubai, notamment. La foire artinternational, inaugurée en 2013, montrait la volonté des acteurs du marché de l’art d’inclure symboliquement Istanbul dans l’aire du Moyen-Orient. Soulignons que l’entreprise qui l’a fondée est basée à Londres et est à l‘origine de nombreuses foires dans le monde. On pourrait, peut-être, comprendre certaines réactions de critiques anglais sous cet aspect plus mercantile. D’autre part, la force géostratégique de la Turquie se retrouve dans ce domaine. Istanbul se trouve à quatre heures d’avion de cinquante pays. Si la biennale Contemporary Istanbul 2017 était surprenante grâce au duo d’artistes Elmgreen/Dragset qui ont permis de voir différents artistes commenter des sujets d’actualité, la mouture 2019 semble plus "consensuelle". Par quoi furent "choqués" certains critiques anglais ? Par notre silence lors d’exactions sur des civils ou des personnes engagées dans le combat pour les droits humains ? Par notre lâcheté ? Ce n’est pas deux cents ou cent cinquante qu’il faudrait que nous soyons, lorsqu‘en tant qu‘universitaires nous descendons dans les rues pour défendre nos collègues en Turquie mais bien des milliers. Ou bien plus simplement c’est parce que c’est l’histoire et la résistance du peuple kurde qui se dégagent comme l’enjeu principal de cette œuvre. Ce qui dérangerait serait le militantisme revendiqué de l’artiste ou plutôt la cause de ce militantisme : la cause kurde. Entrer en résistance par l’art, c’est tout d’abord, pour Zehra Dogan, lutter contre des consensus masqués. Présenter une posture de "non consentement" à un Etat qui ne cesse de maltraiter sur son territoire national, des minorités, leurs langues et leurs cultures, d’attenter à leur vie. Mais en face des artistes produisent de nouvelles formes de subjectivité face à l’identité dominante.

  • Procès des agresseurs de Sule Çet: symbole de la régression des droits des femmes en Turquie

    Alain Navarra-Navassartian En mai 2018 une jeune femme est retrouvée au pied d’un immeuble d’Ankara, la thèse du suicide écartée, deux hommes d’affaires sont arrêtés. Suspectés d’avoir violé et défenestré la jeune fille. Ils seront jugés le 15 mai 2019 après l’ajournement de leur précédent procès. Cette jeune femme devient un nouveau symbole de la lutte contre la violence faite aux femmes en Turquie et de l’iniquité de la justice. Dans leur défense des suspects les avocats ont commenté la vie privée de la jeune femme. Arguant qu’elle n’était plus vierge et qu’elle aurait consommé de l’alcool. Ce qui prouverait son « désir de faire l’amour ». Allant jusqu’à faire passer un rapport d’autopsie confirmant la présence d’alcool dans le sang de la victime. La discrimination et l’injustice du procédé ont soulevé un raz de marée médiatique. Un compte twitter a été créé pour défendre la jeune femme, sa cause est soutenue par la plateforme, kadin meclisleri. Le cas de Sule Çet et celui des 440 victimes de féminicide met en évidence les différents problèmes et dangers auxquels sont confrontées les femmes en Turquie : le poids des mentalités patriarcales, le sexisme et la violence comme instrument de contrôle des femmes. La violence, vécue par la majorité d’entre elles comme le problème essentiel qu’elle rencontre dans une société qui n’a de cesse de restreindre les droits des femmes et de s’enfermer dans ses contradictions. Depuis 2012, la Turquie est signataire de la convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Pourtant les féminicides n’ont cessé d’augmenter. Quant aux données étatiques, elles ne sont plus rendues publiques depuis 2009. En 2012 le député AKP Aylan Sefer Üstün, soutenait « qu’un violeur est plus innocent que la victime du viol qui se fait avorter ». Mais dans le même esprit, les Etats-Unis ont refusé en avril 2019 de laisser passer une résolution de l’ONU contre le viol comme arme de guerre. Décidément le corps des femmes est un enjeu géopolitique et politique. En 2014 on interdit aux Turques de rire dans la rue au nom de « la décence ». En novembre 2014, le président Erdogan remet en cause l’égalité hommes-femmes, allant jusqu’à affirmer qu’une femme « sans enfants est incomplète ». La liste serait longue. Malgré quelques arrangements parlementaires qui semblent être une ouverture et qui s’avèrent vite fallacieux. Mais le plus surprenant reste les remontrances à peine susurrées des gouvernements occidentaux qui n’envisagent jamais la régression de la condition féminine comme la régression d’un projet de société démocratique. Les avancées des femmes dans un tel projet étant centrales. Le temps est loin ou la Turquie, dans l’espoir d’une adhésion se pliait aux injonctions des Européens. Elle a parfaitement saisie l’enjeu géostratégique qu’elle représente. Pourtant l’émancipation est un projet mené depuis longtemps par les femmes ottomanes puis turques. Car les acquis obtenus au début du 20e siècle par les femmes ont été passés sous silence pour être attribués ou présentés comme une bienveillance du kémalisme. Le processus de modernisation a été conduit en imitation des institutions occidentales, d’autant plus que le pays ne bénéficiait pas d’une industrialisation qui aurait soutenu cette idée du progrès. Il apparut comme une occidentalisation de la Turquie. La deuxième moitié du 19e siècle voit les grandes avancées, soutenues par des hommes et des femmes de l’élite turque qui estiment que le niveau d’une société est étroitement lié à celui occupé par les femmes dans cette société. Un ouvrage essentiel du temps est celui de Fatma Aliye, publié en 1894 à Paris puis en 1911 en Turquie : « les musulmanes contemporaines ». La littérature turque fera du féminisme un thème central. Cette prise de conscience permettra la naissance des organisations de femmes, y compris dans les minorités de l’empire. Les organisations féminines arméniennes en sont un bon exemple. Ces associations à but philanthropique, permettront aux femmes de s’insérer dans la vie publique et de développer une socialisation politique. Le féminisme d’état kémaliste a été un outil de contrôle social mais on ne peut lui dénier le fait d’avoir utilisé le féminisme comme un outil de modernisation de l’état et d’occidentalisation du pays. Mais finalement, le statu quo patriarcal a été maintenu, puisque, pour la loi, les femmes restaient essentiellement des mères et des épouses. Même si le régime se réclame d’un hypothétique féminisme turcique antéislamique. Il ne s’agit pas de faire l’histoire du féminisme turc mais de noter le points importants d’une histoire qui a fait évoluer la société turque aussi bien au début du siècle que dans les années 1980 et qui met d’autant plus en exergue la répression qui sévit aujourd’hui. 1916 - l’association islamique pour le travail féminin traite 14.000 dossiers de demande d’emploi. 1923 - parti populaire des femmes 1924 - loi sur l’unification de l’enseignement. 1926 - le code civil institue la monogamie, les droits égaux face au divorce, le partage de l’autorité parentale. 1934 - droit de vote pour les femmes (dix ans avant la France) 1987 - 3000 femmes manifestent contre les violences domestiques. 1990 et 1991 - fondation de centres d’accueil pour les femmes victimes de violence 1998 - la loi sur la protection de la famille est votée sous la pression des mouvements féministes. 1996 - Zeynep Oral et Margarita Papandreou créent « Women initiative for peace » pour la paix et la collaboration entre la Turquie et la Grèce. Alors pourquoi ce passé, aussi bien que les tentatives plus récentes, sont-ils aussi vite oubliés ? A quoi est due cette amnésie ? A l’éternel syndrome de Sèvres si bien documenté par Fatmka Müge Gocek, qui décrit le passage progressif d’une peur originelle, ancrée dans la réalité historique, à un système de pensée paranoïde dans la Turquie kémaliste et qui se maintient, en mutant, jusqu’à aujourd’hui. L’identification et la désignation de l’ennemi sont au cœur de ce mécanisme. Les femmes sont-elles devenues les ennemies de la politique du gouvernement en place ? La fameuse cinquième colonne. Comment expliquer les dérapages constants, les violations permanentes aux droits des femmes dans un pays dont la législation, si elle était appliquée, serait l’un des plus favorables aux femmes dans la région? Le cas de Sule Çet et le traitement judiciaire du crime perpétré contre la jeune femme démontrent par ailleurs le poids des mentalités patriarcales et les inégalités qui découlent de la volonté de domination masculine, qui ne se développent pas qu’en Turquie : voir la Pologne, La Hongrie, l’Italie entre autres. Evidemment les religions sont un appareil idéologique de maintient des rôles traditionnels et sont appelées à la rescousse. En Turquie mais aussi dans certains pays occidentaux, le discours officiel chargé de valeurs religieuses et conservatrices recentrent la femme dans la cellule familiale et fait du corps féminin un enjeu essentiel (obsession de la virginité, réduction du droit à l’avortement, donc appropriation du corps féminin...). Il y a de moins en moins de possibilités entre espace public et espace privé. L’identité féminine doit s’affirmer dans un espace social que l’état voudrait « dérobé » et qui n’est pas porteur d’avenir pour les femmes. L’enjeu est important. Indépendamment de la dualité modernité-tradition qui est un aspect fondamental pour la société turque, c’est la notion même de citoyenneté en Turquie qui est en jeu. La femme est une citoyenne mais sans aucune dimension individuelle. Elle doit accepter d’être absorbée dans les grands projets sociaux : kémalisme, socialisme et enfin islam politique. Prise au piège des devoirs qu’impliquent de tels projets dans une société qui lui enjoint de respecter les rôles assignés par la domination masculine. Je m’empresse de préciser que ce cas de figure se retrouve dans toute la zone géographique où se développent les activités de Hyestart. La question serait d’interroger la citoyenneté et ses significations pour un ensemble de populations dans la région où la violence patriarcale s’exerce qui permet aux hommes de continuer à ignorer la profonde complicité qu’ils partagent dans le modèle hégémonique de masculinité. Le genre est bien la façon la plus immédiate de signifier les rapports de pouvoir. Le féminisme turc a ouvert une voie subversive depuis longtemps, qui a questionné la domination masculine non seulement dans le cadre unidimensionnel du genre mais dans un cadre pluridimensionnel où le genre s’articule avec d’autres formes de dominations. Les féministes mais aussi les manifestantes, les opposantes, les résistantes d’une manière ou d’une autre, continuent d’interroger l’unité « mythique » ou « mystifiée » de la « communauté imaginée » de la Turquie. Ce qui est inscrit dans le premier procès des agresseurs de Sule Çet, c’est l’attachement à l’inégalité, inégalité dans les rapports de genre mais aussi inégalité dans les rapports sociaux. C’est une mise en forme d’une oppression. Oppression qui touche les femmes mais qui, par contamination, structurent d’autres domaines de la vie sociale. Attaquer des femmes, les violenter et les tuer parce qu’elles sont des femmes, est validé par des pratiques culturellement acceptées et ne fait que crée un continuum de violence dont la Turquie doit sortir. Ce qui en jeu, également, c’est la capacité défensive face aux exigences de liberté et d’égalité porté par le féminisme mais aussi par des mouvements sociaux composés de femmes et d’hommes. Les femmes ont ouvert une brèche dans « le genre comme destin » mais aussi dans le socle du fondement des inégalités en Turquie. Alors nous devrions être plus attentifs, en Occident, à ces femmes et à ces hommes, si nous espérons encore être les défenseurs des valeurs démocratiques. BIBLIOGRAPHIE: Arat Yesim : « Women’s challenge to citizenship in Turkey ». Arat Yesim, Ayse Gül Altinay. « Turkiye de kadina yonelik siddet. 2008. (violence contre les femmes en Turquie). Basbugu-Yaraman Aysegül. » La femme turque et son parcours émancipatoire ». 1996 Ekal Berna. « Women’s shelters and municipalities in Turkey : between benevolence and solidarity ». 2011 Koracioglu Dicle. « Citizenship in context : rethinking women’s relationships to the law in Turkey » Bernard Caporal. « La femme turque é travers le kémalisme et le post kémalisme. 1919-1970 ». 1982 Sirin Tekeli. La république et le mouvement des femmes. 1995 Women in modern Turkey. 1994 80’ler Turkiye’sinde kadin bakis Açisindan kadinlar. Istanbul. 1990 Emergence of a new feminism. 1986 Yapak Zihnioglu. « kadinsiz inkilap : nezihe muhiddin, kadinlar halk finkasi birligi. 2003 (la révolution sans les femmes : nezihe muhiddin, le parti populaire des femmes). Ayuse Gül Altinay. « The myth of military nation. Militarism, gender and education in Turkey ». 2004 Colette Guillaumin. « Sexe, race et pratique du pouvoir » côté femmes. 1992 Eric Fassin. « L’empire du genre »2008 Raewyn Connell. » masculinité,enjeux sociaux de l’hégémonie ». Christine Guionnet « Les coûts de la domination masculine ». PUR. 2012 Leo Thiers-Vidal. « De l’ennemi principal aux principaux ennemis ». 2010

  • Lettre ouverte sur l'éducation et la culture en Arménie

    Serge Avédikian Les Arméniens aiment les arts, les pratiquent dans toutes ses formes. Ils ont encore beaucoup à dire au monde à travers la culture qui est la leur et qui s’est développée au contact d’autres cultures, en Arménie et en Diaspora. Le transvasement des pratiques des arts où que l’on soit est une richesse incontestable pour tous et une ouverture au monde. Le gouvernement arménien a décidé de rassembler plusieurs ministères au sein du Ministère de l’Éducation, en mettant en parallèle l’éducation, la culture et les sports. La tendance à rassembler en un seul ministère la culture et l’éducation (et les sports) n’est pas nouvelle. Les gouvernements cherchent souvent à créer un grand ministère chargé de veiller à la formation de la jeunesse sous toutes ses formes et les pays ayant un véritable Ministère de la Culture (comme en France) ne sont pas légion. En soi, ce n’est pas un mal et cela peut permettre une plus grande efficacité, sans compter les économies d’échelle. Cela dit, mettre dans le même panier l’éducation et la culture dans leur globalité peut être un raccourci discutable. C’est ce que j’ai pu entendre dans certains discours, mettant en regard l’éducation et la culture, comme s’ils étaient interdépendants. La pratique de l’éducation culturelle et la présence des arts dans l’éducation en général peuvent êtres très bénéfiques à la formation des jeunes, à leur sensibilité et leur ouverture au monde et à sa diversité. Mais l’éducation ne peut pas formater ou cadrer de façon dogmatique ou académique la culture, qui elle, cherche le dépassement des limites et la liberté d’expression dans ce qu’elle a de salvateur et de bienfaiteur pour l’esprit humain. Même si l’effort d’investissement semble porter sur l’éducation d’abord, il serait à mon avis malencontreux de laisser le budget de la culture fondre au soleil. La culture dans son ensemble est une « industrie lourde », surtout dans un pays comme l’Arménie où elle est perpétuée par des traditions séculaires et où chaque enfant aspire à savoir chanter, jouer d’un instrument de musique, danser, faire du théâtre, dessiner, peindre, écrire et réciter de la poésie et — pourquoi pas — se rêve en futur cinéaste. Ces traditions et ces aspirations viennent de loin et ont pu traverser le temps. Si elles ne sont pas soutenues aujourd’hui, elles risquent de s’éteindre à petit feu et se transformer en amateu­risme personnel en lieu et place d’un développement professionnel. Les décisions actuelles me semblent fragiles et manquent surtout de clarté. Cela peut provenir du fait que les liens sont rompus entre les nouveaux dirigeants et le monde des arts qui, lui, existe, exerce depuis longtemps son magistère et a forcément été obligé de composer avec les gouvernements précédents. Il en va ainsi dans tous les pays démocratiques du monde. Les gouvernants changent, les artistes restent et poursuivent leur travail, même quand il y a désaccord. Si l'on devait être absolument d’accord avec la politique menée par les gouvernements successifs, on ne ferait plus que de la propagande. On ne serait plus dans le domaine de l’art mais dans celui de la servitude. On a connu cela, il n’y a pas si longtemps, avant l’indépendance en Arménie, mais à l’époque l’esprit de détournement était au rendez-vous et les artistes courageux ont pu inventer des langages intéressants. Ce qui ne semble pas le cas aujourd’hui car la résistance a peut-être changé de camp. Mais comment peut-on changer les mentalités en un si bref laps de temps, comment peut-on réapprendre à être libre de ses faits et gestes, lorsqu’on s’est habitué à la débrouille, pour ne pas dire à la magouille et au marchandage permanents ? La question se pose surtout à propos de l’investissement de l’argent public et de l’ar­gent privé dans le fonctionnement des théâtres, des cinémas, des musées, des écoles d’art. Il est vrai que seize théâtres d’État dans une ville comme Érevan, qui ne compte qu’un million d’habitants, cela représente une offre culturelle considérable, peut-être exagérée dans l’état actuel des choses. Il est bien sûr préférable d’avoir plus de thé­âtres que de magasins de luxe dans une ville mais encore faut-il que ces lieux soient viables et attractifs. Et les prix des places accessibles au plus grand nombre. Ces théâtres, financés presque uniquement par l’État, continuent à garder leurs troupes et leurs répertoires de saison en saison, ce qui est lourd à porter et surtout pas aussi in­té­ressant qu'il y paraît, du point de vue de l’émulation. Pourquoi tous les théâtres devraient-ils avoir des troupes de comédiens fixes, qui finalement ne gagnent pas bien leur vie ? Pourquoi maintenir un répertoire, alors qu’il y a des créations à mettre en avant afin de proposer une diversité entre les théâtres et d’élargir l’offre ? Il ne s’agit pas de rendre du jour au lendemain toutes les troupes orphelines de leur théâtre mais d’opérer une transition, avec des consultations dans les milieux professionnels qui opèrent un changement clair et utile. Si les bâtiments de chacun de ces théâtres étaient pris en charge par l’État, ainsi que les salaires des administrateurs et directeurs artistiques, ceux-ci pourraient proposer des projets et faire des montages financiers non seulement avec de l’argent public (des commissions d’aide à la création, ayant un budget d’État, peuvent soutenir certains projets) mais aussi de l’argent privé, venant de fondations culturelles, de producteurs indépendants, de sociétés privées, de banques également. La concurrence et la valeur donnée à chaque création seraient alors autrement considérées par le public et par les professionnels. Cela permettrait aux comédiens d’être sous contrat ponctuel et de gagner convenablement leur vie, en étant disponibles pour leur métier, à des jeunes auteurs dramatiques et à des metteurs en scènes de se produire et d’être découverts, sans forcément rencontrer le succès immédiat mais avec l’espoir que la roue tourne. L’État ne peut pas et ne doit pas tout prendre en charge mais il peut ac­com­pa­gner et encourager la création. Les théâtres peuvent se rentabiliser, s’ils orga­nisent des tour­nées en province, dans les pays voisins et en diaspora. Pour cela, comme pour le cinéma, les œuvres doivent êtres de haut niveau et exportables. Les producteurs in­dé­pendants — ainsi que des tourneurs spécialisés — devraient pouvoir exercer leur métier, obtenir des aides, face aux risques qu’ils prennent, avec l’aide de l’État. Je n’aborderai pas les questions concernant la nécessaire réorganisation dans l’industrie du cinéma, sachant que ce chantier-là est encore plus vaste et plus complexe. Il s’agit simplement de regarder la réalité en face et de constater qu’il n’y a plus de cinéma, dit national, en ce moment en Arménie. Par ailleurs, le marché de l’exploitation des salles de cinéma étant très modeste, le cinéma ne peut pas se rentabiliser ou très peu à l’échelle nationale. II faut le penser le plus souvent possible en termes de coproduction avec d’autre pays. Je pense sincèrement que si les conditions étaient réunies afin que des tournages puissent se faire de façon avantageuse dans ce pays, des ouvertures pourraient se mettre en place pour que les professionnels du cinéma, producteurs indé­pendants et techniciens, mais aussi réalisateurs et comé­diens, puissent s’y retrouver. Là aussi, cependant, il faudrait que l’État consacre un certain budget, un budget digne de ce nom, afin que les commissions puissent aider les projets à se mettre en place. Il faut du temps et de la patience, mais il faut aussi et surtout discuter, dialoguer, ana­lyser avec les nouveaux aussi bien qu'avec les anciens, ceux qui ont la richesse d'une expérience à la fois créative et opérationnelle à partager et transmettre. Il faut consi­dérer la culture comme un fer de lance, comme une grande richesse en Arménie, afin de lui donner toutes ses chances de développement.

  • L’activité extractive: un problème incontournable pour la «révolution économique» de N. Pachinian

    Alain Navarra-Navassartian Le gouvernement de Nikol Pachinian a dévoilé son programme économique. Restant assez vague sur les modalités de la croissance, il en définit plus clairement les objectifs : réduction de la pauvreté et recul du chômage sont les objectifs principaux. Les prescriptions pour atteindre ces buts sont : une nouvelle législation fiscale, une baisse de l’impôt sur les bénéfices et sur le revenu, la fin des monopoles, l’appel à des investisseurs étrangers, privés ou institutionnels. Au même moment, à Jermuk, à Gdnevaz et à Ketchut, la population filtre les trois accès de la montagne Amulsar et de ses gisements d’or. Ce bras de fer dure depuis plusieurs années, mais, depuis juillet 2018, les écologistes arméniens et une partie de la population bloquent les routes menant au site. Les 3000 signatures obtenues à Jermuk et les 2500 de l’ensemble de la région de Vayots Dzor démontrent que les aspirations populaires du mouvement social qui ont porté Nikol Pachinian au pouvoir ne s’arrêtent plus aux urnes électorales. Le blocus de la mine d’Amulsar révèle plusieurs aspects endémiques de l’économie arménienne mais aussi du traitement très léger des catastrophes environnementales par les compagnies internationales qui gèrent l’extraction minière du pays. L’Arménie est un pays qui recèle d’importante ressources minières : des 30 mines recensées, 27 ont des permis d’exploitation. Ces licences sont détenues pour moitié par des investisseurs étrangers tandis que l’autre moitié appartient à des oligarques, au travers de sociétés-écran et de savants mécanismes financiers. L’état arménien ne « possède » aucune de ces mines, mais touche des dividendes, conséquents. ZCMC, entreprise minière détenu à 75% par une entreprise allemande, est le principal contribuable en Arménie pour l’année écoulée. L’exemple le plus frappant avant les évènements d’Amulsar, fut celui de Teghout, dont l’exploitation ouverte en 2014, révélait les liens entre un fonds d’investissement danois, une banque russe, la compagnie minière arménienne Vallex et l’agence de crédit à l’exportation danoise EKF. Dans le cas d’Amulsar, on trouve une compagnie britannique, la Lydian international, créée à Jersey. Elle bénéficia de l’appui politique du gouvernement précédent qui changea le statut des terres du site de la mine, les faisant passer de zone agricole à zone industrielle. Les scandales répétés de pollution sur le sol arménien par l’extraction minière sont également utilisés dans le cadre de la géopolitique. L’Azerbaïdjan depuis 1999 en appelle régulièrement au conseil de l’Europe et à d’autres instances occidentales pour souligner la mise en danger de la potabilité de son eau (et donc de la mise en danger de sa population) par la pollution qui provient de l’Arménie. Il faut souligner que le même problème se pose avec la Géorgie, mais, les rapports des deux pays étant différents, l’Azerbaïdjan en appelle moins aux instances internationales. En 2006, elle appellera les ministres européens à obliger l’Arménie à signer les accords d’Helsinki. Un autre aspect intéressant et, à la fois, inquiétant du fonctionnement et du financement de la mine d’Amulsar est l’implication de l’agence de crédit à l’exportation danoise EKF (mentionnons brièvement les « géants méconnus de la finance » que sont ces agences de crédit à l’exportation (ACE) : Bpifrance, Export-Import Bank of the United States, Euler Heines Aktiengesellschaft (Allemagne), etc.). Il ne s’agit pas d’expliquer, ici, un fonctionnement particulièrement complexe mais seulement de souligner qu’un certain nombre de projets soutenus par les ACE ont des effets préjudiciables sur le développement et l’environnement ou portent atteinte aux droits humains. En 2017, EKF se retirait de l’exploitation de Teghout qui s’avère être un désastre écologique. Nikol Pachinian, lors d’une conférence de presse donnée en décembre 2018, affirmait l’importance du secteur minier pour l’économie arménienne, mais reconnaissait la nécessité de le faire correspondre aux standards internationaux. Ainsi ont été mis en avant le laxisme de la législation, la corruption endémique, le danger environnemental et le discours ambigu des pays occidentaux concernant ces agences, puisque les ACE occidentales ne sont pas tenues de respecter les règles minimales en ce qui concerne l’environnement ou les aspects sociaux pour les projets qu’elles financent. La Lydian International, entreprise privée, promettait la création de 700 emplois pour les dix ans d’exploitation et 300 millions d’euros pour l’état arménien. Mais personne vraiment n’a pris en compte les dangers écologiques : les réservoirs de Ketchut et Spendaryan pollués et, à plus long terme, la pollution de lac Sevan, puisque relié directement au réservoir de Ketchut. Les pays occidentaux, au travers de ces agences, se trouvent dans une contradiction politique totale : on ne cesse de parler de dangers touchant nos ressources naturelles, on veut des normes environnementales et sociales sévères et, dans le même temps, ces pays n’imposent pas de règles similaires à leur propre agence de crédit à l’exportation. Une moralité compassionnelle à bon compte. Le blocus de la mine a commencé au moment de la révolution de velours et ce détail est important. Le mouvement de Nikol Pachinian a entraîné le peuple à refuser de se soumettre à un pouvoir arbitraire. Devant la mine d’Amulsar, ce n’est pas un groupe « d’excités écologistes » que l’on trouve mais bien un groupe important, composé d’un ensemble divers et varié de la population de Jermuk. C’est évidemment une interpellation des citoyens à l’état sur sa volonté, ou pas, d’entendre encore l’expression directe de souhaits et des griefs. Ce qui interpelle particulièrement, dans les discussions avec les habitants ou les débats suscités par la pollution de la mine, c’est que la population appelée à protester collectivement durant cette révolution de velours, et à qui l’on a répété que les marges seraient aussi importantes que le centre (la marche de Gyumri vers Erevan avait cette signification), cette population, donc, n’entend pas devenir aussi facilement juste une « minorité active » et que ce mouvement de protestation écologique est bien ancré dans la réalité et n’est pas déconnecté du bien commun. En cela, et par bien d’autres aspects, la révolution de velours et le mouvement qu’elle a engendré est particulièrement intéressante ; il ne s’agit pas de « glisser », ou pas, vers plus de démocratie, mais bien de montrer que ce qui s’est passé n’est pas un simple correctif aux défaillance étatiques. Ils sont vraiment les principes révélateurs des aspirations du peuple arménien à une réelle démocratie. C’est une manière de reprendre possession de la parole spoliée pendant si longtemps. La suppression du consentement que représente la révolution de velours se retrouve dans ce combat écologique. C’est la volonté de rupture d’allégeance aveugle. D’autre part l’action concertée en faveur de l’arrêt de l’exploitation de la mine, démontre une organisation performante parce qu’elle accomplit une action collective. Il existe donc une liaison forte entre la nature de l’action et le contexte de l’action : la révolution de velours. Nikol Pachinian, lorsqu’il parle de révolution économique ne devra pas oublier les possibilités qu’il a ouvertes : une nouvelle restructuration sociétale, mais aussi de nouveaux modèles de régimes d’action. L’unanimisme n’est plus un devoir national. Et il sera difficile de recourir à nouveau au légalisme autoritaire du gouvernement précédent. Le combat mené par la population de Jermuk et de la région de Vayots Dzor est ancré dans la réalité du territoire : pollution de l’eau, mise en danger de l’économie territoriale dans agriculture et le tourisme, etc. Il porte aussi une réflexion sur la croissance économique qui, souvent, n’intègre pas les externalités négatives et intergénérationnelles de l’activité économique. Aucun des militants écologistes ou des habitants ne prétendent à une « deep ecology » mais ils questionnent les moyens de mettre en place un développement durable dans la région, permettant ainsi de penser la pluri-dimensionnalité économique, sociale et environnementale. D’ailleurs, il serait bon de réfléchir aux interdépendances entre les niveaux locaux, nationaux et régionaux. Si les problèmes environnementaux peuvent être des instruments pour créer un dialogue régional, ils peuvent être un outil de déclenchement ou de réactivation des conflits. Au risque de me répéter, l’insistance de l’Azerbaïdjan sur la pollution subie en provenance de l’Arménie est significative. D’autant plus quand on connaît la dépendance hydraulique du pays. Le Karabagh est un véritable château d’eau. Mais, à l’inverse, le respect des normes afin d’éviter la pollution massive de l’eau ne pourrait-il pas être une occasion de tempérer ou de calmer les tensions interétatiques et permettre de créer une intégration de l’Azerbaïdjan dans son environnement immédiat ? Les questions environnementales n’ont pas la même acuité selon les sociétés. Mais les progrès de productivité intégrant la valeur des ressources épuisables sont nécessaires pour réduire la pauvreté ou l’exclusion : l’arrêt de l’exploitation d’une mine est finalement moins grave que les déchets qui restent et que l’absence de diversification économique que son exploitation a entraîné. Encore faut-il que les lobbies, les égoïsmes ou les visions à court terme de certains pouvoirs, acceptent de penser le capital économique au regard du capital naturel, en terme de responsabilité et non dans une logique appropriative. Nikol Pachinian a raison de souligner que la « révolution économique » doit être en adéquation avec la révolution de velours. Tout d’abord parce que les habitants de la région de Vayots Dzor ont posé la question écologique au sein même des droits fondamentaux : liberté d’opinion et liberté d’expression. Et qu’ils revendiquent que sa discussion soit l’affaire de tous. D’autre part la gestion du secteur minier serait le parfait exemple pour une « révolution économique » qui aurait un sens. L’institutionnalisation d’un mode particulier de reproduction des relations de pouvoirs internes du pays a entraîné une absence totale de transparence et de responsabilité : l’état cède ses droits sur des ressources à des compagnies étrangères ou à des oligarques. Ce qui, non seulement s’est soldé par une défiance totale de la population envers les institutions publiques mais a conduit à une pollution grave du système hydraulique de certains bassins arméniens. Sortir d’une économie qui a longtemps oscillé entre exploitation et démarche « compassionnelle » ne sera pas chose facile, mais on peut espérer aussi que le monde occidental réponde positivement à cette révolution qui n’a pas détruit les structures économiques comme beaucoup d’autres. Pourquoi ne pas envisager, plutôt que des aides au développement qui sont finalement des dons et qui touchent généralement les secteurs sociaux, des prêts occasionnels ou une aide sous forme de garantie ? C’est une source de financement qui a été essentielle dans le développement des pays riches. Des prêts à conditions favorables sont un élément favorable au développement. Pour aller plus loin: 1. Vidéo sur la mine d'or d'Amulsar (Bankwatch network) https://www.youtube.com/watch?v=cuFZSDT8o3k&feature=youtu.be 2. Vidéo de Serge Tankian : Save Amulsar: https://www.youtube.com/watch?v=VPTwz56Ix54&feature=youtu.be 3. http://www.armecofront.net/en/#

  • Enseigner le génocide arménien:palier la méconnaissance du 1er génocide européen de l'ère moderne

    Alain Navarra-Navassartian "Parce que ce qui a été (l’histoire) s’inscrit dans les choses et dans les corps, chaque jour que dure un pouvoir voit s’accroître la part d’irréversible avec laquelle doit compter ceux qui veulent le renverser". Pierre Bourdieu La mort saisit le vif L’enseignement du génocide arménien au collège ou dans les lycées est évidemment pertinent pour réfléchir aux processus génocidaires, mais il reste problématique dans son application, pour différentes raisons qui ne sont pas toutes d’ordre pédagogiques. La politique, la géopolitique et différents intérêts rendent son enseignement hautement périlleux. S’ il existe un large consensus, il n’y a pas d’unanimité pour désigner en tant que génocides certains crimes de masse ou crimes contre l’humanité. Le génocide arménien est officiellement reconnu dans le droit français mais l’introduction du génocide arménien dans les programmes d’histoire des collèges à la rentrée 2012, par exemple, avait provoqué plus que des remous. Le nombre des courriers adressés aux rectorats pour demander la suppression de cet enseignement a été considérable. Ce qui révèle la difficulté de son insertion dans le champ social, politique et mémoriel français, dû au travail de négation non seulement de l’état turc mais de différentes associations turques sur le territoire français (et au delà )qui relaient ce négationnisme d’état, le tout sous –tendu par divers intérêts politique ou économiques. Même si la littérature scientifique a révélé l’étendue de l’événement, son intensité et sa position comme « génocide originel », précurseur d’une terrible série au vingtième siècle, les programmes d’enseignement ignorent souvent le sujet. Ce qui souligne le malaise ou la difficulté des gouvernements successifs à aborder un sujet caractérisé par un long mutisme durant tout le vingtième siècle. Ainsi, le génocide arménien, son histoire et sa mémoire soulèvent en tout premier lieu la problématique des conflits de mémoires et de l’usage politique de l’histoire. Il semble que, pour les différentes raisons évoquées précédemment on l’écarte du débat sur les interpellations mémorielles qui font et ont fait avancer la cause de la justice et des droits de l’homme (cf. texte Alexis Krikorian sur le droit à la vérité). L’histoire et son enseignement ont aussi une action sur le monde social et non pas seulement sur l’appréhension « du monde ». Toutes opérations de mémoire produisent des significations et des transformations, c’est là que se forgent des subjectivités morales et politiques. Les mémoires sont « politisées » , elles sont inséparables des modes de circulation et d’usage du pouvoir dans un espace social considéré. Elles sont constituantes des moralités politiques. C’est aussi en cela que l’enseignement du génocide arménien a toute son importance. Il n’existe pas d’études sur l’état de l’enseignement du génocide arménien en classe de collège ou de lycée. Mais on se rend compte que c’est dans « le pluriel du mot génocide « que l’on tente de trouver une place à cet enseignement. La question arménienne trouve sa place « implicitement » et conjointement à l’enseignement et à l’étude de la grande guerre (1914-1918), origine de la « brutalisation des rapports humains » que le conflit a impliquée. Pour certains manuels scolaires, le génocide arménien n’a qu‘une place marginale, pourtant à partir de 2003, certains manuels présentent le génocide en soi, dans sa logique historique restitué dans son contexte et son processus ainsi que dans ses incidences mémorielles ( manuel Bordas.2003.1ère STG). A partir de 2006, cinq manuels scolaires suivent au plus près la contextualisation temporelle et spatiale (les cartes du génocide arménien font leur apparition), la compréhension du processus génocidaire ainsi que le débat autour de sa reconnaissance et de sa qualification juridique. Mais le plus souvent, le génocide arménien n’est qu’une « illustration » de la violence du siècle, au moyen de photos au pathos évident mais au faible contenu didactique, puisque peu ou pas contextualisées. Génocide en permanence renvoyé à un espace de l’affectif ou du « moral » qui relève plus de la sphère privée que la connaissance historique. L’aspect positif de son enseignement et de son étude est qu’il soit de plus en plus utilisé dans des études comparatistes sur les processus génocidaires, qu’il soit évoqué dans des colloques ou des séminaires moins confidentiels qu’auparavant, entraînant de nouvelles lectures de l’événement. Le fait que certains historiens turcs comme Taner Akcam, des éditeurs comme Ragip Zarakolu ou d’autres intellectuels et universitaires turcs appellent à plus de vérité, publiant ou éditant des ouvrages traitant du génocide des arméniens a permis, malgré la négation d’état permanente et violente de l’état turc, une avancée certaine dans les recherches et la documentation qui était jusque là lacunaire. Le travail d’historiens d’origine arménienne a été aussi essentiel : Raymond Kevorkian ou Richard Hovannisssian, entre autres, mais également les ouvrages de Vincent Duclert ou de Hamit Bozarslan pour n’en citer que quelques uns. Tous ces travaux se sont intéressés aux caractéristiques génocidaires de la catastrophe arménienne et ont permis de comprendre comment ce premier acte génocidaire s’avère être essentiel pour la compréhension du processus et pour l’histoire contemporaine. Bien plus qu’à un fallacieux « devoir de mémoire » qui ne fait appel bien souvent qu‘à des ressorts politiques et moralistes, l’histoire de ce génocide ne peut pas être enfermé que dans une fonction psychologique de la mémoire, celle qui ne ramène qu’aux souffrances privées et intimes, celle qui ramène seulement à un passé privé, à des séquences traumatiques et qui a pour conséquence que l’on demande sans cesse aux Arméniens, héritiers de ce génocide, si il ne serait pas plus simple de « pardonner ». Quoi pardonner ? Qui pardonner ? Le survivant ou ses héritiers ne peuvent pardonner à qui que ce soit ou quoi que ce soit si le travail de l’historien ne peut se faire complètement, à savoir dans sa mission de vérité et dans le lien congénital entre histoire et valeurs. Le génocide des Arméniens n’est pas un objet historique désincarné. Bien souvent l’arménité des victimes a disparu, au sens politique du terme. Ces victimes ont été visées non pour ce qu’elles faisaient mais pour ce qu’elles étaient. Si la Shoah est le paradigme des génocides du vingtième siècle, le génocide des Arméniens inscrit une antécédence. Il s’agit donc de l’inscrire dans une réflexion conceptuelle globale qui le sorte d’un événement de « l’entre soi » arménien. Ce qu’il n’est évidemment pas. Si l’enseignement de l’histoire en milieu scolaire porte le projet de conférer aux membres de la communauté un sentiment d’appartenance à un projet collectif partagé, l’enseignement du génocide arménien, son absence , son survol ou son cantonnement au « mémoriel » questionnent non seulement les cadres interprétatifs de l’enseignement de l’histoire mais aussi « l’intégration « du groupe arménien à son pays d’accueil. Pourtant paradigme de l’intégration réussie. Aucune autonomisation ni singularité du génocide n’est mise en avant, aucune approche comparative ou contextuée , il n’existe pas un réel questionnement sur l’histoire européenne et ce génocide, encore moins une ébauche de la question d’’Orient et les Arméniens dans le contexte français : « Les Arméniens sont les véritables Juifs de l’orient…….Le Turc a toujours été tondu de si près par l’Arménien, prêteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a parfois pris son bâton pour raison ultime. Je ne l’en glorifie pas. Mais je l’en excuse. » Paul Farrère. « Fin de la Turquie ». 1913. Grand ami de Pierre Loti qui lui même écrit dans « La mort de notre chère France en Orient », en 1920 : « Les Arméniens sont comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or ». Vision d’une certaine France ou il n’y avait pas que des arménophiles. Tout comme le passage sous silence, pendant bien longtemps, de la censure allemande concernant les informations sur le génocide. Allemagne alliée de la Turquie et qui avait une mission militaire de 12.000 hommes. Si le travail de l’historien n’est pas un travail de dénonciation, la revendication des héritiers de ces crimes contre l’humanité, génocides ou crimes de masse est d’avoir le droit à ce que leur histoire soit écrite comme il se doit. « L’écriture scolaire de l’histoire relève d’un processus de montage évènementiels reposant sur des choix et des contenus qui répondent aux préoccupations politiques du temps ». Les avancées historiographiques de ces dernières années ne semblent rien changer. Et pourtant Pascal Meriaux et Benoit Falaize dans un rapport de 2006 préconisaient : *replacer le génocide des Arméniens dans une dimension plus large, notamment dans le contexte de la question d’Orient ; *affirmer la dimension planifiée du génocide avec un plan préalable et la logique de discrimination portant sur un peuple entier ; *restituer le génocide arménien dans un concept de processus génocidaire. Cela ne semble pas avoir été mis en application depuis. Pourtant l’étude du génocide des Arméniens est un excellent « laboratoire » des défis qui se posent à l’histoire aujourd’hui. Il souligne la nécessité de l’approche pluridisciplinaire et d’une certaine synthèse des savoirs. Quant aux catégories opératoires à l’œuvre dans le génocide arménien, elles sont exemplaires. Les phrases citées plus haut peuvent aussi renvoyer à l’histoire de l’étranger en France, question peu étudiée, voire peu envisagée par les Arméniens eux mêmes, qui se sont toujours voulus champions de l’intégration. Cette absence de l’enseignement de ce génocide pose aussi la question des attributs de l’altérité et de leurs changements au gré des évènements historiques, sociaux ou culturels. Sommes nous en tant que français d’origine arménienne, voués définitivement à la catégorie de l’étranger ? Mais la catégorie de « l’étranger » n’est pas un état de nature mais de culture et de culture politique. On le devient dans un contexte social et historique. L’aspect lacunaire voire inexistant de cet enseignement, interroge l’idée même de citoyenneté. Il serait trop long, et ce n’est pas le propos ici, d’énumérer les modes opératoires qui font de ce génocide le creuset des atrocités à venir : rationalisme et pulsions primaires, génocide et guerre, désapprentissage de la civilisation, l’endoctrinement, le fait religieux, etc. Tous ces aspects sont inextricablement liés entre eux et portés par le nationalisme turc exacerbé. Il est vrai que l’enseignement du génocide des Arméniens nécessite un travail important pour l’enseignant et une mise en forme claire qui permette une utilisation facilitée : *Contexte sociétal et historique pré-génocidaire (économie, politique, société, religieux) ; *Intentionalité génocidaire et idéologique en œuvre ( victimisation du groupe cible..) ; *Les formes de la mise en œuvre génocidaire ( exclusion, déportation, concentration, extermination) ; *exécutants, témoins et justes ; *négationnisme. L’enseignement de ce génocide permet de comprendre le processus génocidaire en dehors d’une simple causalité idéologique. Les conditions structurelles et contextuelles y sont essentielles. L’approche rationnelle et pluridisciplinaire de son étude permet dans une comparaison avec d’autres génocides, de comprendre les processus génocidaires , d’en voir leurs origines. Connaître la spécificité du génocide arménien, c’est avoir la possibilité de connaître la spécificité de chacun et de mieux saisir encore le génocide total qu’est la Shoah. L’apprentissage de l’histoire ne passe t-il pas par un enseignement réflexif et critique et non plus seulement normatif ? BIBLIOGRAPHIE: Bruneteau Bernard. Le siècle des génocides. Armand Colin.2004 Lefebvre Barbara/Ferhadjian Sophie. Comprendre les génocides du XX siècle. Comparer-enseigner. Breal.2007 Chaumont Jean-Michel. La concurrence des victimes. Génocide-identité et reconnaissance. La découverte.1997. (poche 2002) Garapon Antoine. Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner. Pour une justice internationale.Odile Jacob.2002 Racine Jean-Baptiste. Génocide arménien-archéologie et permanence d’un crime.Dalloz 2006 Semelin Jacques. Purifier et détruire. Seuil. 2005 Vidal-Naquet Pierre. Les assassins de la mémoire. La découverte 2001 O’Siel Mark . Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit. Seuil. 2006 Ternon Yves. Guerres et génocides au XX siècle. Odile Jacob. 2007 Kevorkian Raymond. Le génocide des Arméniens.Odile Jacob. 2006 Wievorka Annette. L’ère du témoin. Plon.1998 (poche 2002) Apsel Joyce/Fein Helen. Teaching about genocide. ASA.2002 Bartov Omer. Mirrors of destruction, war, genocide and modern identity. Oxford press 2000 Bjornson /Jonassohn. Genocide and gross human rights violations in comparative perspectives. Winter/Kennedy/Prost/Sivan. America and the Armenian genocide of 1915. Cambridge press.2004 Weitz Eric.D. A century of genocide : utopias of race and nation. 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  • N. Pachinian: une large victoire aux législatives anticipées qui parachève la Révolution de velours

    Alexis Krikorian En remportant largement les législatives anticipées hier en Arménie avec 70 % des voix, Nikol Pachinian a brillamment réussi son pari: obtenir une large majorité pour gouverner et ce 8 mois seulement après avoir été porté au pouvoir par la rue. Il parachève ainsi la "révolution de velours" et met fin à un règne de 18 ans au pouvoir du parti républicain. L'euphorie de la révolution de velours, dont on a tant parlé ces derniers mois, semble pourtant absente des rues de Erevan dans les jours précédant le scrutin. Difficile de dire à quoi cela est du. A une certaine fatigue déjà face à un processus débuté au printemps ? A une campagne dure où tous les coups semblent permis ? Depuis un certain temps, comme nous l'avons évoqué dans un article précédent, les réseaux sociaux sont saturés de messages homophobes, d’appels à défendre la famille arménienne traditionnelle ... Ces messages émanent pour la plupart de partis d’opposition à celui de Nikol Pachinian, le Premier ministre par intérim jusqu'à hier encore. L'ancien parti au pouvoir en particulier, le parti républicain (PR), n'a semblé reculer devant rien, jouant notamment sur les peurs, pour discréditer Nikol Pachinian. L'enjeu pour lui était de passer la barre des 5 % lui permettant d'être représenté au Parlement et, finalement, de continuer à exister. Pari perdu avec seulement 4,6% des voix hier. Voici un exemple d'affiche que ce parti a affiché à travers tout le pays pendant la campagne des législatives. Le message est le suivant: "Si tu t'inquiètes du fait que tes valeurs traditionnelles seront dégénérées, alors vote pour Arman Sahakian (candidat du PR)". Dans un autre message il est dit: "Si tu t'inquiètes pour l'avenir du Karabagh, vote pour le PR. La fuite d'enregistrements de conversations téléphoniques entre Nikol Pachinian et le chef du service national de sécurité (SNS) émanant de on ne sait quelle officine a conduit le Premier Ministre par intérim à parler de "guerre déclarée contre l'Etat arménien", imputant ces fuites au "système corrompu" qui a gouverné l'Arménie avant lui et appelant ses partisans à voter en masse pour son parti. Quels faits positifs peut-on en revanche relever ? Des élections beaucoup plus libres qu'en 2017 : Dans les jours qui ont précédé l'élection, personne ne parle d'achat de voix, contrairement aux élections d'avril 2017 lorsque ces achats semblaient monnaie courante. Dans son pré-rapport du 7 décembre, l'initiative Akanates (voir plus bas) a également conclu que la phase pré-électorale des élections anticipées a été "généralement libre et équitable, offrant ainsi l'occasion d'une campagne pacifique", ajoutant: "Il s'agit là d'une différence essentielle par rapport à la même phase des élections législatives de 2017. Il y a eu moins d'abus dans le domaine du recours aux ressources administratives. Il y a également eu moins de pression sur les électeurs". Les élections elles-mêmes se sont déroulées de manière beaucoup plus libre que celles de l'année dernière. Hyestart, qui a observé les deux dernières législatives, peut en témoigner. Cette année, de 8h00 à 20h00, j'ai fait le tour de 12 bureaux de vote de Erevan en binôme avec Elmira, une jeune femme de 21 ans, de Nubarachen à Chengavit en passant par Pokr Kentron et Erebuni. Cette fois-ci, et contrairement à 2017: pas de traces de campagne à l'abord des bureaux de vote, pas de traces de gros bras encourageant un vote plutôt qu'un autre, moins d'embrouilles au sein des bureaux de vote eux-mêmes, pas de minibus affrétés pour amener des électeurs en masse. Ce dernier point explique surement en partie une participation inférieure cette année de 12 points (à 48,6%) à celle d'avril 2017 (à 60,8%). L'on pourrait également s'interroger sur la réelle présence en Arménie de l'ensemble des personnes inscrites sur les listes électorales. Au total, les élections de décembre 2018 sont clairement beaucoup plus propres que celles d'avril 2017. Le 6 décembre, un débat télévisé réunissant toutes les têtes de liste a eu lieu sur la télévision publique A 1. Et ce jusque tard dans la nuit. Les échanges ont parfois été vifs, notamment au sujet de la fuite des conversations entre Pachinian et le SNS. Le PR a affirmé que la justice était aux ordres du Premier Ministre. Pachinian a répondu que si c'était le cas, 90% du PR serait en prison. Le simple fait que ce débat ait eu lieu, une première, est un énorme progrès pour la démocratie arménienne. L'engagement de la société civile : L'engagement de jeunes gens ne comptant pas leurs heures au service d'élections libres et justes à l'image d'Elmira est aussi un point extrêmement positif. On peut vraiment tirer notre chapeau à cette jeunesse ouverte qui s'investit sans compter au service d'une Arménie plus juste et démocratique. Lors des législatives d'avril 2017, l'initiative "Citizenobserver" regroupant trois ONG (Asbarez, Transparency international et Europe in Law) avait réussi à mobiliser environ 300 citoyens de la diaspora a participer en tant qu'observateurs, en plus de centaines d'observateurs nationaux. Cette année, la mission d'observation d'Akanates, une initiative conjointe de Transparency International Armenia, Asbarez Journalists Club et Restart Civil Initiative, a déployé 600 observateurs (essentiellement d'Arménie) dans 300 bureaux de vote, ainsi que 50 équipes mobiles d'observateurs et 76 observateurs des commissions électorales territoriales dans tout le pays. Contrairement à ses précédents efforts de surveillance à grande échelle, l'Initiative a utilisé cette année la technique avancée d'observation des élections (l'observation basée sur des échantillons (SBO)), déployant ses observateurs dans un échantillon statistiquement représentatif de 300 bureaux de vote (le pays en compte 2000). Pour Hyestart, qui souhaite s'engager dans la durée, il s'agissait à nouveau d'un engagement citoyen visant à s'assurer dans la mesure du possible, en prenant part à un large mouvement citoyen, que les élections se déroulent au mieux, qu'elles se rapprochent le plus possible du statut d'élections libres et justes. Les droits humains ne pourront s'épanouir en Arménie que si la démocratie, dont les élections libres et justes sont un élément essentiel, se développe de manière harmonieuse. La manière dont les élections se sont déroulées, de manière beaucoup plus libres que les précédentes, est de ce point de vue très encourageante. Maintenant que la révolution de velours est parachevée, le plus dur commence d'une certaine manière. L'espoir est immense. Les défis ne le sont pas moins tant en politique intérieure qu'en politique extérieure. De part sa situation géopolitique, les marges de manoeuvre de l'Arménie sont malgré tout très étroites dans de nombreux domaines (Karabagh, relations Turquie-Arménie, relations Russie-Arménie...). Les résistances en interne à une meilleure intégration de la diaspora à la vie arménienne semblent également fortes malgré la volonté du Premier Ministre. Les domaines où le nouveau gouvernement semble disposer de marges de manoeuvre évidentes sont les luttes contre la corruption et la pauvreté. L'on espère qu'une meilleure prise en compte des droits humains, y compris des minorités, se range également dans cette catégorie du champ des possibles. Nous reviendrons vraisemblablement dans nos prochains articles sur les rapports Arménie - Diaspora à l'orée de cette nouvelle période dans la vie politique arménienne.

  • De la nécessité pour les ONG droits humains de s'engager contre le cancer du négationnisme d'Etat

    Alexis Krikorian "Un gouvernement qui prend délibérément le parti de l'injustice et s'obstine dans son choix est en passe de devenir la risée du monde". "Celui qui a discerné la vérité a reçu sa mission d'une autorité supérieure à celle du plus grand chef de la justice du monde qui ne peut discerner que la loi". Henry David Thoreau. "L'esclavagisme au Massachussets". Dans un contexte où le droit à la vérité émerge de plus en plus comme un droit intangible en droit international, et alors que l'ONU vient de reconnaitre le génocide khmer rouge[1], il est grand temps que les ONG de défense des droits humains intègrent la reconnaissance du génocide des Arméniens et des minorités chrétiennes de 1915 par la Turquie à leur panoplie de plaidoyer si elles souhaitent concourir de manière plus efficace encore à l'avènement d'une Turquie apaisée, réellement démocratique et respectueuse des droits humains. Au-delà même de la question morale, il s'agit d'un impératif d'efficacité. En tant qu'ancien directeur du programme "liberté de publier" de l'Union internationale des Editeurs (UIE), je peux affirmer que s'engager pour qu'un éditeur ou un écrivain puisse publier un livre sur le génocide de 1915, l'un des 5 grands tabous de la Turquie moderne[2], en demandant le respect de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (relatif à la liberté d'expression) ou l'abolition de l'article 301 du code pénal turc (criminalisant l'insulte à la turcité), est nécessaire, mais ne suffit pas et ne fait qu'effleurer le problème. L'ONG qui demande la libération de tel écrivain ou l'acquittement de tel journaliste est condamnée, tel Sisyphe, à répéter, péniblement, le même geste, la même demande, en vain, écrivain après écrivain, éditeur après éditeur, journaliste après journaliste. Avant l'article 301, il y avait eu l'article 306. Après l'article 301, il y aura un autre article. Si ce n'est pas l'article 301, c'est la loi 5816, qui entend protéger la mémoire d'Atatürk de toute insulte, qui est utilisée. Si ce n'est pas cette loi, c'est l'immense arsenal anti-terroriste qui est utilisé pour criminaliser la pensée, enfermer ou faire fuir hors du pays les opposants, les penseurs libres et celles et ceux qui ont le goût de la vérité. On voit de toute façon le peu de cas que l'Etat turc fait des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, par exemple dans l'affaire Demirtaş (en refusant de le relâcher malgré l'injonction de la Cour). Dépasser le mythe de Sisyphe Que faudrait-il que les ONG de défense des droits humains fassent pour dépasser le mythe de Sisyphe dans le cas édifiant de la Turquie? Il faudrait qu'elles aillent plus loin, aux racines du mal qui ronge ce pays depuis plus d'un siècle, l'enfermant dans un effroyable cycle de violence et de violation continue des droits humains. Après des décennies de silence sur cette question, elles doivent trouver en elles-mêmes le courage de demander à la Turquie de mettre en place une politique de la mémoire fondée sur le consensus scientifique et de mettre fin à sa politique officielle de négationnisme, véritable cancer pour les droits humains. Cette non-reconnaissance du génocide des Arméniens est la matrice de la violence de l'Etat turc envers toutes ses minorités. Elle est au cœur d'un système qui broie les droits humains. Demander la reconnaissance du génocide des Arméniens par la Turquie, c'est aussi, par exemple, aider la communauté LGBT de Turquie à voir ses droits enfin respectés. Car c'est s'engager réellement et puissamment pour une Turquie qui affronte et accepte son passé et qui respecte les différences, toutes les différences. Sinon, l'insulte "sperme d'Arménien" continuera à être utilisée en Turquie, même lorsque le dernier Arménien aura disparu des terres turques. De même que la communauté LGBT continuera d'être martyrisée, méprisée. Une Turquie en paix avec son passé et respectueuse des différences sera aussi un facteur d'apaisement dans la région, une force pour la paix. Les raisons pour lesquelles les ONG de défense des droits humains doivent se saisir de la question du génocide des Arméniens On ne peut pas demander aux Etats de comprendre cela car ce sont des "monstres froids" qui ne voient que leurs intérêts. Des organismes de salubrité publique comme le Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) ont par ailleurs amplement démontré, grâce à leurs enquêtes poussées, que certains politiciens ou dignitaires occidentaux étaient aisément corruptibles, comme l'époux de l'ex-dirigeante de l'UNESCO Irina Bokova (Kalin Mitrev) ou le parlementaire italien Luca Volonte[3]. Mais les ONG dont le but est la promotion des droits humains ne sont, elles, pas corruptibles et doivent impérativement comprendre la nécessité de se saisir de cette profondeur historique pour réellement faire la différence de manière durable, radicale et efficace dans le domaine des droits humains en Turquie. C'est la première et plus importante raison de la nécessité de leur engagement sur la question du génocide des Arméniens. Contrairement au souhait des autorités turques, les ONG ne doivent surtout pas laisser cette "question" aux seuls historiens. Il existe en effet un consensus scientifique depuis fort longtemps sur le sujet et la question du génocide arménien est toujours d'actualité[4]. Ainsi, la vérité sur l'assassinat du journaliste turco-arménien Hrant Dink en 2007 (qui parlait ouvertement du génocide arménien) n'a toujours pas émergé (le fera-t-elle jamais ? D'après la justice turque, son assassinat ne résulte pas de la collusion d'un réseau illégal au sein de l'Etat turc). Le cas du mécène Osman Kavala, qui croupit aujourd'hui en prison sans être inculpé depuis plus d'un an déjà, montre également l'actualité de la question du génocide arménien en Turquie. Ce dernier a en effet toujours voulu contribuer à ce que la Turquie fasse son devoir de mémoire. Deuxièmement, les ONG internationales doivent aussi s'engager sur cette question fondamentale afin de soutenir les courageuses ONG nationales turques qui s'engagent depuis des années déjà, malgré l'immensité du péril, sur la reconnaissance du génocide des Arméniens comme Dur De et l'association des droits humains (IHD), dont l'un des co-fondateurs n'est autre que l'éditeur Ragip Zarakolu, membre d'honneur de Hyestart. Troisièmement, les ONG de défense des droits humains s'engagent de plus en plus pour arrêter le cycle de la violence dans les zones de crise afin de sauver des vies et de lutter contre l'impunité. Ces combats, menées par des personnes remarquables et grâce au recours aux nouvelles technologies, sont admirables et méritent d'être soutenus par tous les moyens, notamment financiers. Dans le cas de la Turquie et du Moyen-Orient, ces combats gagneraient encore davantage en efficacité si la perspective historique, toujours vivace, était enfin prise en compte afin d'enrichir le portefeuille de plaidoyer. Dénoncer la situation des Kurdes dans le district de Sur (Diyarbakir) est nécessaire, mais pas suffisant. Il convient également de dénoncer le cycle de violence étatique qui se répète depuis 100 ans au moins et qui a pour socle le négationnisme d'Etat. La situation à Sur ne pourra s'améliorer que si une politique de la mémoire se met en place et que si le génocide des Arméniens est reconnu. Quatrièmement, le droit à la vérité (au sujet des violations flagrantes des droits humains) émerge de plus en plus en droit international comme un droit intangible lié au devoir de l'Etat de protéger et de garantir les droits humains[5]. Il reste en Turquie une petite communauté arménienne de 50000 membres qui a le droit à la vérité de la part de son Etat sur ce qui s'est passé il y a 100 ans et pourquoi et comment, par exemple, son effectif est passé de 2 millions à 50000 pendant cette période. Enfin, les ONG droits humains et liberté d'expression ne peuvent pas être les complices (par omission) d'une politique de négationnisme d'Etat qui n'est rien d'autre qu'une politique profondément raciste qui conduit encore aujourd'hui à des assassinats, à des appels au meurtre ou à des scènes où l'armée turque, entrant dans un village kurde, "insulte" les habitants en les traitant de "sperme d'Arménien" au mégaphone. Elles doivent s'engager pour le démantèlement de ce négationnisme d'Etat qui est un poison pour la démocratie turque et pour les droits humains en Turquie. Il convient ici de s'arrêter un moment sur le concept de négationnisme d'Etat dans le cas turc. Le négationnisme d'Etat Dans l'Encyclopédie du génocide et des crimes contre l'humanité, la négation du Génocide des Arméniens est définie comme l'"exemple le plus flagrant du déni par un Etat de son passé[6]". Pour Gregory Stanton, fondateur de l'organisation Genocide Watch et ancien président de l'International Association of Genocide Scholars (IAGS), nier un génocide est la huitième et dernière étape d'un génocide[7]. " ll s'agit en fait d'une continuation du génocide, car il s'agit d'une tentative continue de détruire psychologiquement et culturellement le groupe des victimes, de nier même à ses membres le souvenir des meurtres de leurs proches". Depuis plus de 20 ans déjà cette dernière association a estimé à l'unanimité de ses membres que le massacre des Arméniens en 1915 était un génocide. Dès les années 1940, le créateur du concept de génocide, Raphaël Lemkin, parlait pour la première fois du "génocide arménien". Pourtant, malgré le consensus scientifique international sur la question, la reconnaissance du génocide est hors de question en Turquie. Après la guerre, le déni de l'extermination est devenu, comme l'a dit l'historien turc Taner Akçam, l'un des mythes fondateurs de la République turque moderne. La société turque d'Histoire a joué un rôle central dans l'élaboration de la position officielle turque. Créée par Atatürk dans les années 30, "elle a pour but de consolider l'identité turque par le biais de l'histoire, et sera donc amenée à défendre les thèses officielles turques au prix de l'écriture d'une histoire « officielle », complaisante, n'hésitant pas par exemple à contester l'origine altaïque des peuples turcs et l'antériorité de la présence arménienne en Arménie occidentale ou Anatolie orientale[8]". Dans les manuels scolaires turcs, le génocide des Arméniens et les "événement de 1915" étaient tout simplement niés par omission avant 2003. Dès 2003, une circulaire du ministère de l'Éducation nationale turc exige que les manuels dénoncent désormais les « prétentions infondées des Arméniens, des Grecs et des Assyriens[9] ». 2003 était pourtant l'année de prise de pouvoir par l'AKP. Ce qui montre bien que par négationnisme d'Etat on entend un négationnisme qui ne dépend pas d'un gouvernement. Que ce soit l'AKP (droite), le CHP (gauche kémaliste), ou bien entendu le MHP (extrême-droite), la collusion des principaux partis politiques est totale sur le sujet. L'institutionnalisation du négationnisme d'Etat couvre également le champ législatif avec, on l'a vu, l'article 301 du Code pénal (insulte à la nation turque). Faisons ici un léger retour en arrière: L'article 306 du nouveau Code pénal adopté le 27 septembre 2004 punissait de 3 à 10 ans de prison, ainsi qu'à de lourdes amendes, celles et ceux qui mettraient à mal l'intérêt national turc. Deux seuls exemples de mise à mal dudit intérêt national étaient cités dans l'article 306: appeler de ses vœux l'évacuation de Chypre nord par les troupes turques, ou dire que les Arméniens de l'Empire ottoman ont été victimes d'un génocide pendant la Première Guerre mondiale. Se faisant, la Turquie officialisait sa politique de négation du génocide des Arméniens dans son code pénal. Suite à des protestations diverses et variées, l'article 306 est devenu l'article 301 interdisant l'insulte à la "turcité" puis, après réforme, à la nation turque. En octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu un jugement dans l'affaire Altug Taner Akçam c. Turquie. Selon la Cour, l'article 301 du Code pénal turc, tel qu'amendé en 2008 continue de violer l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cet article 301 a été utilisé pour poursuivre des personnalités aussi diverses qu'Orhan Pamuk, Ragıp Zarakolu, Murat Belge, Perihan Mağden, Temel Demirer... Ou le journaliste turc d'origine arménienne Hrant Dink. Ce dernier fut assassiné en 2007 après avoir été condamné en vertu de l'article 301. Lors de ses funérailles, la foule immense portait de nombreux panneaux, dont l'un disait clairement: "Katil 301" (article 301 assassin). Bien que de nombreuses organisations turques et internationales de défense de la liberté d'expression aient demandé à maintes reprises l'abrogation de ce célèbre article, il est malheureusement toujours en vigueur et continue d'être utilisé, par exemple dans le contexte de l'intervention militaire turque à Afrine en début d'année 2018[10]. Ce n'est donc pas simplement l'abrogation de l'article 301 qu'il faut demander, mais ce qui constitue son terreau idéologique, le négationnisme d'Etat. À l'étranger, la diplomatie turque mène un important travail de lobbying pour s'opposer à la reconnaissance du génocide. Le gouvernement turc déploie un budget et un réseau de pressions considérables afin de parvenir à ses fins. Pour donner une idée des moyens en jeu, dans un domaine connexe à la question du génocide, la Turquie aurait offert 15 millions de dollars à Michael Flynn, l'ex-conseiller national à la sécurité de Donald Trump, pour la capture de Fethullah Gülen[11]. "Nous devons voir le monde du point de vue de la Turquie", écrivait Flynn dans un article publié le jour même de l'élection de Trump[12]. Dans une conférence qu'il a donnée en juin 2011, l'historien turc Taner Akçam a déclaré qu'une source confidentielle à Istanbul lui avait certifié que le gouvernement turc prévoyait de soudoyer des historiens et des universitaires aux États-Unis afin de nier le génocide arménien[13]. En 1990, "le psychiatre Robert Jay Lifton (spécialiste des conséquences psychologiques de la guerre) a reçu une lettre de Nüzhet Kandemir, ambassadeur de Turquie aux Etats-Unis, remettant en question les références au génocide arménien dans l'un de ses livres. L'ambassadeur a par inadvertance inclus un projet de lettre de Heath W. Lowry, le conseillant sur la manière d'empêcher la mention du génocide arménien dans les ouvrages scientifiques. Lowry a par la suite été nommé à la chaire Atatürk d'études ottomanes à l'Université de Princeton, qui avait été dotée d'une bourse de 750 000 $ par la République de Turquie. L'incident a fait l'objet de nombreux rapports sur l'éthique dans la recherche[14] [15]". Par ailleurs, "afin d'institutionnaliser cette campagne négationniste et d'essayer de lui donner une aura de légitimité, un "think tank" a été créé à Ankara en avril 2001. Opérant sous le nom d'"Institut de recherche arménienne" en tant que filiale du Centre d'études eurasiennes, avec un effectif de neuf personnes, cette nouvelle structure s'est engagée de manière proactive dans la contestation du génocide en organisant une série de conférences et interviews, et surtout, par le biais de publications, dont une revue trimestrielle[16]". Il est possible que depuis ce "think tank" se soit fondu dans le Centre d'étude eurasiennes[17], un "groupe de réflexion semi-officiel de Turquie dont la mission est de maintenir en vie cette religion d'Etat appelée "ataturkologie" (atatürkçülük) et de refuser en conséquence le génocide arménien. Cette institution est dirigée par d'anciens ambassadeurs et autres diplomates à la retraite[18]". Colin Tatz, professeur à l'Université Macquarie en Australie, considère la nature de l'industrie turque du déni comme "pernicieuse, scandaleuse et continue" : "Voici un État moderne, totalement dévoué, en Turquie et à l'étranger, à des actions extraordinaires pour que chaque allusion ou mention du génocide arménien soit retirée, contredite, expliquée, contrée, justifiée, atténuée, rationalisée, banalisée et relativisée[19] [20]". Dans une lettre ouverte du "Danish Department for Holocaust and Genocide Studies and the denial and relativization of the Armenian genocide", les historiens Torben Jorgensen et Matthias Bjornlund ont écrit[21]: "En ce qui concerne la réalité historique du génocide arménien, il n'y a pas de côté "arménien" ou "turc" de la "question", pas plus qu'il n'y a de côté "juif" ou "allemand" de la réalité historique de l'Holocauste : Il y a un côté scientifique, et un côté non scientifique, la reconnaissance ou le déni. Dans le cas de la négation du génocide arménien, il est même fondé sur un effort massif de falsification, de déformation, de nettoyage des archives et de menaces directes initiées ou soutenues par l'Etat turc, rendant tout "dialogue" avec les négationnistes turcs très problématique". Philip L. Kohl et Clare Fawcett écrivent quant à eux que "les vestiges culturels arméniens de Turquie sont souvent rejetés ou qualifiés de monuments de la "période ottomane", et que la négation continue du génocide d'Etat est "liée à ces pratiques[22]". Il suffit d'aller dans la capitale arménienne de l'an mille, Ani, située du côté turc de la frontière, pour être confronté à la violence symbolique inouïe de cette négation. Aucun des panneaux touristiques du site ne mentionne le mot "arménien". L'utilisation d'euphémismes tels que "riches marchands", "bagratides" ou "prince du Moyen-Âge" étant préférée. Sur les 2500 églises arméniennes de 1915 dans l'Empire ottoman, il n'en reste plus qu'une poignée. Rappelons enfin qu'en 1994, la maison d'édition des époux Zarakolu (Belge) a été plastiquée. L'année précédente, elle était devenue la première maison d'édition turque à publier un livre sur le génocide des Arméniens[23]. Conclusion Les ONG dont le mandat couvre l'ensemble des droits humains doivent impérativement inclure la mise en place d'une politique de mémoire fondée sur le consensus scientifique, la reconnaissance du génocide de 1915, la fin de la politique négationniste d'Etat et le droit à la vérité pour la communauté arménienne de Turquie à leur panoplie de plaidoyer pour des impératifs à la fois moraux, d'efficacité et de solidarité dans un contexte où le droit à la vérité émerge comme un droit intangible en droit international. Au-delà du plaidoyer sur la reconnaissance, des groupes de travail au sein des ONG pourraient par exemple être mis en place afin de définir les contours d'une politique de la mémoire dans le cas arménien en Turquie. L'une des questions pourrait être, par exemple, la suivante: les commissions de vérité et de réconciliation sont-elles un véhicule approprié pour un génocide qui a eu lieu il y a plus de 100 ans ? Une autre question fondamentale: quel droit à la vérité pour la communauté arménienne de Turquie de la part de l'Etat turc? Celui ou celle qui travaillé dans les ONG sait que la question du "mandat" est centrale et permet parfois de justifier, au nom de la "cohérence du mandat", une certaine inaction. Il convient ici, à mon avis, de faire le parallèle avec la légalité d'Etat qui justifie parfois les pires horreurs. Cela pose la question des ONG dont le mandat est limité à la liberté d'expression. La réponse est plus délicate car il s'agirait clairement pour elles d'aller au-delà de leur mandat. Au nom de l'impératif d'efficacité, j'aurais cependant tendance à dire qu'elles doivent aussi franchir le pas. Au nom de la vérité scientifique aussi. PEN International qui vient de tenir son 84ème congrès international à Pune (Inde), en saluant les valeurs gandhiennes de vérité et de non-violence[24], devrait à mon sens montrer la voie aux autres organisations défendant la liberté d'expression en s'engageant de manière résolue et publique contre le négationnisme de l'Etat turc qui n'est autre qu'un racisme d'Etat et un dévoiement de la liberté d'expression. Et en s'engageant pour la droit à la vérité pour la communauté arménienne de Turquie. L'engagement de l'association des éditeurs et libraires allemands (Boev) contre le racisme en Allemagne est, à mon avis, un exemple salutaire à suivre[25]. J'ai énoncé plus haut les raisons pour lesquelles les ONG de défense des droits humains devraient s'engager pour la reconnaissance du génocide des Arméniens, contre le négationnisme d'Etat et le droit à la vérité. Les Arméniens, comme d'autres peuples de Turquie, attendent toujours et encore que justice soit faite et que leur histoire soit dite dans la vérité. Affronter et accepter la vérité sur son passé est la seule voie possible pour une Turquie pleinement démocratique et respectueuse des droits humains. [1] https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/11/16/cambodge-verdict-historique-dans-le-proces-des-derniers-chefs-khmers-rouges_5384158_3216.html [2] Définis notamment par Ragıp Duran: a. l'islam politique, b. l'armée, c. le kémalisme, d. la question kurde/le séparatisme kurde, e. le génocide arménien. [3] https://www.occrp.org/en/azerbaijanilaundromat [4] University of California, Los Angeles scholar Leo Kuper in a review on Ervin Staub's "The Roots of Evil: The Origins of Genocide and Other Group Violence" research, wrote:[92] The Armenian genocide is a contemporary current issue, given the persistent aggressive denial of the crime by the Turkish government-not withstanding its own judgment in courts martial after the first World War, that its leading ministers had deliberately planned and carried out the annihilation of Armenians, with the participation of many regional administrators. [5] https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G06/106/56/PDF/G0610656.pdf?OpenElement [6] Imbleau, Martin (2005). "Denial". In Dinah Shelton. Encyclopedia of Genocide and Crimes Against Humanity. Macmillan Reference. p. 244 (https://www.federaljack.com/ebooks/Free%20Energy%20Ebooks/Gale%20-%20Encyclopedia%20Of%20Genocide%20And%20Crimes%20Against%20Humanity/Gale%20-%20Encyclopedia%20of%20Genocide%20and%20Crimes%20Against%20Humanity%20-%20Vol%201%20%5BA-H%5D%20Corrected.pdf). [7] http://www.genocidewatch.org/aboutus/thecostofdenial.html [8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Négation_du_génocide_arménien#cite_note-63 [9] http://www.imprescriptible.fr/dossiers/petitions/racisme [10] https://ifex.org/turkey/2018/01/23/journalists-detained-social-media/ [11] https://www.bbc.com/news/world-asia-41947451 [12] https://thehill.com/blogs/pundits-blog/foreign-policy/305021-our-ally-turkey-is-in-crisis-and-needs-our-support [13] http://asbarez.com/96992/prof-akcam-reveals-turkish-plan-to-pay-scholars-to-deny-the-armenian-genocide/ [14] https://en.wikipedia.org/wiki/Armenian_Genocide_denial#cite_note-Smith1995-88 [15] https://academic.oup.com/hgs/article-abstract/9/1/1/554133?redirectedFrom=fulltext [16] America and the Armenian Genocide of 1915, by J. M. Winter, Paul Kennedy, Antoine Prost, Emmanuel Sivan, preface by V. Dadrian, 2003, Cambridge University Press, 332 p., ISBN 0-521-82958-5, p. 54 [17] https://avim.org.tr/en [18] https://extremismes.wordpress.com/2015/06/18/the-maxime-gauin-file-inventing-an-historian/ [19] https://en.wikipedia.org/wiki/Armenian_Genocide_denial#cite_note-91 [20] With Intent to Destroy: Reflecting on Genocide, by Colin Martin Tatz, 2003, Verso, 222 p., ISBN 1-85984-550-9, p. 129 [21] https://en.wikipedia.org/wiki/Armenia%E2%80%93Denmark_relations#Armenian_Genocide [22] Nationalism, Politics, and the Practice of Archaeology. Edited by Philip L. Kohl and Clare Fawcett. Cambridge: Cambridge University Press, 341 p., ISBN 0-521-48065-5, p. 170 [23] https://freedomforragip.wordpress.com/the-belge-publishing-house/ [24] http://pensouthindia.org/congress.html [25] https://twitter.com/boev/status/918035553995632640 #négationnisme #Turquie #génocidearménien #ONG #droitshumains

  • Questions de genre et émergence des minorités sexuelles: casse-tête des politiciens

    Alain Navarra-Navassartian Le 9 décembre 2018 auront lieu, en Arménie, des élections législatives importantes pour le pays. Depuis un certains temps, les réseaux sociaux sont saturés de messages homophobes, d’appels à défendre la famille arménienne traditionnelle, sur le rôle de la « femme arménienne », etc. Ces messages émanent pour la plupart de partis d’opposition à celui de Nikol Pachinian, le Premier ministre. Il ne s’agit pas d’essentialiser et d’opposer deux espaces, l’Occident, espace moderne et défenseur des minorités, à un autre espace, celui des marges « incivilisées ». Le constat ne tient pas d’autant plus que la Pologne, l’Italie ou la Hongrie tentent d’imposer un programme nationaliste et conservateur qui introduit le sexisme dans diverses politiques sociales. Le cas arménien nous intéresse au premier chef, puisque nous y intervenons et que les fondateurs de l’ONG sont d’origine arménienne. MAL DE TÊTE DU PREMIER MINISTRE Pour Nikol Pachinian lui-même, l’asymétrie sociale, politique et économique de genre et l’émergence des minorités sexuelles dans l’espace public est un « casse-tête » sérieux. On ne cesse de le répéter, les questions de genre et de sexualité sont des questions politiques, voire de géopolitiques. Puisque l’on constate que le « privé » constitue le support d’un discours politique avec des conséquences juridiques, économiques, sociales et politiques. La diffusion de ces messages virulents nous rappelle que les questions de genre et des identités sexuelles reproduisent les hiérarchies sociales. Ces propos virulents ont tendance à naturaliser un ordre du monde, donc à l’organiser et à le dominer. A mettre en évidence un ou des groupes sociaux définis comme inférieurs et traités comme tels. Les discours entendus en Europe, au Caucase ou ailleurs, prononcés par des hommes qui croient à la justesse morale de leurs buts, indépendamment du jugement de certains autres membres de leur communauté, les poussent à adopter des comportements, des propos et des caractéristiques appropriés pour un « homme ». Ainsi est souligné le fait qu’être un membre de la classe sociale des hommes n’a de sens qu’au travers de l’infériorisation et la subordination de ceux définis comme non-masculin (Thiers-Vidal 2010). Le forum des Chrétiens LGBT qui devait se tenir à Erevan et la peur de voir le Premier ministre proposer une loi sur le mariage gay a mis le feu aux poudres. En l’occurrence un projet de mariage gay semble relever plus de l’agenda occidental que d’une réalité locale. Rappelons qu’il n’existe pas de lois anti-discrimination ou contre les violences à l’encontre des LGBT en Arménie. La réaction du gouvernement aux violences contre certaines personnes du groupe arménien « new generation » qui accueillait le forum a été plus que mitigée. Le Premier ministre a réaffirmé son « attachement à la famille arménienne ». Dans une période délicate et d’élections, la réponse est politique et attendue. Mais ce qui est le plus dérangeant dans les propos haineux diffusés sur les réseaux sociaux, ou dans les journaux par ces députés arméniens, c’est la revendication d’une identité arménienne, d’une identité « masculine » arménienne basée sur un rapport de pouvoir sans aucune place pour la diversité : transformation des relations sociales, des mentalités, des subjectivités, etc. C’est un langage de la domination qui permet de saisir combien les questions de genre et d’identité sexuelle ont un rapport au pouvoir et sont un support du pouvoir. On suppose que Nikol Pachinian n’adhère pas à ce discours, on aurait aimé une réponse plus incisive. Ceci n’est pas propre à l’Arménie, ce qui n’excuse en rien ce déferlement de haine, mais souligne combien l’axe principal de la structure du pouvoir est de connecter autorité à masculinité tout en construisant des hiérarchies d’autorité (cette structure de pouvoir est heureusement contestée et transformée par les luttes des femmes, notamment). NATION, GENRE ET DROITS HUMAINS Le discours sur la « nation » tient une grande place dans l’argumentation homophobe ou patriarcale de ces hommes politiques. On devrait plutôt parler d’imaginaire national dans la manière d’appeler sans cesse à la rescousse les héros légendaires ou historiques. De Hongrie en Arménie, de Pologne en Italie le mythe est convoqué pour rendre immuable et universel le contingent. Pêle-mêle se trouvent réunis la force masculine, le rôle « séculaire » des femmes, la polarité des sexes, etc. La nation en tant que construction de sens et communauté imaginée fonctionne comme une hiérarchisation du social. Elle est dans ce cas l’annonce de projets d’exclusion puisqu’elle est envisagée comme un dispositif soudé autour d’une masculinité hégémonique qui minorise certains groupes. S’attaquer aux inégalités de genre, « c’est devoir penser et s’attaquer aux autres inégalités qui s’opposent au principe de l’égalité humaine » (Connell 1987). Il n’y a dans aucun de ces discours, ici et là, ce que John Stoltenberg appelait « l’identité morale » c’est à dire « la partie de nous même qui connaît la différence entre justice et injustice » (Stoltenberg 1990). En Europe comme au Caucase, ces discours célèbrent la mère, la famille traditionnelle et les différences biologiques : ONG féministes mises sur des listes noires en Hongrie, les études de genre interdites, campagne sécuritaire. En Pologne campagne anti-avortement et les budgets pour le droit des femmes et des enfants reversés à Caritas. En Italie projet de loi accentuant le départ prématuré des femmes à la retraite, ce qui aurait des effets négatifs économiquement pour les femmes et qui leur montre clairement le chemin à suivre : retour à la case femme au foyer. Dans l’ensemble de ces discours, les hommes adoptent un système de valeurs clairement masculinistes et démontrent ou tentent de démontrer que leurs pratiques sont « moralement » justes. Même si, de fait, divers groupes ne font pas partie des pairs moraux. « La différence des sexes est conçue comme fondatrice de l’identité personnelle, de l’ordre social et de l’ordre symbolique » (Mathieu 1991). Il s’agit donc pour les « vrais hommes » de ne pas s’identifier aux « non Pairs » (Thiers-Vidal), de pratiquer une dépersonnalisation de « l’autre », ce qui entraîne une absence d’empathie envers cet autre qui finit par ne plus exister et qui ne présente aucune expérience valide pour le reste de la société. Nikol Pachinian interpelle d’ailleurs en ce sens les députés : « Doit-on laisser les individus LGBT sans existence légale ou même les éviter… ? ». C’est à cela que devrait prêter plus d’attention le Premier ministre : pour les dominants, les rapports de genre sont le lieu privilégié de l’inégalité, ce qui a de réelles incidences sur les groupes qui n’entrent pas dans le cadre de la masculinité hégémonique comme source absolue de sens et d’interprétation de la réalité. INJONCTIONS GENREES ET CONTEXTE HISTORIQUE Les injonctions genrées ont été déjouées au cours de l’histoire européenne : luttes des femmes ou libération sexuelles des années 1960 et 1970, contraception et avortement. Mais dans ces régions aussi, car il faut noter l’émergence de nombreuses expériences minorisées qui refusent de s’aligner sur le modèle du récit collectif. Si la masculinité hégémonique est toujours soumise au questionnement, la domination structurelle des hommes sur les femmes est la base sur laquelle se fonde l’ordre différencié et hiérarchisé des différentes formes de masculinité. Et pour l’instant, en Arménie, ces masculinités hégémoniques veulent rester une totalité étanche et unifiée. Pas d’hybridité malsaine avec des masculinités subordonnées gaies. Aucun processus de négociation n'est envisageable, pour le moment, aucune expression d’altérité ni de contradiction ne semble vouloir être tolérée. Mais est-ce réellement possible ? Car, en Arménie, il y a une variabilité de représentation de la masculinité, dû à différents facteurs : l’influence du statut social, de la position dans la structure de la parenté, le critère générationnel ou les contacts avec la diaspora, etc. l’ensemble de ces facteurs rend le bloc hégémonique moins cohérent qu’il y semble de prime abord. D’autre part l’ordre genré a été mis en discussion plusieurs fois par les luttes des femmes et des militants et militantes LGBT. Ce qui différencie cette domination masculine et masculiniste de la simple volonté de perpétuation d’un ordre patriarcal et traditionnel c’est qu’il se définit en réaction aux questionnements de cet ordre par les revendications d’égalité du féminisme et des mouvements LGBT (Fassin et Fabre. 2003). Serait-ce une réaction face à une perte de pouvoir ? Une réaction défensive ? Nikol Pachinian a raison, genre et sexualité vont lui donner mal à la tête. L’Arménie se penche régulièrement sur son passé, mais peu sur son passé soviétique et communiste. Et pourtant c’est une période cruciale pour la construction de l’identité nationale dans un contexte historique changeant. Sa conception de la masculinité a certainement été marquée par cette période. Après les années du bolchevisme, les années 1930 et le stalinisme ont vu le retour de la pénalisation de l’homosexualité et de l’avortement. Une approche en terme d’ « indésirables » et « d’ennemis du socialisme » a été mise en place à propos des homosexuels. Mais à partir des années 1960, en URSS les études de genre se développeront jusqu’à la création d’un centre d’étude de genre au sein de l’Académie des sciences. Pourtant il semble que la question des femmes et la question sexuelle soient résolues. Les problèmes sociaux sont donc abordés comme des déviances individuelles. Quelles empreintes a laissé cette période sur la conception de la famille, de la sexualité ou de la stabilité familiale, etc. ? Y a t-il eu une crise de la famille ou du rôle de genre comme en URSS dans les années 1970- 1980 ? Quant aux changements économiques, sociaux et politiques imposés par le libéralisme de l’après-indépendance et la guerre du Karabagh, ils sont plus étudiés, mais pas suffisamment pour débusquer la complexité de la trame des rapports sociaux et souvent sous le seul angle historique, sans faire appel aux différentes sciences sociales. Tout cela rendant le concept de l’égalité de genre et le respect des minorités, inutile voire dangereux pour la nation. Quant aux liens avec la Russie contemporaine qui sont évidents, ils sont souvent soulignés comme ce projet de loi sur l’interdiction de la propagande LGBT auprès des mineurs, calqué directement sur celui voté par la Douma en 2013. Ainsi retrouve-t-on, dans les discours de certains politiciens l’imputation d’un ensemble de problèmes à l’abandon ou au danger de l’abandon de la famille traditionnelle et patriarcale. C’est pourquoi les tendances sociales innovantes qui existent en Arménie sont toujours vécues comme « destructrices » pour l’institution familiale et pour le pays. C’est donc aussi vers ce passé récent (la présence russe et les liens avec le pays sont omniprésents) qu’il faudrait se tourner pour comprendre les sources et les logiques du tournant conservateur de l’Arménie sans se référer en permanence à une tradition qui remonterait a Ara le beau ou à David de Sassoun. Les coutumes, les habitudes, la morale, les normes socioculturelles jouent un rôle important dans la configuration d’un ordre des rapports de genre qui naturalise et légitime socialement les inégalités et les violences. S’attaquer aux femmes parce qu’elles sont des femmes ou aux individus LGBT parce qu’ils sont « différents », et si cela est validé par des pratiques culturellement acceptées qui promeuvent la violence, alors c’est un fait grave pour un Etat qui veut plus de justice sociale. A Nikol Pachinian de savoir quelle solidarité il souhaite pour le pays. Un modèle de solidarité fondé sur l’exclusion sélective des individus et de certains groupes ? Un ralliement, non pas autour d’objectifs et de missions claires, mais contre les « autres » ? J’ose croire que ce n’est pas le cas, en tout cas ,ce n’est pas cela que laissait espérer son mouvement. BIBLIOGRAPHIE Thiers-Vidal, Léo. « De l’ennemi principal aux principaux ennemis ». 2010. Ed. l’Harmattan Mathieu, Nicole-Claude, « La transgression du sexe et du genre à la lumière des données ethnographiques ». 1991. Ed. CNRS « L’anatomie politique. Catégories et idéologie du sexe ». 1991. Côté-femmes Tabet, Paola. « La construction sociale de l’inégalité de sexe. Des outils et des corps ». 1998. Ed. L’harmattan Theidon,Kimberly. « Reconstruction de la masculinité en Colombie ». 2009. Fundacion para la paz. Bogota Anderson, Benedict. « L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme ». 1996. Ed. La Découverte Berger S. et Lorenz C. « The contested nation. Ethnicity, class, religion and gender in national histories ». 2008. Palgrave/Mac Millan Direnberger L. « Le genre de la nation en Iran et au Tadjikistan. (re)constructions et contestations des hétéronationalismes ». 2014. Thèse de doctorat en Sociologie. Paris-Diderot Paris 7. Jaunait A, Le Renard A et Marteu E. « Nationalismes sexuels ? Reconfigurations contemporaines des sexualités et des nationalismes ». 2013. Raisons politiques Yuval -Davis N. « Gender and Nation ». 1997. Sage. London Rebucini G. « Homonationalisme et impérialisme sexuel : politique néolibérale de l’hégémonie ». 2013. Raisons politiques Bilge S. « Developing intersectional solidarities ». 2012. University of Alberta Gayatri Chakravorty Spivak. « Les subalternes peuvent-elles parler ». 2009. Ed. Amsterdam Munoz J. E. « Crusing utopia. The then and there of queer futurity ». 2009. New York University Press.

  • Le président Erdogan aux commémorations du 11 novembre : les leurres de la mémoire

    Alain Navarra-Navassartian « Si la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, si elle peut évoluer, la recherche de l’esprit doit être d’autant plus profonde, consciente, aigüe. Elle doit prêter attention au mouvement du monde, aux changements de forme de la vérité ». Thomas Mann. 1937. « Avertissement à l’Europe » La présence du président Erdogan à la commémoration du 11 novembre est à la fois une surprise et un choc. L’acceptation de la brutalité normalisée en Turquie semble accompagner le « plus jamais ça » de ces célébrations. Encore une fois les enjeux politiques de la mémoire se dessinent devant nos yeux. Un monde sans utopies le regard tourné vers le passé, avec pour but une célébration de ce passé à qui l’on donne une ambition éthique (devoir de mémoire, travail de mémoire…), mais qui par la seule présence du président turc et des enjeux économiques et géopolitiques, induira des refoulements et des productions d’oubli : aucune référence ou mention au génocide des Arméniens, ni à celui des Assyro-chaldéens, au massacre des Grecs pontins ou plus simplement à la Légion d’Orient … La réification du souvenir a fait du passé un objet de tractation : pas de références aux problèmes historiques qui dérangent la Turquie. Ce que montre cette commémoration, comme d’autres d’ailleurs, c’est que l’on choisi certaines figures du passé et les autres sont marginalisées avec les luttes et les morts qui les accompagnent. Le pragmatisme à l’œuvre dans cette commémoration démontre que la mémoire se construit à travers des cadres sociaux et politiques. La mémoire du génocide arménien doit devenir pour l’état turc une mémoire sans visibilité. Mais la mémoire et la vérité « restent les moteurs d’une résistance active partout ou le déni du passé s’accompagne d’une violence exercée au présent ». (Coquio.2015). Une conception téléologique de l’histoire sert la Turquie contemporaine car elle permet de démontrer que les conflits ne sont que des anomies et non de réelles tentatives de transformation de la société ou du monde : toute l’identité turque étant construite sur la perception des menaces extérieures et intérieures et sur une culture de la violence qui s’enracine dans ce génocide. Ne pas citer le génocide de 1915 s’inscrit dans une logique pragmatique face à la Turquie mais ne peut faire oublier que la volonté d’homogénéisation ethnique du territoire ottoman est encore à l’œuvre dans la Turquie contemporaine. Ce n’est pas seulement le déni du génocide arménien qui est encouragé, mais le déni quotidien des violences et de l’arbitraire : les Kurdes, les emprisonnements de milliers de personnes, la vie intellectuelle et culturelle empêchées, la presse muselée, etc. Cette violence d’état perdure contre les Kurdes, les Alévis et les Arméniens qui restent encore en Turquie. La mémoire n’est donc pas neutre et moins encore son utilisation puisqu’elle favorise les intérêts d’un groupe sur un autre (économiques, géopolitiques...). La mémoire est socialement et politiquement située. Une « claudication » entre la mémoire et l’histoire où les relations de pouvoir qui sont à l’œuvre à travers les pratiques de l’histoire et des usages de la mémoire sont mises en évidence. Le malaise dans cette culture de la mémoire semble évident en ce jour du 11 novembre : une super puissance qui se désolidarise et se trouve dans l’incapacité d’imposer un ordre au monde et des forces européennes porteuses censément d’une espérance de mutations qui sont dans une crise profonde par l’absence de perspectives, l’échec de leur projet politique, la montée des régimes populistes, un arrangement incessant avec les droits humains et un processus de déstructuration interne. En quoi la mémoire serait-t-elle donc porteuse d’enseignements ? Aujourd’hui elle n’enseigne rien ! En premier lieu parce que les politiques de la mémoire s’adressent à une abstraction : un citoyen universel supposé être influencé par ces politiques. L’ensemble des recherches sociologiques le démontre, les publics concernés sont très loin de cette figure tutélaire. D’autre part parce que la mémoire et son utilisation se développe à la proportion d’une crise des valeurs politiques. « Les politiques de mémoire ne sont ni plus ni moins que des politiques pourvoyeuses de fictions » (Gensburger-Lefranc). Quant aux croisements des mémoires post génocidaires, Shoah/Rwanda/Génocide arménien, qui ont permis une avancée, ils semblent aujourd’hui moins d’actualité. Les clivages se sont creusés. L’articulation des mémoires devient essentielle, il ne s’agit pas seulement d’interactions idéalistes, mais d’élargir le champ et de voir ce que 1948 ou la guerre des six jours ont eu comme effet dans le monde arabe. Si cette articulation des mémoires ne se fait pas plus « honnêtement », la culture mémorielle sera une source de conflits. Mais ce n’est pas tant la politique de la mémoire qui m’inquiète en ce jour, mais plus la tolérance envers des comportements politiques qui questionnent les droits humains fondamentaux. Au delà d’une erreur de casting qui s’avère être le comble du pragmatisme politique qu’est ce que la Turquie de 1914 à 1918 et celle d’aujourd’hui peuvent apporter comme représentations communes ? Un génocide ? Une dérive autoritaire ? Il ne s’agit donc pas de produire du sens à partir d’évènements passés, mais de créer des interactions politique dans le présent. Les politiques de la mémoire sont devenus un espace transactionnel ou la victime est priée de rester raisonnable, voire invisible. Cette présence d’Erdogan questionne aussi l’idée de vérité et d’éthique. Des mois durant les imbroglios, les scandales, les actes anti-démocratiques qu’ils soient politiques, juridique ou médiatiques ont secoués la Turquie, suscités de vives réactions de par le monde et on retrouve le président Erdogan, non seulement aux commémorations, mais au Forum pour la Paix. En fait, on offre sciemment à ce genre de gouvernant une forme de légitimité qui préserve son type de gouvernance. Si l’on a peur et que l’on fustige à juste titre, les gouvernements populistes hongrois, polonais ou italien, il est curieux, voire dérangeant, et pas crédible que la présence d’Erdogan ne soulève pas même une inquiétude. Pourquoi un sentiment de colère sourde m’a pris en voyant le président Erdogan là où il n’aurait pas dû être ? Parce que l’on ne citait pas le génocide arménien ? Oui, bien sûr, mais je suis habitué depuis des décennies à devoir apporter sans cesse, la preuve de la réalité des corps torturés de mes arrière-grands-parents, ma génération, celle des héritiers connaît bien ce lieu de la « survivance » ou sortir du génocidaire peut être synonyme d’abandon ou de trahison. Cette errance entre retrouvailles et pertes. Mais c’est cette invisibilité dans le fil de l’histoire national qui m’a le plus touché. Nous sommes bien présents dans les politiques mémorielles mais absents dans ce moment d’imaginaire collectif. Très curieusement c’est de la Légion d’Orient que j’aurais voulu que l’on parle, crée en novembre 1916, le contingent arménien comptait en 1917, 58 officiers et 4360 soldats arméniens dont 288 Arméniens de France. Je suis Français d’origine arménienne. Voilà ce que j ‘avais envie de dire à la fin ce ces cérémonies. Pourquoi ? Tout d’abord parce je ne veux pas laisser l’appartenance (arménienne) se muer en une forme uniquement privée : famille, religion. Français rattaché au groupe arménien, mon appartenance au groupe est incontournable, mais me satisfait plus que cette entité « les Arméniens », notion vague, floue et finalement sans « corps ». L’existence d’un groupe se construit, elle n’est ni réductible à une « nature » ni au système que produit sa représentation ethnologique, ni au passé qu’exhument, sélectionnent, ou réfutent les politiques de la mémoire. L’existence du groupe arménien relève bien de l’historicité si par là on entend « la capacité qu’à un groupe de se transformer en réemployant à d’autres fins et pour des usages nouveaux les moyens dont il dispose ». Les représentations mythiques, historiques ou idéologiques qu’un groupe se donne de lui-même ne cessent de se transformer même si elles sont censées dire un immémorial de l’identité. Il est temps pour ce groupe de réaliser que de dépolitiser ces figures, de les muer en « monuments identificatoires », c’est oublier qu’ils sont avant tout les instruments d’une histoire sociale. Nous sommes les « rois » de l’intégration, la peur viscérale de déranger ou d’être de nouveau chassés, je ne sais pas, fait que nous avons investi essentiellement dans la patrimonialisation de la mémoire arménienne, vu comme un dérivatif du politique dans les enjeux de la mémoire. Cela nous empêchent d’agir dans l’espace ouvert et médiatisé de l’espace public où apparaissent les tensions entre les stratégies des différents acteurs. Avons-nous les outils nécessaires ? Les compétences nécessaires ? Je n’en sais rien non plus. La désarticulation du corps social arménien a été trop souvent illustrée. Il ne s’agit plus de penser les « territoires » ou « les communautés » arméniennes comme des lieux utopiques de la refondation collective, mais de s’engager plus avant dans le débat politique et social de notre pays. La citoyenneté française offre les moyens politiques de développer sa spécificité tout en restant français, à nous d’en faire bon usage. Il s’agit de mettre en place dans le champ politico-social des stratégies. L’unité politique nécessaire à la mise en place de ces stratégies nécessite que les Arméniens se donne pour objectif d’exister aussi en tant que groupe. Ce terme est employé en raison du sémantisme de réunion et de structuration qu’il comporte. Nous devrons de toute façon, faire un jour un examen critique de l’appareil conceptuel pour penser l’appartenance des quatrième et cinquième générations de Français d’origine arménienne. Pour que l’histoire de ce peuple soit écrite et surtout diffusée en toute vérité et d’ailleurs comme chaque peuple en a le droit, il nous faut comprendre toutes les dynamiques de pouvoir, économiques ou politiques, qui les lient aux politiques de la mémoire et surtout avoir des moyens d’action et non pas seulement de réaction. C’est à une histoire inclusive qu’il faut prétendre et non pas à une histoire des marges, où on aimerait cantonner les minorités problématiques. Cette absence du génocide arménien durant ces commémorations doit nous offrir l’occasion, aux Arméniens, de penser à revoir nos rapports avec l’extérieur du groupe et pour cela il est nécessaire de revoir nos propres interdépendances : communication, transnationalité, hiérarchie des rôles, normativité, représentation politique… Le danger se dessine bien là, que la communauté arménienne reçoive le masque du « privé » et que l’ensemble du groupe soit traité comme une vaste association (dotée de représentants et de certains pouvoirs) formée sur la base de statuts et de choix individuels. Par ce biais, la réalité du groupe s’effriterait et s’atomiserait plus qu’elle ne l’est déjà, de sorte que la gestion de cette communauté ne serait fondée que sur des individus et ne pourrait plus se confronter à une autre logique sociale. Les politiques de la mémoire renvoient directement au politique. La mémoire est aussi un outil d’action sur le monde social. Les mémoires sont politisées en ce sens « qu’elles sont inséparables des modes de circulation et d’usage du pouvoir dans un espace social donné ». « Si les hommes manquent certes de justice et d’amour, sûrement, ce dont ils manquent surtout c’est de significations ». Paul Ricoeur Bibliographie. Andrieu Claire, Gensburger Sarah, Semelin Jacques. « Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage. 2008. Sciences-po. Les presses Antichan. Gensburger. Teboul. « Dépolitiser le passé, politiser le musée ». 2016. Gensburger. Lefranc. « A quoi servent les politiques de la mémoire ? » 2017. Sciences-po. Les presses Coquio Catherine. « Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire ». 2015. Armand Colin Giddens Anthony. « The constitution of society ». 1984. Cambridge Giddens Anthony. « The consequences of modernity ». 1990. Cambridge Giddens Anthony. « Politics, sociology and social theory: encounters with classical and contemporary social thought ». 1995. Cambridge Harding Sandra. « Strong objectivity: a response to the new objectivity ». 1995. Kluwer academic publisher Sintomer Yves. « Max Weber, la domination ». 2014. La découverte. Traverso Enzo. « L’histoire comme champ de bataille ». 2010. La découverte Traverso Enzo. « Le totalitarisme. Le 20 ème siècle en débat ». 2001. Seuil Piralian Hélène. « Arménie : de l’abîme aux constructions d’identité ». 2009. L’harmattan Piralian Hélène. « L’enfant malade de la mort. Lecture de Mishima ». 1989 Piralian Hélène. « Génocide, disparitions, déni : la traversée des deuils » 2007. L’harmattan Prochasson Christophe. « L’empire des émotions : les historiens dans la mêlée ». 2008. Demopolis

  • Entre Kafka et Orwell, la censure d'une petite ONG droits humains à l'heure des GAFA

    Alexis Krikorian Hyestart, comme de nombreuses organisations LGBT américaines[1], a du faire face à un phénomène inquiétant ces derniers mois: la censure de publicités par Facebook pour contenu jugé "politique". Nous avons essayé de dialoguer avec Facebook sur les raisons motivant ces interdictions, mais à chaque fois, nous avons été confrontés à un véritable dialogue de sourds avec le géant de Menlo Park, un "employé" ou une "employée" de Facebook répétant en boucle la même réponse. Par l'absurde, nous avons alors abordé des sujets n'ayant rien à voir avec le problème en question et l'"employé" de Facebook répétait pourtant la même réponse formatée. Dans notre cas, la censure a porté sur deux publicités au moins. L'une datant du mois d'août et l'autre du mois de septembre, à chaque fois pour des montants faibles (2 ou 3 francs). Celle du mois d'août concernait un article écrit par le Président de Hyestart, Alain Navarra, et dont le titre était: "LGBTI Rights: Respect for diversity and tolerance are traditional Armenian values. It's time to act"[2]. Celle du mois de septembre concernait un post de Hyestart qui félicitait Artzakank-Echo, le journal arménien de Genève, car il avait été le seul organe de presse de diaspora à avoir eu le courage de faire un article sur la lettre ouverte de 9 organisations (dont Hyestart) aux autorités arméniennes pour plus de droits LGBT en Arménie suite à une agression homophobe dans le sud du pays. La censure portant sur deux contenus à dominante LGBT nous a tout à bord conduit à nous demander si l'interdiction de Facebook ne portait pas seulement, de manière discriminatoire, sur les contenus LGBT, ce qui aurait marqué une rupture d'égalité entre "communautés" (LGBT vs. autres minorités comme les Yézidis en Arménie ou les Arméniens en Turquie par exemple) ou entre droits humains (orientation sexuelle vs. autres droits comme la liberté d'expression). Etant une petite ONG, nous avons laissé passer quelques semaines avant de revenir sur cette question importante à la faveur de cet article. Qu'en est-il exactement ? Facebook "demande aux personnes qui veulent diffuser des publicités liées à la politique et aux problématiques d’importance nationale de confirmer leur identité", ajoutant: "Cela fait partie de nos efforts pour une plus grande transparence de nos pubs", puis "Vous n’avez besoin de confirmer votre identité qu’une seule fois pour diffuser des pubs à contenu politique, et ce pour plusieurs Pages". On voit ici les conséquences directes de l'affaire des achats russes de publicités politiques pendant les élections américaines de 2016! L'on apprend ensuite que "le processus d’autorisation pour les annonceurs qui diffusent des publicités à contenu politique concerne uniquement les annonceurs américains qui résident aux États-Unis et prévoient de cibler les États-Unis". Par ailleurs, "à compter du 7 mai 2018, toute publicité qui inclut un contenu politique et cible les États-Unis pourra être ajoutée à notre archive des publicités à contenu politique, même si l’annonceur qui a créé la publicité ne réside pas aux États-Unis et/ou n’a pas terminé le processus d’autorisation". Nous avons donc entamé le processus d'identification (qu'il serait certainement plus juste d'appeler processus d'autorisation), non pas parce que nous croyons nécessairement à ce type d'autorisation, mais pour les besoins de cet article. Quand on entame le processus d'autorisation, Facebook veut savoir où l'on réside (à croire qu'il ne serait pas déjà en possession de cette information ?). Quand on lui dit, comme c'est notre cas, que c'est en Suisse, Facebook nous informe que nous n'avons "pas besoin de faire une demande d’autorisation pour diffuser des pubs liées à la politique et aux problématiques d’importance nationale qui ciblent ce lieu". Seuls les Etats-Unis, le Brésil et le Royaume-Uni seraient concernés. Cependant, après avoir mis "Suisse" au début du processus d'identification, il n'est pas possible de cliquer sur le bouton "démarrage"! Voir la photo ci-dessous. Rien ne se passe. La seule solution est de quitter la page et l'on vous informe que vous "perdrez alors toute progression". Retour à la case départ! Lorsque l'on contact Facebook à ce sujet et qu'on leur dit qu'on n'a pas besoin de faire une demande d'autorisation pour diffuser des pubs liées à la politique, Facebook se contente de renvoyer la même réponse standard selon laquelle "vous devez autoriser votre page à diffuser des publicités liées à la politique...". Kafkaïen! D'ailleurs, nous avons tenté de faire une autre publicité qui ne contenait pas le mot "LGBT", mais dont l'article partagé du Monde contenait le mot "gay" et la photo du drapeau arc-en-ciel. Elle a aussi été rejetée! Une simple photo ou le mot "gay" est donc susceptible de conduire à cette censure. Se pourrait-il que la censure soit liée au fait que la ville de Glendale (Etats-Unis), où vivent de nombreux Arméniens, faisait partie de notre ciblage? Il semblerait à première vue que oui. Car une fois que Glendale a été retiré du ciblage, la même publicité a été approuvée en l'espace de quelques minutes (ci-dessous). Malgré tout, tout n'est pas si simple. L'appel urgent du célèbre éditeur Ragip Zarakolu, contre lequel la Turquie a émis de manière abusive une notice rouge d'Interpol, a pu, lui, faire l'objet d'une publicité. Alors que le texte concerné contenait les mots "Turquie", "Zarakolu", "Akhanli" et "liberté d'expression" et que "Glendale" faisait également partie du ciblage. Cet article nous a conduit à remonter plus loin dans nos publicités. Nous nous sommes alors rendu compte que nous avions oublié la première censure dont nous avions fait l'objet en fin de premier semestre pour des raisons "politiques" (photo ci-dessous). Nous n'y avions pas prêté attention à l'époque. Il s'agissait du partage d'un poste du célèbre historien turc Taner Akcam (dont les recherches sur le génocide des Arméniens l'ont conduit à vivre en exil aux Etats-Unis) sur l'ouverture d'une enquête du Procureur d'Ankara sur le député d'origine arménienne Garo Paylan pour violation de l'article 301 du code pénal (insulte à la "turcité"). Force est de constater que ce post contenaient les mots suivants: "article 301", "Garo Paylan", "HDP", "Hrant Dink", "CEDH", "liberté d'expression". Quels sont les sujets qui, d'après Facebook, devront bénéficier de l'autorisation de l’annonceur et porter sa marque dans les publicités ciblant les États-Unis? Facebook donne la liste suivante : avortement budget droits civiques crime économie éducation énergie environnement politique étrangère réforme gouvernementale armes santé immigration infrastructure forces armées pauvreté sécurité sociale taxes terrorisme valeurs Que la liste est longue ! Facebook se réserve en plus le droit de la faire évoluer au fil du temps. Il semblerait qu'à part les chats rigolos qui pullulent sur ce type de réseaux, pas grand chose pourrait échapper à cette longue et malgré tout vague liste qui fait immanquablement penser au vague de certaines législations dans certains pays autoritaires qui sont utilisées pour étouffer la liberté d'expression et enfermer les opposants. C'est donc bien au-delà de la seule communauté LGBT que cette censure semble aller, contrairement à ce que nous pensions au début. Les termes "LGBT" ou "gay" ne font d'ailleurs pas parti de cette liste à la Prévert! Nos exemples de censure, et la rapidité avec laquelle elle s'applique parfois (quelques minutes), montrent qu'il existe probablement un algorithme de censure contenant des mots tels que "gay", "LGBT", "article 301", etc. Malgré tout, nous en sommes réduits à faire des conjectures dans la mesure où Facebook ne souhaite pas expliquer le fonctionnement du "filtrage" qu'elle applique. L'article du Washington Post référencé en début d'article explique en effet bien que Facebook se refuse à dire quelle est la proportion du "filtrage" due au facteur humain et quelle est celle qui est due aux algorithmes. En octobre 2017, Facebook avait d'ailleurs annoncé l'embauche à venir de mille modérateurs supplémentaires pour analyser les publicités du réseau social[3]. L'on pourrait d'ailleurs s'interroger sur ce qui motive un tel "traitement de faveur" de la part de Facebook ? Se pourrait-il que les petites ONG se battant pour des droits comme les droits LGBT ou la liberté d'expression aient été identifiées comme étant peu émettrice de revenus et par conséquent comme étant des cibles faciles? Il est très difficile de trouver des chiffres sur les revenus publicitaires de Facebook (plusieurs milliards de dollars par an) par secteur. Les plus grands annonceurs semblent cependant être les grandes marques (Ford, Mc Donald's, HSBC, etc.). Certaines, comme Nestlé, sont ou ont d'ailleurs été membres du "client council" de Facebook. C'est là une question sérieuse qui mérite débat. J'imagine en effet mal Facebook censurer une publicité d'un client important comme Samsung, Disney, Starbucks, etc. Il est certainement plus facile de censurer la petite publicité de la petite association du coin ! La censure de Facebook est inquiétante car elle repose sur des critères vagues, mal définis et qui s'appliquent de manière disparate et surtout arbitraire, à géométrie variable. C'est un processus opaque et déshumanisant qui ne permet pas le dialogue avec un être humain. Le processus d'autorisation est par ailleurs d'ordre kafkaïen car d'un côté on vous dit que vous n'en avez pas besoin et, d'un autre côté, on exige que vous vous y soumettiez ! Cette nouvelle attaque sur la liberté d'expression dont nous sommes l'une des très nombreuses victimes s'inscrit certainement dans une forme de remise en cause progressive de l'article 230 du Telecommunications Act de 1996[4] qui a historiquement exempté les "plateformes" comme Facebook de toute responsabilité juridique par rapport au contenu qu'elles "distribuent". La liberté d'expression de Hyestart, qui souhaiterait également se faire connaitre dans certains cercles aux Etats-Unis, est de facto bafouée par le géant américain (en situation de quasi-monopole) qui ne propose aucune porte de sortie. De manière plus générale, on pourrait s'interroger sur la marchandisation de l'information à l'ère des GAFA, notamment sur l'utilisation des technologies publicitaires américaines par les Russes, mais c'est un autre débat qui n'est pas vraiment le sujet de cet article. En conclusion, si la question de la responsabilité de plateformes comme Facebook est loin d'être anodine, il est tout de même incroyable que de petites ONG se battant pour les droits humains, aux Etats-Unis ou ailleurs dans le monde, paient les pots cassés pour un système avide d'argent qui a été manipulé par des intérêts malfaisants à l'occasion d'événements importants comme les élections présidentielles américaines ou le vote sur le Brexit. La remise en question de la liberté d'expression aux Etats-Unis, plus largement en occident et de par le monde, sera-t-elle l'un des effets collatéraux d'un côté de la loi du marché (et de ses technologies de pointe) et d'un autre côté des interférences russes ou autres dans ces deux séismes politiques? Pour une petite ONG comme Hyestart, qui concourt même modestement à cette marchandisation de l'information, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle? [1] https://www.washingtonpost.com/technology/2018/10/03/facebook-blocked-many-gay-themed-ads-part-its-new-advertising-policy-angering-lgbt-groups/?noredirect=on&utm_term=.b7bfaf4d26f6 [2] https://www.hyestart.org/single-post/2018/08/14/LGBTI-Rights-Respect-for-diversity-and-tolerance-are-traditional-Armenian-values-Its-time-to-act?fbclid=IwAR2BGgpDizFrmQuvU-x6n3uJV4fFIXQf-lq4BvLSlOLfQsLSFnUSewjUwk4 [3] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2017/10/03/publicites-electorales-russes-facebook-detaille-ce-qu-il-a-remis-au-congres-americain_5195456_4408996.html [4] "No provider or user of an interactive computer service shall be treated as the publisher or speaker of any information provided by another information content provider". https://www.wired.com/2017/01/the-most-important-law-in-tech-has-a-problem/

  • Révolution sans armes. Porteuse d’espoirs

    Alain Navarra-Navassartian 21 septembre 2018, Erevan fête l’indépendance du pays, mais aussi les quelques mois de pouvoir de Nikol Pachinian. La révolution de velours donne une atmosphère différente à ce jour de liesse populaire. Tout d’abord la revendication par la population et les acteurs des mobilisations de mai 2018, du terme de « désobéissance civile ». Nikol Pachinian construit d’ailleurs dans ces discours une légitimité rhétorique et d’actions à leurs pratiques. La conscience mobilisée du peuple arménien à organiser avec rigueur les formes d’action durant les évènements est toujours mise en avant. L’espoir est grand, c’est ce que soulignent tous mes interlocuteurs. Le mouvement populaire souligne la volonté de ne pas laisser planer l’ambiguïté sur la notion de souveraineté. Il s’agit bien de la considérer comme pouvoir du peuple à « s’instituer » et non plus comme le pouvoir de l’Etat à contraindre le peuple. La mobilisation désobéissante en Arménie a résonné avec force car elle insiste sur la nécessité de penser une autre forme de légitimité à l’autorité étatique qui ne soit plus fondée sur des principes de violence, d’oligarchie ou de principes abstraits de démocratie. On retrouve en Arménie, dans les contestations passées et les attentes d’aujourd’hui un registre rationalisé et « idéologisé » à partir de nombreuses ressources intellectuelles présentes dans le pays depuis un certain temps : pensée écologiste, pensée critique, travail avec les ONG défendant les droits humains, etc. Ce qui entraîne une partie de la population à vouloir voir émerger un « individu régulateur » chargé d’investir les pratiques démocratiques d’une nouvelle vigueur. Un nouvel imaginaire politique. Un "imaginaire instituant" pour reprendre les termes de Castoriadis : l’œuvre d’un collectif humain créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiques existantes. Comment ne pas partager l’enthousiasme d’une population qui désire l’autonomie individuelle et collective en remettant en cause le déterminisme fonctionnel du gouvernement précédent ? La gageure étant de réussir à articuler la gestion de l’Etat, la représentation et le maintien de cette forte solidarité sociale. L’avantage d’une révolution issue de la désobéissance civile est qu’il est difficile de ne pas agir concrètement contre les injustices du régime précédent. Pachinian s’y est attelé en pensant à une nouvelle fiscalité afin de redistribuer les millions des oligarques, utilisant pour cela des sanctions prévues par la loi et non des formes de violence privées. Ce qui rassure et conforte les Arméniens dans leur choix. Il y a d’ailleurs dans les discours de Pachinian une vision rédemptrice de l’action politique, pour l’instant sans dogmatisme. Il restera à résoudre la socialisation de ce nouvel Etat arménien, sur une scène géopolitique régionale complexe. Souvent les problèmes découlent de l’articulation des tensions, des conflits et de la hiérarchie entre les dimensions téléologique et sociétale d’un jeune Etat « révolutionnaire ». Il reviendra par ailleurs aux Etats européens de soutenir la transition démocratique arménienne de manière intelligente et efficace. Mais l’optimisme est de mise car la montée de la protestation, comme cela a eut lieu en Arménie, est un signe d’élévation du niveau d’exigence des citoyens face à leurs dirigeants. Il va donc falloir transformer des « gestes critiques » en une théorie critique de la société et, au-delà, en un programme d’actions. En rester à l’idée d’une "société civile" en mouvement comme promesses de changement radicaux serait illusoire, car tout demeurera identique si les modifications souhaitées restent à l’extérieur de toute logique politique. Car si la désobéissance est une vertu civique, cela n’est pas suffisant. Les acteurs du changement et ceux qui le soutiennent en diaspora doivent transformer cette explosion face aux faits intolérables qui l’ont suscitée, en s’adjoignant une analyse des causes et en proposant un horizon pour l’action. Il ne s’agit pas d’escamoter la complexité de la situation arménienne par une exaspération dramatique du mécontentement, mais d’attirer une majorité au-delà du cercle des gens en colère. Le peuple arménien vient de gagner la possibilité d’une démocratie plus ouverte, des espaces ou mobilisation et influences peuvent jouer plus librement qu’auparavant : réseaux sociaux, mouvement de protestation, possibilité d’intervention, etc. Mais il faut rester vigilant pour que cela se transforme en projets et réformes politiques et configurer un espace public de qualité permettant de débattre de celles-ci et de ne pas tomber dans le travers de croire qu’une bonne politique est seulement une addition de conquêtes sociales si elles ne s’articulent pas dans des programmes cohérents. La société arménienne est plus complexe qu‘il n’ y paraît et tant mieux. La classe d’âge des 20-30 ans souhaite une société autoréférentielle tout en se référant à l’environnement social dont ils dépendent ("accompanying self-reference"). On sent un désir pour les plus conscients ou les plus engagés de ne pas observer la réalité avec les mêmes catégories et distinctions que le système politique jusque-là en place. Pour eux le peuple n’est pas une fiction et le récit démocratique n’est pas un mythe qui aurait pour fonction de légitimer le système politique. « Le capital symbolique » de Pachinian est élevé. Quant à l’évaluation du pouvoir qu‘il détient, il se manifestera pleinement lorsqu’il « s’exercera », c’est à dire après les élections législatives. Le sociologue N. Luhman disait "apprendre ou ne pas apprendre, telle est la question". Comment un système politique apprend-t-il ou peut-il apprendre et devenir capable de se corriger lui-même ? La question vaut pour tous et pas seulement pour l’Arménie. La capacité d’apprentissage des sociétés démocratiques supposent l’existence d’institutions qui produisent du savoir, mais aussi de la réflexion et la capacité à gérer la pluralité des savoirs et des « valeurs ». « La politique est une tentative de civiliser le futur », c’est pourquoi l’un des enjeux importants du changement en Arménie est d’introduire des processus de réflexion dans une vie politique très longtemps dominée par les considérations immédiates : profit personnel, oubli du bien commun, etc. Ce mouvement de la révolution de velours est un cri d’espoir qui a illuminé la jeunesse de Erevan ce 21 septembre 2018. « Chaque génération, sans soute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse, héritière d’une histoire corrompue ou se mêlent, les révolutions déchues, les techniques folles. Les dieux morts et les idéologies exténuées, ou de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, ou l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû en elle même et autour d’elle restaurer à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir ». Albert Camus. Discours de Suède.1957

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