Alexis Krikorian
TRIBUTE
10 ans, aujourd'hui jour pour jour, que Hrant Dink a été lâchement assassiné. Je m'en souviens comme si c'était hier. J'étais confortablement installé dans un TGV pour Paris ce vendredi 19 janvier 2007 en train de réviser mes notes pour une intervention prévue le soir même lorsque je reçus le coup de fil d'une amie éditrice turque, m'annonçant l'atroce nouvelle. Je fus saisi d'effroi, incrédule. Je me rendais alors à une réunion publique à la mairie du 9ème arrondissement sur le livre de Fethiye Cetin, "Le livre de ma grand-mère", que j'avais traduit avec mon amie Laurence Djolakian. Fethiye Cetin, par ailleurs avocate de Hrant, était l'une des intervenantes. Ce soir-là, la salle était pleine à craquer. Ce livre était certes important. Il a contribué à briser ce tabou du génocide en Turquie. Avec le recul, je me dis aujourd'hui que, plus que le livre, c'est l'immense émotion suscitée par ce lâche assassinat qui avait entrainé cette foule immense à la mairie du 9ème. La salle n'était pas assez grande. De nombreuses personnes se tenaient debout. J'avoue ne pas bien me souvenir du détail de cette soirée. Il me semble pourtant que l'on a surtout parlé du livre, comme hébétés, ne réalisant pas encore pleinement ce qui venait de se produire à Istanbul. Fethiye devait quant à elle se demander ce qu'elle pouvait bien faire à Paris en ces heures terribles. Dans la cour du bâtiment, des bougies brûlaient au vent, rappelant, déjà la mémoire de Hrant Dink.
Le lendemain, nous fûmes nombreux à nous rendre devant l'Ambassade de Turquie pour protester contre l'assassinat de ce colosse des temps modernes. Instinctivement, nous savions que son assassinat par la main du jeune Ogün Samast, âgé alors de 17 ans, devait avoir affaire avec le derin devlet, l'Etat profond, cet Etat dans l'Etat défendant coûte que coûte le statu quo anti-démocratique. Car comment aurait-il pu en être autrement ? Le cycle de la violence contre les Arméniens, commencé à la fin du 19ème siècle sous Abdul Hamit, culminant en 1915, ne s'étant jamais terminé et n'ayant jamais été reconnu comme tel par l'Etat turc, il était évident qu'il ne pouvait que continuer, y compris, surtout même peut-être contre le leader de facto du reliquat de communauté arménienne en Turquie. Car oui, Hrant était un leader, un leader généreux, affectueux, un leader né. Après une visite organisée par l'illustre Ragip Zarakolu, je l'entends encore crier mon nom de famille dans la cage d'escalier d'Agos (le sillon), journal bilingue qu'il avait fondé dans les années 90. Un porte-parole né. Un homme truculent. Hors du commun. "Bigger than life" pourrait-on dire en anglais. Apôtre du vivre ensemble. Et courageux. Très courageux. Qui n'avait pas peur de prendre des positions publiques courageuses sachant titiller à la fois les oreilles turques et les oreilles arméniennes. Ainsi, Hrant, qui avait maintes fois affirmé le génocide des Arméniens, était par ailleurs un partisan résolu de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Ce courage inébranlable, c'est peut-être ça aussi qu'il a payé si chèrement ce 19 janvier 2007. On ne lui pardonna par exemple jamais d'avoir révélé que la fille adoptive d'Atatürk, la première femme pilote de Turquie, était en fait une rescapée du génocide des Arméniens.
Aujourd'hui, 10 ans plus tard, le procès n'a toujours pas permis de remonter aux commanditaires de l'assassinat.
Le courage, la détermination, la force hors du commun de Hrant, il y en a de nombreux autres exemples. Il est l'un de ceux qui a bâti de ses propres mains l'orphelinat de Tuzla pour les orphelins arméniens. Alors que je travaillais pour l'Union internationale des Editeurs, nous l'avions invité à une table ronde à l'ONU en 2004 (co-organisée avec le Centre PEN Norvégien) sur la liberté d'expression en Turquie. Le sujet de son intervention, courageuse, franche, directe, portait sur le sort, difficile, des minorités en Turquie.
Hrant n'a jamais voulu quitter son pays. Même, lorsque après sa condamnation en vertu de l'article 301 du code pénal (insulte à la turcité), il s'était peut-être un peu retrouvé seul face à l'hydre ultra-nationaliste. Alors que dès les jours qui ont suivi son assassinat, nombreux sont ceux qui se sont réclamés être de ses amis. Il ne s'agit pas ici de mettre en cause seulement tel ou tel intellectuel turc, mais de pointer du doigt un phénomène par trop humain. De même, les ONG internationales qui invitent les courageuses personnes comme Hrant à prendre la parole dans des forums internationaux ont, à mon humble avis, une part de responsabilité, certes indirecte, dans le destin parfois tragique des défenseurs des droits humains. C'est une question difficile à traiter qui mérite pourtant d'être soulevée. C'est peut être pour cette raison aussi que j'ai pleuré tout mon soûl le 23 janvier 2007.
Le 23 janvier 2007, ses funérailles publiques à Istanbul furent immenses. Ce jour-là, une véritable marée humaine (environ 100000 personnes) envahit les rues d'Istanbul, débordant les autorités qui voulaient contraindre la marche, chantant des slogans tels que "Nous sommes tous Hrant", "Nous sommes tous des Arméniens". Je n'oublierais jamais cette journée ensoleillée à tous points de vue. Alors qu'une vieille femme à Erevan portait une pancarte "1 500 000 + 1", soulignant que Hrant était la dernière victime en date du génocide des Arméniens, qu'il fut bon de passer cette journée à Istanbul au milieu de cette "autre Turquie", porteuse des valeurs universelles des droits humains, d'humanité et de la réconciliation à venir entre Turcs, Kurdes et Arméniens. A la fin de la marche, comme en plein rêve, dans la foule immense, mon amie éditrice et moi retrouvions Fethiye Cetin que j'avais quittée à Paris quelques jours plus tôt. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Après cet épisode de réalisme magique, j'errais un moment seul. Au moment du passage du cortège funèbre, je ne pus retenir mes larmes, me demandant encore une fois comment une si belle terre pouvait continuer d'engendrer de telles horreurs.
Aux heures sombres que nous vivons en ce moment en Turquie, je pense qu'il est de notre devoir de ne pas oublier cette autre Turquie dont parle si bien Pinar Selek, de ne pas la laisser livrée à elle-même face à un pouvoir fou et enivré de sa propre puissance. Cette autre Turquie dont la sensibilité n'a jamais réellement trouvé place au sein de l'appareil étatique turc depuis le génocide de 1915 y trouvera peut-être un jour sa place. Il faut l'espérer. Pour la paix en Turquie même, pour la paix dans la région. Ce jour-là, la vision d'une Turquie apaisée, d'une Turquie libre et respectueuse de ses voisins, à commencer par la petite Arménie, cette vision qui était celle de Hrant Dink, se réalisera alors peut-être enfin.
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