Alexis Krikorian
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La Royal Academy of Arts de Londres propose une exposition intéressante intitulée « abstract expressionism » (expressionnisme abstrait) jusqu’au 2 janvier 2017. Cette exposition retrace l’histoire du mouvement et présente les œuvres de ses plus grands représentants : Rothko, Pollock, de Kooning, Still ou encore Gorky.
Le sponsor principal de l’exposition, une grande banque française, indique dans son message de soutien qu’elle « valorise le rôle important que les arts jouent en contribuant à façonner la façon dont nous percevons la société ».
Cette déclaration en apparence pleine de bon sens aurait de quoi faire sourire si l’on ne se pas rendait compte de ce que l’exposition dit, ou plutôt ne dit pas, sur la vie d’Arshile Gorky.
C’est en effet avec Gorky (1904 – 1948) que le bât blesse. Alors que le dénominateur commun des représentants de ce mouvement (« l’expérience partagée des deux guerres mondiales, de la grande dépression, de la guerre civile espagnole, des ravages provoqués par les bombes atomiques et de la guerre froide ») est largement mis en avant, la partie consacrée à Gorky, si elle indique qu’il est né en Arménie en 1904, passe complètement sous silence le fait que cet artiste majeur ait vécu le génocide des Arméniens de 1915. Ce faisant, l’exposition nie tout impact que cette expérience, forcément profondément traumatisante, nécessairement plus fondamentale que tout élément biographique ultérieur, ait pu avoir sur l’art de Gorky. La complexité psychique de l’artiste s’en retrouve complètement édulcorée.
Par ailleurs, « abstract expressionism » attribue à « une série d’événements tragiques » qui commencèrent en 1946 par l’incendie de son studio dans le Connecticut un impact sur son art qui serait, dès lors, devenu « sombre », « élégiaque ». Si ces événements tragiques commençant en 1946 ont eu une influence si forte sur son expression artistique, il apparaît d’autant plus étonnant de passer sous silence le génocide de 1915, alors même que la littérature sur Gorky des 20 dernières années attribue un rôle majeur au génocide de 1915 sur la vie de Gorky et sur sa carrière d’artiste[1]. Pour beaucoup d’auteurs, le drame du génocide, qu’il cachait, ainsi que son désespoir, n’ont connu leur véritable expression que dans son art propre.
Enfin, pour l’exposition, l’impact du génocide des Arméniens ne peut, par définition, avoir joué aucun rôle sur le suicide de l’artiste. Pour la simple raison qu’il n’est pas cité une seule fois dans la littérature accompagnant l’exposition. Rappelons ici, à titre de seul exemple, que suite au génocide des Arméniens, la mère de l’artiste est morte de faim.
Peut-on attribuer ce silence complaisant sur le génocide des Arméniens à une alliance de circonstance entre les intérêts d’une banque internationale très bien implantée dans un pays dont l’Etat nie de manière orchestrée et acharnée le génocide des Arméniens depuis des décennies, et une institution britannique aujourd’hui indépendante, mais historiquement lié à un Etat (le Royaume-Uni) qui est l’un des plus fidèles alliés d’Ankara dans sa politique de négation? Au visiteur et au lecteur de se faire une opinion.
[1] Achilles the Bitter : Gorky and the Genocide (Angela Miller), Oxford Art Journal, Novembre 2010
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