Alain Navarra-Navassartian
“Mon travail est une installation. C’est un travail que j’appelle ‘Ê Lı Dû Man – Ce qu’il en reste’. Une couverture brûlée sera suspendue à l’entrée. Cette couverture est de celles qui barraient les rues comme des barricades, à Nusaybin. Les gens avaient accroché des rideaux et des couvertures dans leurs rues pour se protéger des snipers. Ces barricades suspendues et ces rideaux n’étaient pas que des rideaux. C’était aussi des armures. Quelqu’un se souvient du drapeau blanc dans une main ? Nous savons tous encore ce que cela signifie.
Il y aura un tapis fait main, brûlé, sur le sol. Ce tapis représente les habitants de ces terres. Pour être ensemble, nous avions travaillé les nœuds et étions tissés telle un beau tapis. Mais il est brûlé et cet état calciné nous représente. Arménien, Syriaque, Chaldéen, Masjid, Kurdes. Nous avons été tous brûlés. Nous sommes comme le tapis, nous sommes brûlés comme ce tapis, nous sommes brisés, déchirés…
Avec l’installation, les vidéos et les photos que j’ai prises pendant la période de couvre-feu seront affichées sur écran. Et les histoires de celles et ceux qui vivaient derrière les barricades seront lues. 18 histoires. Que s’est-il passé pendant la période du couvre-feu, que s’est-il passé auparavant et comment cela s’est-il terminé ? ChacunE des arrivantEs sera informéE des événements de 2015-2016 et recevra un texte écrit. Il/elle va lire, savoir et comprendre. Et quand ils partiront, ils prendront le journal ‘Ê Lı Dû Man’, du même nom, préparé avec le journaliste Ege Dündar. Dans ce journal, on racontera les expériences des Kurdes, des journalistes en prison, des grèves de la faim, des écrivains, des poètes, des artistes et des enfants. Peut être qu’après tout cela, chacunE pourra rentrer et agir et peut-être écrire une lettre aux prisonnierEs par exemple…”.
L’exposition de Zehra Doga, à Londres, a suscité de très vives réactions aussi bien dans le public que parmi la critique artistique. Si les visiteurs étaient enthousiastes, la critique et certains professionnels du monde de l’art, l’étaient beaucoup moins. Certains n’hésitant pas à employer des termes aussi violents que "pornographie de la violence et de la guerre", tout en s’insurgeant contre un travail qui ne relèverait pas de l’art, mais d’une simple démarche documentaire mâtinée de voyeurisme.
Autre questionnement encore plus étrange, l’engagement de l’artiste et les modes d’expression de cet engagement, puisqu’on lui reproche de rendre compte plutôt que d’avoir été sur place au moment des faits ou d’avoir privilégié une approche artistique plutôt que journalistique (Zehra Dogan est également journaliste).
Par quoi peuvent être motivées des réactions aussi violentes ? Le politique, la turcophilie ou un simple aspect mercantile lié, d’ailleurs, aux deux précédents ?
Pour rappel, Zehra Dogan est Kurde et son travail ne cesse d’interroger la violence d’Etat (cf. article sur ce même blog).
L’installation, qui pour certains ne pouvait prétendre à l'être artistique de l’œuvre d’art, n’avait pourtant rien d’étonnant. Depuis les années 1960 et depuis l’essor de l’art conceptuel, on est habitué à ce qu’une œuvre d’art réunisse des enjeux esthétiques et politiques. Quant à l’engagement de l’artiste contemporain, il est depuis longtemps étudié et prend en compte un ensemble de facteurs, allant des médiums ou objets utilisés à la réception des œuvres. On comprend d’autant moins les reproches acides sur "un simple assemblage d’objets" ou "l’absence de création". Il s’agit pour Zehra de questionner un système de violence, qu’elle connait bien.
Alors qu’est ce qui dérange tant ? Que l’artiste soit Kurde et qu’elle montre les traces des affrontements et de destructions commises par le gouvernement turc à Nusaybin, à Cizré ou à Silvan ? Ou qu’elle soit plus engagée que les professionnels et intellectuels qui lui reprochent sa resistance ?
Rappelons juste que, durant les évènements de 2015 et 2016, le « monde intellectuel » turc a fait entendre avec très grande force sa voix contre les 200.000 civils déplacés des zones kurdes de Turquie, ou contre les civils brûlés vifs dans des caves à Cizré, et contre la disproportion des opérations militaires . La pétition pour la paix, signée par 2000 universitaires turcs et étrangers qui réclamaient la fin de l’intervention des forces turques dans les régions kurdes, a coûté cher à un grand nombre d’entre eux : la prison et leur carrière. 191 condamnations, 380 licenciements par décret-loi et une centaine de procès en attente. Alors, l’engagement est un sentiment dangereux que pourtant pratiquent des milliers d’hommes et de femmes dans cette région du monde. Dernière victime en date de la déviance autoritariste du gouvernement turc, Füsun Üstel. Professeure émerite de science politique, condamnée à 15 mois de prison pour avoir dénoncé la répression contre les Kurdes.
L’installation de Zehra Dogan était donc un espace d’interpellation du public au regard de la cause défendue par l’artiste. C’est bien à l’artiste de choisir le niveau de responsabilité qu’elle souhaite assumer ainsi que la nature même de son engagement.
L’artiste n’aurait fait que "transporter" des objets dont on ne peut tirer aucune signification. Sous couvert de théories de l’art, on lui renie une possibilité d’interprétation, donc, on la boute hors du champ artistique puisque une œuvre d’art est constituée par l’interprétation, du moins en partie. Mais plus encore, deux des textes remettent en question l’idée du témoignage que représente l’installation. Ma première réaction, en tant qu’historien de l’art et sociologue, est de penser que ces polémiques ne sont dues qu’à une certaine approche sur la construction des représentations de l’art et des artistes non occidentaux. Le processus d’intégration d’une œuvre dépend des médiations qui l’entourent et dans le cas de Zehra Dogan, ces médiations ne lui sont pas fournies. Les articles, les textes font partie de ces médiations. Les termes utilisés abritent, eux mêmes, des représentations : "pornographie de la violence", "processus de création vs. transport d’objets", "il aurait mieux valu informer ou écrire un article". Les termes de ces articles expriment des jugements ou des hiérarchies.
Zehra Dogan a la volonté de témoigner. Est-ce le problème ?
Derrière une réaction "turcophile" évidente de certains auteurs, on pourrait aussi penser à la volonté de ne pas "offenser" ou déranger les tenants du monde de l’art stambouliote. Dans une période de marasme pour une partie du marché de l’art, Istanbul et sa biennale offre tout ce dont peuvent rêver certains marchands, certains commissaires indépendants ou tout ceux qui aimeraient des critères d’admission plus souples dans les foires d’art. Istanbul s’est affirmée, depuis les années 1990, comme une place importante du marché de l’art régional et à montré sa volonté d’être un hub artistique pour le marché du Moyen-Orient, dans les années 2000. Le monde de l’art est encastré dans des logiques de marché ; sa territorialisation est donc importante. La Turquie se plaçait en 2010 dans les dix premiers pays mondiaux pour les bénéfices des ventes aux enchères (cela n’est plus vrai aujourd’hui). Les grandes familles d’industriels sont en général à la tête des fondations qui promeuvent le développement artistique stambouliote. De nombreux partenariats ont été mis en place avec le Proche-Orient, Doha et Dubai, notamment. La foire artinternational, inaugurée en 2013, montrait la volonté des acteurs du marché de l’art d’inclure symboliquement Istanbul dans l’aire du Moyen-Orient. Soulignons que l’entreprise qui l’a fondée est basée à Londres et est à l‘origine de nombreuses foires dans le monde. On pourrait, peut-être, comprendre certaines réactions de critiques anglais sous cet aspect plus mercantile.
D’autre part, la force géostratégique de la Turquie se retrouve dans ce domaine. Istanbul se trouve à quatre heures d’avion de cinquante pays. Si la biennale Contemporary Istanbul 2017 était surprenante grâce au duo d’artistes Elmgreen/Dragset qui ont permis de voir différents artistes commenter des sujets d’actualité, la mouture 2019 semble plus "consensuelle".
Par quoi furent "choqués" certains critiques anglais ? Par notre silence lors d’exactions sur des civils ou des personnes engagées dans le combat pour les droits humains ? Par notre lâcheté ? Ce n’est pas deux cents ou cent cinquante qu’il faudrait que nous soyons, lorsqu‘en tant qu‘universitaires nous descendons dans les rues pour défendre nos collègues en Turquie mais bien des milliers. Ou bien plus simplement c’est parce que c’est l’histoire et la résistance du peuple kurde qui se dégagent comme l’enjeu principal de cette œuvre. Ce qui dérangerait serait le militantisme revendiqué de l’artiste ou plutôt la cause de ce militantisme : la cause kurde.
Entrer en résistance par l’art, c’est tout d’abord, pour Zehra Dogan, lutter contre des consensus masqués. Présenter une posture de "non consentement" à un Etat qui ne cesse de maltraiter sur son territoire national, des minorités, leurs langues et leurs cultures, d’attenter à leur vie. Mais en face des artistes produisent de nouvelles formes de subjectivité face à l’identité dominante.
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