top of page

Pachinian et l'oubli organisé : une lecture à la Kundera de la politique arménienne

Alexis Rochette Krikorian


 

Milan Kundera nous l'a enseigné : l'histoire ne se rattrape pas, elle s'oublie ou se réécrit. En Arménie, Nikol Pachinian semble avoir pleinement intégré cette leçon, adoptant une stratégie qui rappelle « La Plaisanterie », où l'on comprend trop tard que certaines torts ne peuvent être réparés, mais aussi « Le Livre du rire et de l'oubli », où les régimes, par des manipulations subtiles et une mise en scène politique, redessinent le passé et imposent leur propre narratif.


Si l'Arménie sous Pachinian se présente comme une démocratie en construction, sa politique actuelle soulève de nombreuses interrogations. S'agit-il d'un pragmatisme diplomatique nécessaire ou d'une réécriture du passé au profit de considérations immédiates ?


Une normalisation asymétrique avec la Turquie

 

Dans ce contexte, la normalisation des relations arméno-turques semble ne reposer sur aucune base équilibrée, mais plutôt sur une série de concessions unilatérales aux diktats d'Ankara. L'un des exemples les plus frappants est l'affaiblissement progressif de la campagne pour la reconnaissance du génocide des Arméniens. Jadis pilier de la politique d'État, cette question est aujourd'hui reléguée au second plan.


Le 24 janvier 2025, lors d'une rencontre avec des représentants de la diaspora arménienne à Zurich, en marge du Forum économique mondial (WEF), certaines déclarations de Pachinian ont en effet semé l'incompréhension. Son discours ambigu sur cette question fondamentale a conduit le CAAS (Comité des Associations Arméniennes et Arménophiles de Suisse, dans lequel Hyestart est pleinement engagé) à réagir par un communiqué[1], appelant la diaspora à poursuivre son engagement en faveur de la reconnaissance, de la justice et de la vérité, au besoin seule, et en partenariat avec les organisations engagées dans la défense des droits humains.


L'effacement des blessures récentes et actuelles


Quelques jours plus tard, lors d'un forum organisé par l'Atlantic Council à Washington le 4 février 2025, Pachinian a annoncé son intention de retirer les plaintes déposées contre l'Azerbaïdjan auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et de la Cour internationale de justice (CIJ)[2]. A l'évidence, cette décision s'inscrit dans une stratégie d'apaisement qui soulève des questions quant à la place de la mémoire et de la justice dans la construction d'une paix durable.


La mémoire d'Anush Apetyan, par exemple, soldate arménienne violée, torturée et assassinée, et dont le corps a été affreusement mutilé post mortem[3], semble ainsi être reléguée au silence. De même, les prisonniers de guerre arméniens martyrisés en Azerbaïdjan et les innombrables disparus de force toujours détenus en Azerbaïdjan, s'ils ne sont pas déjà morts, sont abandonnés à leur triste sort. Cet effacement des souffrances récentes et actuelles pose une question centrale : peut-on bâtir la paix sans justice et sans mémoire ?


Inversion accusatoire et légitimation d'un narratif et d'actions hostiles


Lors d'un discours prononcé à Paris le 11 février 2025, Pachinian a semblé accorder du crédit aux propos d'Ilham Aliev, qui avait qualifié l'Arménie de "pays fasciste" en janvier 2025. Une déclaration pour le moins troublante, surtout lorsque l'on rappelle que la CIJ a déjà démontré que le racisme d'État se situait du côté de Bakou, et non d'Erevan (décision du 7.12.21[4]).

Lorsque le Parlement azerbaïdjanais a adopté en 2023 une déclaration désignant la diaspora arménienne comme une "tumeur cancéreuse de l'Europe"[5], aucune condamnation claire n'est venue du gouvernement arménien à Erevan. Cette absence de réaction a légitimement suscité l'inquiétude quant à la volonté de Pachinian de défendre les droits des Arméniens à l'international. L'inaction du gouvernement arménien face à la disparition apparemment programmée du quartier arménien de la vieille ville de Jérusalem ne peut par ailleurs que renforcer ces inquiétudes[6].

 

Un dialogue verrouillé


Les rencontres de Pachinian avec la diaspora à Zurich et à Paris se sont déroulées dans des cadres extrêmement contrôlés, conçus comme des monologues plutôt que comme de véritables débats. Certains participants ne maîtrisaient même pas la langue employée (l'arménien oriental), soulignant l'aspect artificiel de ces échanges.


Ce contrôle strict pose la question d'un véritable dialogue entre le gouvernement arménien et la diaspora arménienne, d'autant plus que le rôle de celle-ci a été publiquement remis en cause. Comme l'avait déclaré en 2021 Ibrahim Kalin, porte-parole de la présidence turque : "Le processus arméno-turc détruira les arguments de la diaspora arménienne aux États-Unis[7]". De fait, Pachinian semble aujourd’hui engagé dans une démarche qui affaiblit la position historique de la diaspora. Sa participation, le 3 juin 2023, à la cérémonie de prestation de serment d'Erdoğan, où il a semblé échanger des sourires, qui ont pu paraitre entendus, avec des représentants de l'extrême droite turque, a renforcé ces interrogations.

 

La mémoire comme rempart


L'Arménie sous Pachinian oscille entre oubli, pragmatisme et renoncement, soulevant une inquiétude légitime au sein de la diaspora. Mais si certains pensent que l’histoire peut être réécrite à coup de déclarations et d’accords, ils sous-estiment la force de la mémoire collective.


Comme l’écrivait Kundera : "La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli". Si elle souhaite contrer le lent poison de la désappartenance et surtout si elle refuse cet oubli organisé, il appartient désormais à la diaspora arménienne de poursuivre ce combat avec détermination, intelligence et solidarité.


 
 
 

Commenti


bottom of page