Depuis un certain nombre d’années, on a constaté les effets du Kulturkampf qui s’est emparé de la Turquie. Le ministère de la culture ne s’était jamais autant investi dans les foires du livre, dans l’aide à la traduction (le projet TEDA qui a permis la diffusion des écrivains turcs dans les grandes langues) et même dans l’exportation de produits culturels qui tendaient à souligner l’envers de la turcité. Pourtant les mesures qui s’accumulent, également depuis des années, vont dans le sens d’une restriction des libertés individuelles et collectives et soulignent le problème de la censure dans le pays.
Si son application est multiple, les poursuites touchent plusieurs domaines : la littérature, le journalisme, la traduction, le web et un ensemble de production d’objets culturels. Tout ce qui semble de près ou de loin toucher aux symboles de la turcité.
Nationalisme et turcité
Question qui hante les pouvoirs turcs depuis longtemps, de la mise en place d’une conscience de la turcité par des auteurs tels que Mustafa Celaleddin (1826-1876) jusqu’au turquisme de Ziya Gökalp, auteur des « principes du turquisme » (Türkçülügün esalari) qui fera de ce concept de turcité un projet politique, en passant par Yusuf Akçura et son manifeste politique de 1904 : « Trois styles de politique ».
De la Turquie multiethnique, multiconfessionnelle et riche des diverses cultures établies sur son sol, il ne restera pas grand–chose. L’anthropologie appelée à la rescousse de la construction de la «nation» turque, permettra ce passage de la race à la «nation». Soutenu par des revues telles que « Hareket » (action) ou « Büyük dogu » (le grand orient), on passera du touranisme au nationalisme. La situation se compliquera par la volonté des intellectuels conservateurs des années 1970 de définir la place de la religion dans ce concept. Ils donneront naissance à la définition de la «synthèse turco-musulmane».
On voit donc renaître depuis quelques années, des procès, des chasses aux sorcières et des arrestations qui se fondent sur la trahison de la turcité, donc de la nation. La censure et ses implications pénales laisse entrevoir une pathologie de la communication, mais aussi une pathologie sociale.
Les années 1990 laissaient pourtant présager une réhabilitation des cultures minoritaires en Turquie. On semblait vouloir redonner une place aux identités multiples qui ont peuplé ce pays et qui en ont fait pendant longtemps une mosaïque exceptionnelle.
Il suffit de se rappeler le courage des époux Zarakolu, fondateurs des éditions Belge, dont le catalogue offrait une variété exemplaire de littérature minoritaire et d’auteurs engagés et qui ouvraient la voie à des écrivains tels que Enis Batur, Özcan Karabulut, ou Oya Baydar par exemple. Une littérature riche qui ne voulait pas que la culture turque soit réduite à quelques éléments et qui défendait un mode de pensée renouvelé.
Aujourd’hui ces années semble bien loin et la dérive autocratique apparaît comme irréversible. Sans que l’on sente une réelle volonté occidentale d’interpeller franchement le pouvoir en place sur une telle utilisation de la censure. Pourtant ce qui domine les représentations de l’histoire des démocraties occidentales est la libération à partir d’une situation initiale basée sur l’oppression, l’obscurantisme et la censure.
Histoire et morale, censure et autocensure
L’utilisation de la censure sur un mode aussi agressif a un précédent historique : le règne d'Abdulhamid II. La floraison de maisons d’édition, de revues, de cercles d’écrivains, le bouillonnement culturel et social n’empêchera pas la mise en place d’une censure extrêmement répressive.
Le mot « nez » ne pouvait être employé, le Sultan étant complexé par son nez qu’il avait crochu. Il est pourtant une figure importante pour les conservateurs en tant que promoteur d’une identité nationale construite autour de l’Islam sunnite. La morale dont on se targuera et dont les comportements devront découler permettra de mettre en place une censure invisible, parce que normative et implicite. Une censure qui est une soumission à l’orthodoxie des opinions. Censure structurale, comme la définissait Pierre Bourdieu.
La Turquie moderne positionnera clairement sa naissance sur la turcité avec un citoyen turc qui aurait des spécificités organiques, linguistiques et des qualités sociales et civiques bien déterminées.
Ainsi se met en place très tôt l’ambiguïté des mots de la nation. Le mot « millyetçilik » est traduit en français par nationalisme, mais il n’a pas cette signification en turc, puisqu’il n’est pas considéré comme signifiant une idéologie, mais comme définissant une vertu naturelle.
Censure et autocensure procèdent de la limitation du pensable et du dicible. Ainsi tout discours, pour être recevable et admis, doit respecter certaines formes imposées par cette «censure structurale» dont le gouvernement turc se fait le garant.
La répression terrible qui frappe les journalistes sous divers prétexte, le plus terrible étant le soutien au terrorisme ou la participation active au terrorisme montre bien le processus mis en place. Ils sont souvent désignés comme traîtres à la nation, mettant en danger l’unité (« bialik ») et la concorde (« berabilik ») de cette même nation. Dans les différents procès de journalistes, d’intellectuels ou de fonctionnaires, le nationalisme apparaît comme l’âme de la nation.
La censure en Turquie est aussi une injonction à s’exprimer selon des règles balisées par l’histoire et la société. « Vatan haini », traître à la patrie, est une invective d’un usage devenu courant. Le terme de trahison s’appliquant à tout ce qui remet en cause la doxa est un élément majeur d’inhibition. Il ouvre la voie aux poursuites judiciaires, aux violences policières, et aux pressions diverses.
Censure et morale
Le discours de l’Etat qui se fait ouvertement nationaliste à partir des années 2009 a embrassé le discours kémaliste en y intégrant un contenu religieux. Ainsi, après une illusion de rupture avec la tradition autoritaire des régimes précédents, la mise en place de diverses lois autorise une censure plus dure. On ne doit plus s’exprimer que selon les recommandations du pouvoir qui rejette autant qu’il suggère ou encourage et propose. Ainsi le pouvoir turc censure autant par standardisation et normalisation que par sanctions.
On sait l’importance que revêtent le passé et l’histoire pour les Turcs, domaine où s’applique en premier lieu la censure. Comment s’étonner alors qu’elle ne soit pas appliquée férocement à tout et à tous ceux qui remettraient en question le « miracle » de la construction de la nation.
L’arsenal législatif dont bénéficie le pouvoir pour normaliser et réguler la production de biens culturels est conséquent. Les lois portant sur le respect de la nation, sur le terrorisme ou sur le respect de l’autorité sont nombreuses et de nombreux articles du code pénal peuvent être invoqués.
Précisons que de tels moyens de régulation existent encore dans de nombreux pays occidentaux, mais la spécificité de la Turquie tient à l’organisation des institutions utilisées par le pouvoir et à la sévérité des sanctions encourues et à celle des peines infligées.
La censure en Turquie a la particularité de s’appliquer à ce et à ceux qui ne respecteraient pas la morale principe fondateur des lois. Même si ce terme de « moral » ne possède pas en Turquie de définition stricte, mais là encore est utilisé dans des perspectives nationalistes.
La « morale » officielle définirait le « vrai » citoyen turc et dans le même temps son rôle dans la sphère du privé, celui de pater familias. L’autorité morale revenant ainsi au pouvoir politique. Tout ce qui touche le couple famille/pouvoir est donc susceptible d’être censuré.
L’intrusion de la censure dans le monde du web, en bloquant certains sites, voir l’accès à internet a souvent été expliqué par le pouvoir par le désir de protéger les familles de contenus choquants ou immoraux circulant sur la toile. Erdogan précisera plusieurs fois que les familles elles-mêmes attendaient de telles mesures. Mais quelles familles ? Celles de son électorat ou un ensemble plus large de la population ? On constate que l’Etat ne considère pas la société turque comme un ensemble de citoyens, mais un ensemble de « familles » dont on peut gérer l’intimité. La loi 5651 qui permet ces blocages ou des restrictions d’accès a bien évidemment aussi des visées politiques, notamment contre les sites kurdes ou pro-kurdes. Les moyens sont divers : blocage, contrôle des cyber-cafés, recours à des hackers, usage de la contre-information, fermeture des réseaux de communication pour une période donnée, etc.
L’ensemble des mesures de censure qui frappe la production de biens culturels en Turquie montre que si le pouvoir en place a bien une volonté de redéfinir le sécularisme et de mettre en place un ordre moral, il s’agit bien plus de la transformation et de la légitimation du rôle du politique sur l’économie et le social par une redéfinition du nationalisme et des interdits culturels.
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