Alexis Krikorian
Hyestart, comme de nombreuses organisations LGBT américaines[1], a du faire face à un phénomène inquiétant ces derniers mois: la censure de publicités par Facebook pour contenu jugé "politique". Nous avons essayé de dialoguer avec Facebook sur les raisons motivant ces interdictions, mais à chaque fois, nous avons été confrontés à un véritable dialogue de sourds avec le géant de Menlo Park, un "employé" ou une "employée" de Facebook répétant en boucle la même réponse. Par l'absurde, nous avons alors abordé des sujets n'ayant rien à voir avec le problème en question et l'"employé" de Facebook répétait pourtant la même réponse formatée.
Dans notre cas, la censure a porté sur deux publicités au moins. L'une datant du mois d'août et l'autre du mois de septembre, à chaque fois pour des montants faibles (2 ou 3 francs). Celle du mois d'août concernait un article écrit par le Président de Hyestart, Alain Navarra, et dont le titre était: "LGBTI Rights: Respect for diversity and tolerance are traditional Armenian values. It's time to act"[2]. Celle du mois de septembre concernait un post de Hyestart qui félicitait Artzakank-Echo, le journal arménien de Genève, car il avait été le seul organe de presse de diaspora à avoir eu le courage de faire un article sur la lettre ouverte de 9 organisations (dont Hyestart) aux autorités arméniennes pour plus de droits LGBT en Arménie suite à une agression homophobe dans le sud du pays.
La censure portant sur deux contenus à dominante LGBT nous a tout à bord conduit à nous demander si l'interdiction de Facebook ne portait pas seulement, de manière discriminatoire, sur les contenus LGBT, ce qui aurait marqué une rupture d'égalité entre "communautés" (LGBT vs. autres minorités comme les Yézidis en Arménie ou les Arméniens en Turquie par exemple) ou entre droits humains (orientation sexuelle vs. autres droits comme la liberté d'expression).
Etant une petite ONG, nous avons laissé passer quelques semaines avant de revenir sur cette question importante à la faveur de cet article.
Qu'en est-il exactement ? Facebook "demande aux personnes qui veulent diffuser des publicités liées à la politique et aux problématiques d’importance nationale de confirmer leur identité", ajoutant: "Cela fait partie de nos efforts pour une plus grande transparence de nos pubs", puis "Vous n’avez besoin de confirmer votre identité qu’une seule fois pour diffuser des pubs à contenu politique, et ce pour plusieurs Pages".
On voit ici les conséquences directes de l'affaire des achats russes de publicités politiques pendant les élections américaines de 2016!
L'on apprend ensuite que "le processus d’autorisation pour les annonceurs qui diffusent des publicités à contenu politique concerne uniquement les annonceurs américains qui résident aux États-Unis et prévoient de cibler les États-Unis". Par ailleurs, "à compter du 7 mai 2018, toute publicité qui inclut un contenu politique et cible les États-Unis pourra être ajoutée à notre archive des publicités à contenu politique, même si l’annonceur qui a créé la publicité ne réside pas aux États-Unis et/ou n’a pas terminé le processus d’autorisation".
Nous avons donc entamé le processus d'identification (qu'il serait certainement plus juste d'appeler processus d'autorisation), non pas parce que nous croyons nécessairement à ce type d'autorisation, mais pour les besoins de cet article.
Quand on entame le processus d'autorisation, Facebook veut savoir où l'on réside (à croire qu'il ne serait pas déjà en possession de cette information ?). Quand on lui dit, comme c'est notre cas, que c'est en Suisse, Facebook nous informe que nous n'avons "pas besoin de faire une demande d’autorisation pour diffuser des pubs liées à la politique et aux problématiques d’importance nationale qui ciblent ce lieu". Seuls les Etats-Unis, le Brésil et le Royaume-Uni seraient concernés. Cependant, après avoir mis "Suisse" au début du processus d'identification, il n'est pas possible de cliquer sur le bouton "démarrage"! Voir la photo ci-dessous. Rien ne se passe. La seule solution est de quitter la page et l'on vous informe que vous "perdrez alors toute progression". Retour à la case départ! Lorsque l'on contact Facebook à ce sujet et qu'on leur dit qu'on n'a pas besoin de faire une demande d'autorisation pour diffuser des pubs liées à la politique, Facebook se contente de renvoyer la même réponse standard selon laquelle "vous devez autoriser votre page à diffuser des publicités liées à la politique...". Kafkaïen!
D'ailleurs, nous avons tenté de faire une autre publicité qui ne contenait pas le mot "LGBT", mais dont l'article partagé du Monde contenait le mot "gay" et la photo du drapeau arc-en-ciel. Elle a aussi été rejetée! Une simple photo ou le mot "gay" est donc susceptible de conduire à cette censure.
Se pourrait-il que la censure soit liée au fait que la ville de Glendale (Etats-Unis), où vivent de nombreux Arméniens, faisait partie de notre ciblage? Il semblerait à première vue que oui. Car une fois que Glendale a été retiré du ciblage, la même publicité a été approuvée en l'espace de quelques minutes (ci-dessous).
Malgré tout, tout n'est pas si simple. L'appel urgent du célèbre éditeur Ragip Zarakolu, contre lequel la Turquie a émis de manière abusive une notice rouge d'Interpol, a pu, lui, faire l'objet d'une publicité. Alors que le texte concerné contenait les mots "Turquie", "Zarakolu", "Akhanli" et "liberté d'expression" et que "Glendale" faisait également partie du ciblage.
Cet article nous a conduit à remonter plus loin dans nos publicités. Nous nous sommes alors rendu compte que nous avions oublié la première censure dont nous avions fait l'objet en fin de premier semestre pour des raisons "politiques" (photo ci-dessous). Nous n'y avions pas prêté attention à l'époque. Il s'agissait du partage d'un poste du célèbre historien turc Taner Akcam (dont les recherches sur le génocide des Arméniens l'ont conduit à vivre en exil aux Etats-Unis) sur l'ouverture d'une enquête du Procureur d'Ankara sur le député d'origine arménienne Garo Paylan pour violation de l'article 301 du code pénal (insulte à la "turcité"). Force est de constater que ce post contenaient les mots suivants: "article 301", "Garo Paylan", "HDP", "Hrant Dink", "CEDH", "liberté d'expression".
Quels sont les sujets qui, d'après Facebook, devront bénéficier de l'autorisation de l’annonceur et porter sa marque dans les publicités ciblant les États-Unis? Facebook donne la liste suivante :
avortement
budget
droits civiques
crime
économie
éducation
énergie
environnement
politique étrangère
réforme gouvernementale
armes
santé
immigration
infrastructure
forces armées
pauvreté
sécurité sociale
taxes
terrorisme
valeurs
Que la liste est longue ! Facebook se réserve en plus le droit de la faire évoluer au fil du temps. Il semblerait qu'à part les chats rigolos qui pullulent sur ce type de réseaux, pas grand chose pourrait échapper à cette longue et malgré tout vague liste qui fait immanquablement penser au vague de certaines législations dans certains pays autoritaires qui sont utilisées pour étouffer la liberté d'expression et enfermer les opposants. C'est donc bien au-delà de la seule communauté LGBT que cette censure semble aller, contrairement à ce que nous pensions au début. Les termes "LGBT" ou "gay" ne font d'ailleurs pas parti de cette liste à la Prévert!
Nos exemples de censure, et la rapidité avec laquelle elle s'applique parfois (quelques minutes), montrent qu'il existe probablement un algorithme de censure contenant des mots tels que "gay", "LGBT", "article 301", etc. Malgré tout, nous en sommes réduits à faire des conjectures dans la mesure où Facebook ne souhaite pas expliquer le fonctionnement du "filtrage" qu'elle applique. L'article du Washington Post référencé en début d'article explique en effet bien que Facebook se refuse à dire quelle est la proportion du "filtrage" due au facteur humain et quelle est celle qui est due aux algorithmes. En octobre 2017, Facebook avait d'ailleurs annoncé l'embauche à venir de mille modérateurs supplémentaires pour analyser les publicités du réseau social[3].
L'on pourrait d'ailleurs s'interroger sur ce qui motive un tel "traitement de faveur" de la part de Facebook ? Se pourrait-il que les petites ONG se battant pour des droits comme les droits LGBT ou la liberté d'expression aient été identifiées comme étant peu émettrice de revenus et par conséquent comme étant des cibles faciles? Il est très difficile de trouver des chiffres sur les revenus publicitaires de Facebook (plusieurs milliards de dollars par an) par secteur. Les plus grands annonceurs semblent cependant être les grandes marques (Ford, Mc Donald's, HSBC, etc.). Certaines, comme Nestlé, sont ou ont d'ailleurs été membres du "client council" de Facebook.
C'est là une question sérieuse qui mérite débat. J'imagine en effet mal Facebook censurer une publicité d'un client important comme Samsung, Disney, Starbucks, etc. Il est certainement plus facile de censurer la petite publicité de la petite association du coin !
La censure de Facebook est inquiétante car elle repose sur des critères vagues, mal définis et qui s'appliquent de manière disparate et surtout arbitraire, à géométrie variable. C'est un processus opaque et déshumanisant qui ne permet pas le dialogue avec un être humain. Le processus d'autorisation est par ailleurs d'ordre kafkaïen car d'un côté on vous dit que vous n'en avez pas besoin et, d'un autre côté, on exige que vous vous y soumettiez !
Cette nouvelle attaque sur la liberté d'expression dont nous sommes l'une des très nombreuses victimes s'inscrit certainement dans une forme de remise en cause progressive de l'article 230 du Telecommunications Act de 1996[4] qui a historiquement exempté les "plateformes" comme Facebook de toute responsabilité juridique par rapport au contenu qu'elles "distribuent".
La liberté d'expression de Hyestart, qui souhaiterait également se faire connaitre dans certains cercles aux Etats-Unis, est de facto bafouée par le géant américain (en situation de quasi-monopole) qui ne propose aucune porte de sortie. De manière plus générale, on pourrait s'interroger sur la marchandisation de l'information à l'ère des GAFA, notamment sur l'utilisation des technologies publicitaires américaines par les Russes, mais c'est un autre débat qui n'est pas vraiment le sujet de cet article.
En conclusion, si la question de la responsabilité de plateformes comme Facebook est loin d'être anodine, il est tout de même incroyable que de petites ONG se battant pour les droits humains, aux Etats-Unis ou ailleurs dans le monde, paient les pots cassés pour un système avide d'argent qui a été manipulé par des intérêts malfaisants à l'occasion d'événements importants comme les élections présidentielles américaines ou le vote sur le Brexit. La remise en question de la liberté d'expression aux Etats-Unis, plus largement en occident et de par le monde, sera-t-elle l'un des effets collatéraux d'un côté de la loi du marché (et de ses technologies de pointe) et d'un autre côté des interférences russes ou autres dans ces deux séismes politiques? Pour une petite ONG comme Hyestart, qui concourt même modestement à cette marchandisation de l'information, le jeu en vaut-il vraiment la chandelle?
[4] "No provider or user of an interactive computer service shall be treated as the publisher or speaker of any information provided by another information content provider". https://www.wired.com/2017/01/the-most-important-law-in-tech-has-a-problem/
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