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Enseigner le génocide arménien:palier la méconnaissance du 1er génocide européen de l'ère moderne

Alain Navarra-Navassartian


"Parce que ce qui a été (l’histoire) s’inscrit dans les choses et dans les corps, chaque jour que dure un pouvoir voit s’accroître la part d’irréversible avec laquelle doit compter ceux qui veulent le renverser".

Pierre Bourdieu

La mort saisit le vif



L’enseignement du génocide arménien au collège ou dans les lycées est évidemment pertinent pour réfléchir aux processus génocidaires, mais il reste problématique dans son application, pour différentes raisons qui ne sont pas toutes d’ordre pédagogiques. La politique, la géopolitique et différents intérêts rendent son enseignement hautement périlleux.


S’ il existe un large consensus, il n’y a pas d’unanimité pour désigner en tant que génocides certains crimes de masse ou crimes contre l’humanité. Le génocide arménien est officiellement reconnu dans le droit français mais l’introduction du génocide arménien dans les programmes d’histoire des collèges à la rentrée 2012, par exemple, avait provoqué plus que des remous. Le nombre des courriers adressés aux rectorats pour demander la suppression de cet enseignement a été considérable. Ce qui révèle la difficulté de son insertion dans le champ social, politique et mémoriel français, dû au travail de négation non seulement de l’état turc mais de différentes associations turques sur le territoire français (et au delà )qui relaient ce négationnisme d’état, le tout sous –tendu par divers intérêts politique ou économiques.


Même si la littérature scientifique a révélé l’étendue de l’événement, son intensité et sa position comme « génocide originel », précurseur d’une terrible série au vingtième siècle, les programmes d’enseignement ignorent souvent le sujet. Ce qui souligne le malaise ou la difficulté des gouvernements successifs à aborder un sujet caractérisé par un long mutisme durant tout le vingtième siècle.


Ainsi, le génocide arménien, son histoire et sa mémoire soulèvent en tout premier lieu la problématique des conflits de mémoires et de l’usage politique de l’histoire. Il semble que, pour les différentes raisons évoquées précédemment on l’écarte du débat sur les interpellations mémorielles qui font et ont fait avancer la cause de la justice et des droits de l’homme (cf. texte Alexis Krikorian sur le droit à la vérité). L’histoire et son enseignement ont aussi une action sur le monde social et non pas seulement sur l’appréhension « du monde ». Toutes opérations de mémoire produisent des significations et des transformations, c’est là que se forgent des subjectivités morales et politiques. Les mémoires sont « politisées » , elles sont inséparables des modes de circulation et d’usage du pouvoir dans un espace social considéré. Elles sont constituantes des moralités politiques. C’est aussi en cela que l’enseignement du génocide arménien a toute son importance.



Il n’existe pas d’études sur l’état de l’enseignement du génocide arménien en classe de collège ou de lycée. Mais on se rend compte que c’est dans « le pluriel du mot génocide « que l’on tente de trouver une place à cet enseignement. La question arménienne trouve sa place « implicitement » et conjointement à l’enseignement et à l’étude de la grande guerre (1914-1918), origine de la « brutalisation des rapports humains » que le conflit a impliquée.


Pour certains manuels scolaires, le génocide arménien n’a qu‘une place marginale, pourtant à partir de 2003, certains manuels présentent le génocide en soi, dans sa logique historique restitué dans son contexte et son processus ainsi que dans ses incidences mémorielles ( manuel Bordas.2003.1ère STG).


A partir de 2006, cinq manuels scolaires suivent au plus près la contextualisation temporelle et spatiale (les cartes du génocide arménien font leur apparition), la compréhension du processus génocidaire ainsi que le débat autour de sa reconnaissance et de sa qualification juridique.



Mais le plus souvent, le génocide arménien n’est qu’une « illustration » de la violence du siècle, au moyen de photos au pathos évident mais au faible contenu didactique, puisque peu ou pas contextualisées. Génocide en permanence renvoyé à un espace de l’affectif ou du « moral » qui relève plus de la sphère privée que la connaissance historique.


L’aspect positif de son enseignement et de son étude est qu’il soit de plus en plus utilisé dans des études comparatistes sur les processus génocidaires, qu’il soit évoqué dans des colloques ou des séminaires moins confidentiels qu’auparavant, entraînant de nouvelles lectures de l’événement. Le fait que certains historiens turcs comme Taner Akcam, des éditeurs comme Ragip Zarakolu ou d’autres intellectuels et universitaires turcs appellent à plus de vérité, publiant ou éditant des ouvrages traitant du génocide des arméniens a permis, malgré la négation d’état permanente et violente de l’état turc, une avancée certaine dans les recherches et la documentation qui était jusque là lacunaire. Le travail d’historiens d’origine arménienne a été aussi essentiel : Raymond Kevorkian ou Richard Hovannisssian, entre autres, mais également les ouvrages de Vincent Duclert ou de Hamit Bozarslan pour n’en citer que quelques uns. Tous ces travaux se sont intéressés aux caractéristiques génocidaires de la catastrophe arménienne et ont permis de comprendre comment ce premier acte génocidaire s’avère être essentiel pour la compréhension du processus et pour l’histoire contemporaine.


Bien plus qu’à un fallacieux « devoir de mémoire » qui ne fait appel bien souvent qu‘à des ressorts politiques et moralistes, l’histoire de ce génocide ne peut pas être enfermé que dans une fonction psychologique de la mémoire, celle qui ne ramène qu’aux souffrances privées et intimes, celle qui ramène seulement à un passé privé, à des séquences traumatiques et qui a pour conséquence que l’on demande sans cesse aux Arméniens, héritiers de ce génocide, si il ne serait pas plus simple de « pardonner ».


Quoi pardonner ? Qui pardonner ?



Le survivant ou ses héritiers ne peuvent pardonner à qui que ce soit ou quoi que ce soit si le travail de l’historien ne peut se faire complètement, à savoir dans sa mission de vérité et dans le lien congénital entre histoire et valeurs.


Le génocide des Arméniens n’est pas un objet historique désincarné. Bien souvent l’arménité des victimes a disparu, au sens politique du terme. Ces victimes ont été visées non pour ce qu’elles faisaient mais pour ce qu’elles étaient.


Si la Shoah est le paradigme des génocides du vingtième siècle, le génocide des Arméniens inscrit une antécédence. Il s’agit donc de l’inscrire dans une réflexion conceptuelle globale qui le sorte d’un événement de « l’entre soi » arménien. Ce qu’il n’est évidemment pas.


Si l’enseignement de l’histoire en milieu scolaire porte le projet de conférer aux membres de la communauté un sentiment d’appartenance à un projet collectif partagé, l’enseignement du génocide arménien, son absence , son survol ou son cantonnement au « mémoriel » questionnent non seulement les cadres interprétatifs de l’enseignement de l’histoire mais aussi « l’intégration « du groupe arménien à son pays d’accueil. Pourtant paradigme de l’intégration réussie.


Aucune autonomisation ni singularité du génocide n’est mise en avant, aucune approche comparative ou contextuée , il n’existe pas un réel questionnement sur l’histoire européenne et ce génocide, encore moins une ébauche de la question d’’Orient et les Arméniens dans le contexte français :


« Les Arméniens sont les véritables Juifs de l’orient…….Le Turc a toujours été tondu de si près par l’Arménien, prêteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a parfois pris son bâton pour raison ultime. Je ne l’en glorifie pas. Mais je l’en excuse. » Paul Farrère. « Fin de la Turquie ». 1913.


Grand ami de Pierre Loti qui lui même écrit dans « La mort de notre chère France en Orient », en 1920 :


« Les Arméniens sont comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or ».


Vision d’une certaine France ou il n’y avait pas que des arménophiles. Tout comme le passage sous silence, pendant bien longtemps, de la censure allemande concernant les informations sur le génocide. Allemagne alliée de la Turquie et qui avait une mission militaire de 12.000 hommes.


Si le travail de l’historien n’est pas un travail de dénonciation, la revendication des héritiers de ces crimes contre l’humanité, génocides ou crimes de masse est d’avoir le droit à ce que leur histoire soit écrite comme il se doit.


« L’écriture scolaire de l’histoire relève d’un processus de montage évènementiels reposant sur des choix et des contenus qui répondent aux préoccupations politiques du temps ». Les avancées historiographiques de ces dernières années ne semblent rien changer.


Et pourtant Pascal Meriaux et Benoit Falaize dans un rapport de 2006 préconisaient :


*replacer le génocide des Arméniens dans une dimension plus large, notamment dans le contexte de la question d’Orient ;

*affirmer la dimension planifiée du génocide avec un plan préalable et la logique de discrimination portant sur un peuple entier ;

*restituer le génocide arménien dans un concept de processus génocidaire.


Cela ne semble pas avoir été mis en application depuis.



Pourtant l’étude du génocide des Arméniens est un excellent « laboratoire » des défis qui se posent à l’histoire aujourd’hui. Il souligne la nécessité de l’approche pluridisciplinaire et d’une certaine synthèse des savoirs. Quant aux catégories opératoires à l’œuvre dans le génocide arménien, elles sont exemplaires.


Les phrases citées plus haut peuvent aussi renvoyer à l’histoire de l’étranger en France, question peu étudiée, voire peu envisagée par les Arméniens eux mêmes, qui se sont toujours voulus champions de l’intégration.


Cette absence de l’enseignement de ce génocide pose aussi la question des attributs de l’altérité et de leurs changements au gré des évènements historiques, sociaux ou culturels.


Sommes nous en tant que français d’origine arménienne, voués définitivement à la catégorie de l’étranger ?


Mais la catégorie de « l’étranger » n’est pas un état de nature mais de culture et de culture politique. On le devient dans un contexte social et historique. L’aspect lacunaire voire inexistant de cet enseignement, interroge l’idée même de citoyenneté.


Il serait trop long, et ce n’est pas le propos ici, d’énumérer les modes opératoires qui font de ce génocide le creuset des atrocités à venir : rationalisme et pulsions primaires, génocide et guerre, désapprentissage de la civilisation, l’endoctrinement, le fait religieux, etc. Tous ces aspects sont inextricablement liés entre eux et portés par le nationalisme turc exacerbé. Il est vrai que l’enseignement du génocide des Arméniens nécessite un travail important pour l’enseignant et une mise en forme claire qui permette une utilisation facilitée :


*Contexte sociétal et historique pré-génocidaire (économie, politique, société, religieux) ;

*Intentionalité génocidaire et idéologique en œuvre ( victimisation du groupe cible..) ;

*Les formes de la mise en œuvre génocidaire ( exclusion, déportation, concentration, extermination) ;

*exécutants, témoins et justes ;

*négationnisme.



L’enseignement de ce génocide permet de comprendre le processus génocidaire en dehors d’une simple causalité idéologique. Les conditions structurelles et contextuelles y sont essentielles. L’approche rationnelle et pluridisciplinaire de son étude permet dans une comparaison avec d’autres génocides, de comprendre les processus génocidaires , d’en voir leurs origines. Connaître la spécificité du génocide arménien, c’est avoir la possibilité de connaître la spécificité de chacun et de mieux saisir encore le génocide total qu’est la Shoah.



L’apprentissage de l’histoire ne passe t-il pas par un enseignement réflexif et critique et non plus seulement normatif ?




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